Stanislas Lem s’est essayé à la science-fiction de différentes manières : du pur roman d’exploration spatiale au pseudo-essai, le roman policier à tendance métaphysique et… les critiques de livres inexistants, exercice d'érudition typiquement borgésien s'il en est, au travers de trois ouvrages, que l'on passe en revue dans ce billet.
A Perfect Vacuum [Doskonała próżnia], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais en anglais par Michael Kandel. Northwestern University Press, 1999 [1971]. Édition numérique, ≈ 229 pages.
Imaginary Magnitudes [Wielkość Urojona], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais en anglais par Marc E. Heine. Harvest/HBJ Books, 1985. Grand format, 248 pages.
Bibliothèque du XXIe siècle [Biblioteka Wieku], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais par Dominique Sila. Éditions du Seuil, 1989 [1982-1983]. Semi-poche, 192 pages.
Stanislas Lem s’est essayé à la science-fiction de différentes manières : du pur roman d’exploration spatiale/planétaire au pseudo-essai, le roman policier à tendance métaphysique (et donc proche de la SF par certains aspects), et… les critiques de livres inexistants. Un exercice typiquement borgésien ; on se souviendra des étonnantes critiques de livres improbables qui jalonnent l’excellentissime recueil Fictions (L'Approche d'Almotasim, le fameux Don Quichotte réécrit par Pierre Ménard, l’œuvre d’Herbert Quain…).
Notre auteur polonais est parfaitement conscient de sa dette envers l’Argentin. De fait, A Perfect Vacuum débute par « A Perfect Vacuum », critique malicieuse de l’ouvrage éponyme de Lem… par Lem lui-même.
« Reviewing nonexistent books is not Lem’s invention; we find such experiments not only in a contemporary writer, Jorge Luis Borges (for example, his “Investigations of the Writings of Herbert Quaine”), but the idea goes further back—and even Rabelais was not the first to make use of it. A Perfect Vacuum is unusual in that it purports to be an anthology made up entirely of such critiques. Pedantry or a joke, this methodicalness? We suspect the author intends a joke […]. »
Sans blague. Plus loin dans cette introduction, Lem évoque quelques uns des quinze ouvrages fictifs composant ce recueil, qu’il répartit en deux sortes : les pastiches et les embryons de romans. Parmi les premiers, on trouve Gigamesh, manière de réponse à l’Ulysses de James Joyce qui se fonde sur l’épopée de Gilgamesh et la transforme en la non-épopée du G.I. Maesch… Ulysse, pareillement pastiché dans Odysseus of Ithaca. L’auteur fictif des Robinsonnades imagine un autre naufragé qui se retrouve à imaginer toute un ensemble d’individus – son valet, un bout-en-train, une épouse difforme… Rien du tout, ou la conséquence pastiche méchamment le nouveau roman, avec un récit constitué uniquement de phrases à la forme négative. Troisième et dernier texte à brocarder avec humour la littérature française tendance germanopratine, Toi entreprend de démonter la relation auteur-lecteur, en insultant ce dernier.
Dans la seconde catégorie, on voit un ancien Gruppenführer recréer la cour du roi Louis XVI en pleine jungle (Gruppenführer Louis XVI). Idiota est un roman d’horreur psychologique, où les parents d’un gamin idiot convainquent ce dernier de son génie. De Impossibilitate Vitae & De Impossibilitate Prognoscendi évoquent tout ce qui aurait pu causer la non-naissance de l’auteur fictif de cet ouvrage. Being, Inc rappelle la « Loterie à Babylone » de Borges : il s’agit ici d’une entreprise, fournissant l’expérience d’une vie ; problème, cette entreprise n’est pas seule sur le marché. Le dernier texte du recueil, The New Cosmogony, se présente comme le discours d’un lauréat du prix Nobel lors de la remise de son prix. L’occasion d’évoquer la nature de l’Univers et de proposer une réponse au paradoxe de Fermi.
Tour à tour acerbe et bavard – jusqu’à l’épuisement et la propension aux difficultés à suivre l’auteur –, A Perfect Vacuum suscite toutefois l’amusement. On pourra toutefois regretter que certains des textes du recueil ne marchent pas aussi bien qu’ils l’auraient dû, Lem racontant in extenso l’histoire qu’il n’a pas écrite, au lieu de s’en tenir au contrat critique institué dans A Perfect Vacuum.
Deuxième ouvrage dans cette série, Imaginary Magnitudes regroupe plusieurs préfaces et introductions à des ouvrages non-existants. Comme de bien entendu, l’ouvrage lui-même est doté d’une introduction, où l’auteur explique ses vues sur le sujet :
« Thus reflection shows that the Realm of Introductions is incomparably more vast than the Realm of Literature, for what the latter endeavors to realize, Introductions merely announce from afar. »
La préface de Necrobes met en valeur le travail artistique de Cezary Strzybisz, artiste-photographe qui utilise les rayons X pour saisir les images d’humains dans des postures amoureuses/coïtales. Le but : donner l’impression de squelettes en plein ébat, avec en arrière-plan la vieille relation Éros-Thanatos. Il ne faut pas se pas se méprendre sur le titre Eruntics de Reginald Gulliver : rien à voir avec l’érotisme et plus avec le participe futur du verbe être en latin. La préface (qui ressemble au résumé d’un roman jamais écrit) raconte le travail de Reginald Gulliver, scientifique qui, à force d’efforts et de mutants, apprit à la bactérie Escherichia Coli à écrire et compter… et y parvint. Cela, avant que les colonies de bactéries ne se mettent à prédire le futur. A History of Bitic Literature (In Five Volumes) est un ouvrage collectif s’intéressant à la littérature… chez différentes espèces, pas forcément humaines, pas forcément organiques. Impossible de ne pas penser à deux autres nouvelles : « L’Auteur des graines d’acacia » (in Les Quatre Vents du désir ) où Ursula Le Guin imagine une nouvelle discipline scientifique, la « thérolinguistique », et « Le Livre chez différentes espèces » de Ken Liu, sur un sujet proche. Ici, Lem s’en donne à cœur joie pour imaginer des disciplines scientifiques improbables et des manières d’aborder la littérature. C’est aussi drôle qu’inventif. On retrouve un délire proche d’Eruntics dans la préface à Vestrand's EXTELOPEDIA in 44 Magnetomes : l’auteur ayant émis le constat que les encyclopédies périment de plus en plus vite à la suite du progrès technologique, autant publier une encyclopédie future, écrite dans un langage futur lui aussi – qu’importe si personne ne peut le lire aujourd’hui. Une préface pleine d’humour, qui adopte dans sa première moitié une forme de réclame – mordant.
Imaginary Magnitudes se conclut doublement par Golem XIV. À l’origine, il s’agissait d’une critique d’un ouvrage fictif, s’intéressant aux propos d’une intelligence artificielle militaire, mais Lem a fini par rédiger l’ouvrage en question, qui se trouve inclut dans le recueil, à la suite de l’introduction. Un gros morceau de texte, qui occupe près de la moitié du livre. Dans un premier temps, le Golem entreprend un long sermon sur la « nature triple » de l’humain et comment l’antagonisme entre intelligence et évolution. Dans un second, l’IA se perd en élucubrations philosophiques… qui ont perdu votre serviteur. La suite, vite.
Cet exercice borgésien, Lem l’a poursuivi avec un troisième ouvrage : Bibliothèque du XXIe siècle. La première critique se porte sur Une Minute de l’humanité, cet épais ouvrage dont les données statistiques décrivent une minute de la vie de l’humanité sur Terre. Pas de prose, rien que des statistiques sur le nombre de décès (et leurs causes) ou de naissances, la quantité de fluides corporels produits, etc. L’humanité s’y voit réduite à peu de choses. La critique de ce pavé fictif et de ses éditions successives (la deuxième, revue et augmentée, introduit des considérations environnementales ; la troisième est informatisée) permet à Lem de rappeler son profond misanthropisme. Ce texte a d’ailleurs bénéficié d’une adaptation, aussi libre qu’étrange : 1, du cinéaste hongrois Pater Sparrow, dont votre serviteur vous entretenait plus tôt.
Les deux textes qui composent la suite de cette Bibliothèque… dérogent quelque peu à la règle : il s’agit moins de critiques de livres inexistants que de réflexions sur deux sujets voisins. Systèmes d’armement du XXIe siècle, ou : L’évolution sens dessus dessous voit Lem imaginer cet ouvrage du XXIIe siècle, qui décrit dans un premier temps l’évolution des armes depuis la Seconde Guerre mondiale – l’équilibre de la terreur né de la course aux armes atomiques, la miniaturisation des armes et la part de plus en plus importante dévolue aux ordinateurs, les tentatives de contourner ou d’utiliser le hasard – et dans un second temps la création des « synsectes », insectes synthétiques qui rappellent directement L’Invincible. Les réflexions engagées là débouchent sur Le Principe du cataclysme créateur – Le monde comme holocauste : comme le titre de cette troisième partie l’indique, l’auteur développe ici une théorie sur la manière dont les catastrophes peuvent s’avérer fécondes. Hé, la chute d’une météorite sur Terre voici 65 millions l’a bien prouvé.
Au fil de ces trois ouvrages, Stanislas Lem délaisse ses thèmes habituels — l’impossibilité de la communication et la misanthropie – et y fait montre d’une veine tour à tour érudite et imaginative, verbeuse et pince-sans-rire. On recommandera plus particulièrement le premier des trois recueils, A Perfect Vacuum.
Introuvables : oui
Illisibles : non
Inoubliables : oui