Imprononçables 3

L'Abécédaire |

Comme à l'accoutumée, on termine ce tour d'alphabet avec une brève sélection de disques aux titres imprononçables (rappelez-vous ici et ici). Avec les trois collaborations entre Autechre et The Hafler Trio, on se frotte les oreilles au papier émeri à grain ultrafin et l'on dit adieu à toute idée de mélodie et de joie de vivre…

æ³o & h³æ, Autechre et The Hafler Trio (Phonometrography, 2003). 2 disques de 1 morceau, 16 et 15 minutes.
æo³ & ³hæ, Autechre et The Hafler Trio (Die Stadt, 2005). 2 disques de 1 morceau, 32 et 49 minutes.
ah³eo & ha³oe (ae3o3), Autechre et The Hafler Trio (Die Stadt, 2011). 2 DVD de 1 morceau, 2h et 1h47.

Continuons à nous triturer les oreilles avec l'electro pointue de l'un des groupes culte de votre serviteur : j’ai nommé Autechre.

Dans ce navrant Abécédaire, au rythme d’un album par tour d’alphabet, on s’est rendu au troisième album d’une discographie qui en comporte douze depuis mai 2016 et qui peut, grosso modo, se diviser en trois parties : la période « mélancolie des machines », (de l’inaugural Incunabula (1993) jusqu’à Chiastic Slide (1997), qu’on abordera dans un prochain billet), la période « abstraite » (de LP5 (1998) à Untilted (2005)), et la période actuelle, qu’on pourra s’enhardir à qualifier de « post-abstraite-WTF » (et qui va de Quaristice (2008) au présent elseq 1-5 (2016) – et craignez pour vos oreilles, on les passera tous en revue). En marge de leurs albums studio, Sean Booth et Rob Brown ont collaboré à trois reprises avec The Hafler Trio, groupe qui est surtout le projet d’un seul homme : Andrew McKenzie, un spécialiste des albums collaboratifs. On lui doit des disques enregistrés avec Nurse With Wounds, Blixa Bargeld (de Einstürzende Neubauten), Jim O’Rourke (ex-Sonic Youth) ou encore Jónsi Birgisson (Sigur Rós). Des albums collaboratifs allant souvent par trois (parce que thèse/antithèse/synthèse ?).

De la rencontre entre Autechre et The Hafler Trio sont donc nés trois albums, si particuliers en leur genre, qu’ils valent bien qu’on les mette à part dans l’exploration de la discographie du duo electro.

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Cette première collaboration s’intitule æ³o & h³æ. L’album, double, consiste en deux morceaux d’une quinzaine de minutes ; l’un est un morceau d’Autechre remixé par The Hafler Trio, l’autre un morceau du Hafler Trio remixé par Autechre. Impossible de dire lequel est duquel.

Les titres évoquent la formule de molécules. À vrai dire, si les titres sont imprononçables, la musique est à peine écoutable… On se situe ici dans le domaine de l'infinitésimal. Côté aridité, on peut penser à Biosphere (en particulier certains morceaux de son disque le plus austère,Autour de la lune, comme « Translation » ou surtout « Rotation ») ou encore Éliane Radigue, dont le morceau « Transamorem Transmortem », composé trente ans plus tôt, préfigure le travail d’Autechre avec le Hafler Trio.

Ce premier disque reste une timide tentative : les morceaux sont relativement brefs : un quart d'heure chacun seulement. Au regard des suivants, ils paraissent même très évolutifs… Les sons se font grésillements, scintillations, granulosités sonores – mais du micro-grain, ici. Ou, parfois, soufflerie/ventilation ou bourdonnement de perceuse. h³æ se distingue par son atmosphérique oppressante.

Sortie en 2003, cette collaboration se situe en plein dans l'époque abstraite du duo – mais les morceaux repliés sur eux-mêmes de Draft 7.30 passent ici pour des parangons de luxuriance… Ici, c'est ultra dépouillé, c'est le minimalisme du minimalisme. Mais les trois musiciens ont tenu à prouver qu’il était possible de faire mieux…

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La deuxième collaboration est titrée æo³ & ³hæ. Voyons, ami lecteur, c’est pourtant facile de ne pas le confondre avec æ³o & h³æ  : les ³ ont changé de place. Sortie en 2005, soit la même que le huitième album d’Autechre, Untilted (dont on parlera également en temps opportun), ce deuxième double album reprend les bases du premier mais étend tout : morceaux beaucoup plus longs… qui tirent parti de toutes les capacités offertes par l'enregistrement en numérique. Il faut parfois augmenter le volume au maximum pour discerner le son. Avant que ne surgisse une perturbation sonore intense.

æo³ commence à la manière d’Autechre – une mélodie lointaine et mélancolique – mais qui mute au bout de deux minutes, comme perçue à travers une paroi gondolée. Suivent des grondements quasi indus, avant que, à mi-parcours, le morceau semble se mettre à déconner : ce n’est pas le CD qui dérape mais la matière musicale qui se retrouve triturée, comme passée au filtre d’un statoréacteur.

³hæ tend plutôt vers la musique concrète dans ses premiers instants, avec des sons que l’on suppose émaner d’objets du quotidien frottés, râpés, cognés. Voire du vent soufflant dans les interstices, vers la vingtième minute. Par moment, ³hæ devient quasi-inaudible à volume normal, voire à fond : les 27e et 28e minutes contiennent des passages silencieux (ou presque : ne poussez pas le volume à fond, vous pourriez être surpris par un son inattendu). Des nappes de synthés hypnotisantes concluent le morceau.

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Titrée ah³eo & ha³oe, la troisième collaboration est parue en 2011 et pousse un cran plus loin le travail entrepris sur la deuxième : à nouveau deux morceaux, encore plus longs, qui dont désormais près de deux heures. Chacun. Pour le coup, on change de médium : ce n'est plus un CD mais un DVD, avec un son en 5.1. Avec une telle spatialisation du son, on touche aux franges de la musique contemporaine. Et je ne pourrai guère en dire davantage, n’ayant pu écouter la chose.

Avec æo³ & ³hæ, æ³o & h³æ et ah³eo & ha³oe s’affranchissent des contraintes commerciales, et s’adressent aux plus persévérants de leurs auditeurs. Qui ne doivent pas forcément être très nombreux, chacune de ces collaborations n’étant pressée qu’à mille exemplaires. L’ensemble de ces trois collaborations trouve l’exploit d’être à la fois introuvable, inécoutable et inoubliable – le cerveau ne ressort pas intact de l’expérience ! Les mauvaises langues diront que, grosso merdo, c’est du bruit… et force m’est de reconnaître qu’ils n’auraient pas tout à fait tort.

En somme, disons que ces trois collaborations Autechre/the Hafler Trio ressemblent à l’équivalent musical (?) de braquer un projecteur sur un mur blanc, façon lumière rasante, et d’observer les micro-aspérités avec les détails. Dites adieu à la fantaisie et à la joie de vivre : ces notions n'ont plus cours dans cette musique infinitésimale, qui amène à réfléchir sur la nature même de ce qu’on entend par musique. Quelque part, on se situe à l’exact opposé du Metal Machine Music de Lou Reed (maigre consolation dans l’inécoutable !).

N’ayant pas trouvé d’extraits audio des collaborations Autechre/the Hafler Trio, je vous propose à la place une autre collaboration, celle entre The Hafler Trio et Thee Temple of Psychick Youth, titrée Brion Gyson's Dreamachine, permet de situer un peu l’ambiance.

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