O comme Old Tunes

L'Abécédaire |

Où l'on tend une oreille émue vers les premiers albums de Boards of Canada qui, à défaut d’être l’un des secrets les mieux gardés de l’electro, est l’un des groupes les plus secrets de l’electro. Et leurs trois compilations Old Tunes représentent une plongée dans leur discographie-iceberg…

A Few Old Tunes, Boards of Canada (Music70, 1996). 30 morceaux, 72 minutes.
Old Tunes, vol. 2, Boards of Canada (Music70, 1996). 36 morceaux, 79 minutes.
[Random 35 tracks], Boards of Canada (Music70, 199?). 35 morceaux, 84 minutes.

À défaut d’être l’un des secrets les mieux gardés de l’electro, Boards of Canada est l’un des groupes les plus secrets de l’electro. Ce duo, formé des deux frères Mike Sandison et Marcus Eoin, a fait une entrée remarquée sur la scène electro il y a un peu plus de vingt ans, lorsque Sean Booth (alias la moitié d’Autechre (alias, vous savez, ce groupe dont votre serviteur vous bassine les oreilles à longueur d’Abécédaire (ici, ici, ici, ici, ici , ici et ici))) a repéré leur EP Twoism et l’a proposé au label Warp. Paru en 1995, Twoism proposait en sept morceaux du jamais-entendu : une ambiance mélancolique, où flottent les lambeaux de l’enfance, le tout porté par des beats très influencés par le hip-hop. L’année suivante, l’EP Hi Scores a représenté une forme de confirmation, avec des morceaux tel que « Everything You Do Is A Balloon » tutoyant l’excellence. Et en 1998, l’album Music Has The Right To Children a mis tout le monde d’accord : enfantin mais jamais puéril, mélancolique mais jamais tire-larme, cet album a tout du chef d’œuvre – assez curieusement, il s’agit en fait davantage d’une compilation de morceaux plus anciens (mais on va y revenir plus bas). Deux ans plus tard, l’EP In A Small Place Out In The Country a, en quatre morceaux, pavé la voie pour Geogaddi (2002), album beaucoup plus sombre, où planent les ombres du gourou David Koresh et du show TV pour enfants Sesame Street… Truffé d’easter eggs, Geogaddi a peut-être aiguillé ses auditeurs sur une fausse piste concernant Boards of Canada : celle d’un groupe détenant quelque vérité cachée. De fait, l’album suivant, The Campfire Headphase (2005) s’est avéré dépourvu de toute référence dissimulée, proposant à la place une electro faisant la part belle à la guitare (triturée de toutes les manières possibles) et à une ambiance solaire et estivale – dommage que la seconde moitié de ce troisième opus s’avère faiblarde. Un album toutefois magnifié par un morceau, « Dayvan Cowboy », que d’aucuns ont qualifié (et pas vraiment à tort) de « Smells Like Teen Spirit » de l’electro. En 2006, un EP a suivi : Trans-Canada Highway, proposant à nouveau « Dayvan Cowboy » et quelques morceaux inédits. Et puis : plus rien pendant sept longues années. Rien. Du. Tout. (Bon, pour être honnête : si, un morceau inédit est toutefois apparu sur la compilation célébrant les 20 ans du label Warp, « Seven Forty Seven »… mais c’était vraiment bien peu.) Rien, jusqu’à un retour tant espéré en 2013, avec la sortie, précédée par une habile campagne de marketing viral, de Tomorrow’s Harvest – et ce sera l’objet de la lettre T dans ce présent tour d’alphabet.

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La partie émergée de la discographie-iceberg…

Le fait est que, de Twoism à Tomorrow’s Harvest, il ne s’agit là que de la partie émergée, écoutable, de l’iceberg. Écoutable comme « que l’on a la possibilité d’écouter » (inversement, Autechre n’est (ne serait) pas écoutable parce que leur musique est d’un abord difficile). Écoutable comme l’inverse d’inécoutable : une autre partie de l’œuvre musicale de Boards of Canada existe, mais demeure inaccessible. Pas d’entourloupe façon « disque pressé à un seul exemplaire  » comme le sont Musique pour Supermarché de Jean-Michel Jarre ou Once Upon A Time In Shaolin du Wu-Tang Clan, juste ici des enregistrements introuvables et dont la réalité est parfois sujette à suspicion. Music Has The Right To Children, je l’écrivais plus haut, est une sorte de compilation, qui reprend pour part des morceaux de l’EP Twoism et surtout de Boc Maxima, un disque publié sur le label des frères Sandison, Music70. Mais Boc Maxima est trouvable, lui. Tout ce qui précède… c’est plus compliqué.

La première version du site de Boards of Canada, aujourd’hui hors-ligne, listait ainsi cinq albums et EPs, remontant jusqu’en 1987. Tirés à quelques dizaines d’exemplaires, offerts à des proches (ou à tout le moins, à des gens dignes de confiance), rien n’a jamais fuité de Catalog 3,Acid Memories, Closes vol.1, Play By Number et Hooper Bay. On a seulement pu en entendre des extraits de quelques secondes, et les fichiers censément « trouvables » ne sont rien d’autres que des fakes plus ou moins habiles. Un site de fan donne quelques indications sur la nature des morceaux formant ces disques.

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La partie immergée de la discographie-iceberg…

Tout cela ne serait pas si important si les frères Sandison compensaient le caractère introuvable de ces disques par une musique d’une qualité générale mineure, ou une forte prolixité. Or, Boards of Canada a su créer une musique à la magie puissante, qui, l’air de rien, frappe droit au cœur en parvenant à évoquer de manière vive les joies et peines de l’enfance, l’insouciance de quand le monde nous apparaissait plus simple, le poids du temps qui passe et qui envoie toute chose dans un ailleurs inaccessible, une musique qui rappelle ces après-midi où l’on avait le temps de s’ennuyer et de bricoler tout un tas de trucs – un âge d’or révolu. Ceci n’est rien qu’une interprétation. Évidemment, si l’on estime que l’enfance a constitué la période la plus pourrie de votre vie et qu’il n’y aucune raison d’en éprouver de la nostalgie… bon. Bref, s’il y a de quoi se contenter les oreilles, de Twoism jusqu’à Tomorrow’s Harvest, il est pénible de savoir qu’existent d’autres albums, peut-être contenant d’autres merveilles.

Ou pas. Rien n’indique vraiment que ces albums de jeunesse de Boards of Canada soient intrinsèquement bons, aussi réussis et évocateurs que ceux publiés par Warp. Après tout, si les frères Sandison n’ont jamais rien entrepris pour la republication de ces disques, il y a peut-être une raison. Et les écouter et les trouver effectivement médiocres reviendrait peut-être à amoindrir la passion que l’on nourrit pour la musique du duo.

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Néanmoins, à défaut de d’être en capacité d’entendre toute la préhistoire musicale de Boards of Canada, il est possible de jeter une oreille sur une partie : les Old Tunes… Ce sont là trois compilations, parues sur cassettes audio – vous savez, ce truc sur bande magnétique qui faisait rien qu’à s’emmêler, bien avant les compils sur CD gravés et les playlists sur YouTube ou Deezer –, avec des pochettes bricolées à la photocopieuse. Leur enregistrement date (daterait) d’entre 1994 et 1995 (à l’époque où Autechre sortait Amber et Tri Repetae, où Scott Walker sortait Tilt et David Bowie répliquait avec Outside). Ces trois compilations – A Few Old Tunes, Old Tunes vol. 2 et la dernière sans titre – ont été données à un nombre restreints d’auditeurs, souvent des amis des deux musiciens. Des amis pas forcément très fiables, puisque ces deux compilations ont fini par fuiter sur le web.

Qu’en dire ?

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Il serait possible d’y consacrer un billet de cent mille signes et de pointer toutes les références passées et futures des morceaux contenues dans ces Old Tunes. Mais l’exercice serait long et fastidieux, tant à lire qu’à écrire. Bref. Ces trois compilations se ressemblent dans la forme, et nous montrent le duo en train de se chercher. Sur chacune de ces cassettes y alternent le très bon, l’étrange et l’inutile. L’influence hip-hop y est encore assez forte, mais le son caractéristique de Boards of Canada surgit déjà : synthés au son pas très net, mélodies mélancoliques, aspect bricolé et DIY – à l’image des photomontages des pochettes. On y entend des morceaux complets (quoique souvent brefs), des extraits d’émissions télé (« Light, Clear Hair ») ou de génériques (« Sir Prancelot Brainfire »), des remixes bizarres (« Trapped »), des titres brodant à partir d’un sample (« Dave, I’m a real traditionnalist »), une certaine tentation pop (« To the Wind »). À un superbe morceau typique de BoC (« 5.9.78 ») peut suivre un ratage (« Paul Russel’s Piece »). Certains titres sont franchement assez ennuyeux (« Up the March Bank ») ; d’autres sont passés avec succès entre les fourches caudines des frères Sandison et figurent sur les albums ultérieurs (comme le flippant « I Love You », qui se retrouve sur Music Has The Right To Children). Bien sûr, la nostalgie et la mélancolie y sont déjà présentes. La dernière de ces trois compilations, celle dépourvue de titre, voit le duo atteindre un son et une ambiance qui sera très proche de celui des disques officiels.

Certes, il ne s’agit pas là exactement le meilleur moyen d’aborder la discographie de Boards of Canada, et on ne le conseillera pas à qui souhaite découvrir la musique des frères Sandison. Néanmoins, ces trois compilations Old Tunes constituent une mine d’or fascinante pour les aficionados ultimes du groupe – dont votre serviteur –, une plongée dans une œuvre à venir se distinguant par son caractère émotionnel et mystérieux. Trois petites merveilles.

Introuvable : oui (disons)
Inécoutable : écoutez Boards of Canada
Inoubliable : mais tellement

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