T comme Trilogy

L'Abécédaire |

Où l'Abécédaire, au lieu de consacrer un billet au groupe Tryo, préfère réécouter un trio d'albums sous influence électronique plutôt que reggae. Après le spleen de Third et l'intranquille musique des sphères de Third Law, on termine avec Trilogy de Carpenter Brut, un ensemble de trois EP dessinant un univers où se collisionnent les années 80, Lovecraft et le post-apo au son de synthétiseurs furieux…

Trilogy, Carpenter Brut (No Quarter, 2015). 18 morceaux, 81 minutes.

Les échos des années 80 n’en finissent pas de résonner…

Après les Sixties et les Seventies, marquées par l’émergence de la contre-culture, le rejet de bon nombre des valeurs héritées des générations précédentes, les années 80 marquent un gros changement. L’accent se porte sur l’argent et le culte du corps ; la superficialité semble de mise. Musicalement, c’est un désastre : la plupart des stars de la décennie précédentes se vautrent, et bon nombre des productions de l’époque s’avèrent aujourd’hui à peine écoutables – disons embarrassantes. Bon, je noircis le tableau, et il n’y a pas eu que des déchets.

Si Kung Fury représentait une hilarante parodie des tropes des films et séries des années 80, la musique n’est pas en reste. En témoignent quelques artistes dont les albums remette au goût du jour la synthpop estampillée eighties – on évoquait voici quelques semaines Queen Mimosa 3, qui propose une pop hédoniste et festive. Et dans un genre assez différent, Carpenter Brut.

Le nom ne ment pas : la musique de Carpenter Brut se place sous l’égide de John Carpenter. Et « Brut », parce que ça envoie du pâté. D’aucuns pourront trouver des ressemblances avec et les productions du label Ed Banger, comme Justice et surtout Kavinsky, dont l’album OutRun (2013) joue dans la même cour que le présent Trilogy : à savoir un gros son synthétique très influencé par le metal. Certes, mais Carpenter Brut a trouvé sa propre voie – et propose quelque chose de plus solide et plus intéressant que les musiciens cités plus haut.

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Trilogy , ce sont en fait trois EP de six titres, parus entre décembre 2012 et janvier 2015, et rassemblés dans le présent album. « Escape from Midwich Valley », « 347 Midnight Demons », « Sexkiller on the loose» : les titres des morceaux donnent le la : les USA, des synthés, des néons, des ambiances de films d’horreur ! Le tout replacé dans une décennie 80 fantasmée.

C’est bourrin, frénétique, dramatique, c’est rentre-dedans, volontiers sombre, un brin grandiloquent ; Trilogy, dans ses moments les plus calmes, laisse toujours planer une atmosphère inquiète. Les morceaux sont essentiellement instrumentaux, à une exception près, et l'imparable sens mélodique de notre musicien empêche lassitude. À l’écoute de ces dix-huit morceaux, on s’imagine volontiers des rues au macadam luisant, encore humide d’une récente averse, où se reflètent les couleurs de néons grésillants… Cela étant dit, l’imagerie du disque comme de l’artiste, à base d’obèles renversées, de crâne de bélier, évoque plutôt quelque chose de diabolique — sans pour autant tomber dans du macabre à deux balles.

De fait, à l’instar des Lost Themes de John Carpenter, les morceaux de Carpenter Brut sonnent de manière très cinématographique – outre le réalisateur de The Thing, on pense aussi à Dario Argento –, et Trilogy monte en puissance au fil des morceaux, à croire que cet ensemble de trois EP a été conçu selon une véritable progression dramatique. Les six premiers morceaux (correspondant à l’EP I) posent fort efficacement le décor ; les six suivants (EP II) montent en puissance avec une aisance insolente et les six derniers (EP III) tutoient l’excellence. Ce troisième acte de Trilogy commence fort avec « Division Ruine » ; « Paradise Warfare » montre que Carpenter Brut n'a rien à envier à Kavinsky, Justice ou John Carpenter (pour citer les références évidentes), et « Run, Sally, Run! » prouve qu'il peut même faire mieux. Ce troisième acte s'achève par un envoûtant triptyque final  : « Turbokiller » nous plonge en pleine apocalypse, tandis que « Anarchy Road » nous promène à travers les ruines et que « Invasion A.D. » constitue le générique de fin… auquel s’ajoute une scène post-crédit.

Sans surprise, les nombreux clips qui accompagnent l’album jouent volontiers de l’aspect cinématographique et chronologique de la musique. D'abord, les teasers, pots-pourris de cinéma bis (ici, ici et ).

« Escape from Midwich Valley » adopte la forme d’un court-métrage éponyme, long de presque neuf minutes et sous pleine influence Lovecraft. Un couple se rend à Innsmouth, avant de se retrouver pourchassés par les monstrueux habitants du cru. Mais quitte-on jamais vraiment Innsmouth, lorsque les atavismes ont la peau (écailleuse) dure ? Adapter Lovecraft relève de la mission quasi impossible, mais cette mise en image-et-musique du Cauchemar d’Innsmouth, en dépit de son aspect un brin amateur, s’en sort de manière correcte.

Le clip de « Le Perv », qui annonçait le premier EP, situe bien les choses : les quatre minutes du morceau collisionnent Flashdance avec un slasher des années 80. Des filles, jeunes et jolies, dansent ; un tueur les poursuit, armé d’une épingle à cheveux. Rien d'étonnant de la part d'un musicien qui n'hésite pas à reprendre « Maniac » sur scène.

Une esthétique volontiers vintage que l’on retrouve dans « Obituary », dont le clip rend hommage aux films japonais. Érotique et violent, une réussite en la matière.

Clip le plus récent et le plus travaillé, « Turbo Killer » relève pleinement de la SF, et concasse bon nombre d’influences : éléments typiques de la dark synthwave (à commencer par les bagnoles de course), imagerie religieuse remixée dans la quincaillerie spatiale…

Avant-dernier titre de Trilogy, « Anarchy Road » est aussi la seule chanson du disque. Des paroles évoquant la fin du monde – prévue pour les prochaines Seventies –, avec un clip à l’avenant : la fuite éperdue d’une jeune femme et d’un garçonnet à travers des paysages de ruines.

« In twenty seventy or so
Tenements on fire
Blazing through endless nights »

Plus haut, on citait John Carpenter et Kavinsky. Il ne faudrait pas oublier Perturbator, autre Frenchie œuvrant dans la même mouvance néo-rétro-eightie, auteur de trois albums et d’autant d’EP. Moins rentre-dedans, plus atmosphérique, sa musique vaut elle aussi qu’on y prête une oreille – et c’est ce qu’on fera au prochain billet. Voilà en tous cas des musiciens qui sont parvenus à remporter un défi pas forcément gagné d’avance : réinventer la bande-son des eighties et rendre cool à nouveau cette décennie…

Trilogy , avec ses quatre-vingt-une minutes de musique, est un disque pour le moins roboratif. Mais indispensable pour tout amateur de musiques sombres et évocatrices. Dire que j’attends la suite (LP I ?) avec impatience relève de l’euphémisme. Reste à espérer que Carpenter Brut saura se renouveler : le tout récent morceau « You’re Mine » sur la BO du jeu Furi a tout l’air d’un auto-pastiche.

En attendant, back to the eighties !

Introuvable : on
Inécoutable : non
Inoubliable : oui

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