U comme The Uncanny Valley

L'Abécédaire |

Dans la lignée de Carpenter Brut et de son tonitruant Trilogy, on s'aventure dans The Uncanny Valley, le dernier album en date de Perturbator, autre fer de lance de la mouvance « dark eighties ». Un disque sous influence cyberpunk, évoquant les ambiances de Blade Runner ou Akira

The Uncanny Valley, Perturbator (Blood Music, 2016). 13 morceaux, 68 minutes.

Un billet plus tôt, nous évoquions Carpenter Brut et son album Trilogy. Dans la même mouvance rétro-futuriste sous influence John Carpenter/eighties, l’autre fer de lance se nomme Perturbator — oublions Justice et Kavinsky, qui œuvrent certes dans des sonorités similaires mais qui m'apparaissent passablement surestimés. Perturbator est le pseudonyme de James Kent, jeune musicien français de 23 ans – qui n’a donc pas connu les années 80 et qui fait lui aussi preuve d’une maturité musicale étonnante, et réjouissante.

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Depuis 2012, Perturbator a sorti une demi-douzaine d’albums et d’EPs, traversés par une même ligne narrative et thématique, et surtout une même ambiance rétrofuturiste – un futur apocalyptique tel qu’on pouvait l’imaginer au cœur des années 80, lorsque l’an 2000 demeurait encore un horizon à la fois proche mais distant pour que tout soit possible. (2012 ayant été elle aussi une date un tantinet apocalyptique, Perturbator ne pouvait certainement pas faire ses débuts à un autre moment.)

La présentation de The Uncanny Valley ne prétend pas autre chose :

« Continuing in the same story thread as previous works, Perturbator's fourth album The Uncanny Valley takes place 24 years after the finale of Dangerous Days. Focus shifts from the world of Nocturne City into the future alleys of Tokyo, after the conclusion of the War Against Machines.
This story is your story – you are the motorcycle helmet-clad vigilante known as the Night Driving Avenger. Your narrative intertwines with a female android/assassin, fighting for liberty and equality in a cynical world that attempts to eradicate all traces of the machines. Together, you attempt to dismantle an underground faction who spreads their message of hate through a false religion – its recruiting station is the black church that hovers over the city. »

Mazette, on croirait lire le résumé d’un livre dont vous êtes le héros ! Un LDVELH sous influence Akira et Blade Runner, avec un peu de Brazil. Dangerous Days s’inscrivait déjà dans la continuée de I Am The Night, deuxième album du musicien, et brosse effectivement l'histoire d'une guerre contre les robots, et l’album se conclut par la chanson-titre, douze minutes de synthpop épique. La ville de Nocturne City était explorée dans l’EP du même titre, tandis que le Night Driving Avenger faisait sa première apparition dans un autre EP éponyme – la première publication de Perturbator, qui a pris un vilain coup de vieux.

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« The uncanny valley », la « vallée de l’étrange/dérangeante », désigne cette zone trouble où quelque chose, en particulier un robot/androïde, va ressembler presque parfaitement à son modèle humain, mais dont les imperfections nous apparaîtront néanmoins monstrueuse. Justement, il sera question de robots dans le présent album, ainsi que de religion.

Bref, pénétrons dans cette Vallée de l’étrange. Pas de courte introduction pour poser l’ambiance comme dans les précédents albums : « Neo-Tokyo » débarque et écrase tout sur son passage. Une entrée en matière percutante. « Weapons for children » s’inscrit dans la même lignée, avec ses synthés grésillants et son ambiance dramatique. « Death Squad » se distingue par ses sonorités plus brutes. Après ce trio de morceaux qui déboîtent, arrive « Femme Fatale» : un tite plus mélancolique, on est dans une ambiance cyberpunk noir. Nappes de synthés, piano qui égrène ses notes, il ne manquerait plus qu’un saxophone pour compléter le tableau : ça tombe bien, il arrive au bout de deux minutes. « Venger » est l’un des rares morceaux chantés – ici, la voix éthérée de Greta Link soutenue par des synthés acidulés.

Plus orgiaque, plus dramatique, « Disco Inferno » nous transporte dans les tréfonds terrifiants d’une boîte de nuit hantée du XXIIe siècle. « She moves like a knife» : premier morceau composé pour l’album, efficace à souhait, tragique et frénétique (on pense par moment à Carpenter Brut) ; celle qui se déplace comme une lame donne sa justification à la pochette.

Chantée par Hayley Stewart, l’atmosphérique « Sentient » bénéficie d’un clip soigné en pixel-art, dont l’histoire semble s’intégrer à celle de l’album — celle d’une jeune femme se faisant embrigader par une église de cyborgs.

« I’ve shutting down my brain… »

Après cette parenthèse, « Diabolicus Ex Machina » reprend les choses là où « She Moves Like a Knife » les avait laissées. Un sens d’inéluctabilité imprègne « Assault », qui enchaîne sur « The Cult of 2112 », particulièrement réussi avec ses orgues dramatiques et ses voix tout droit tirées de Carmina Burana. Peut-être s’agit-il d’un hommage à « 2112 » de Rush, l’épique morceau qui forme la face A de leur disque éponyme, et qui raconte l’histoire d’une dictature religieuse en l’an 2112… Sans oublier que la pochette de l’album arbore un pentacle pas si différent du logo de Perturbator. Bref. Suit « Souls at zero », qui semble malheureusement assez fade aux premières écoutes, mais dont les suivantes révèlent les beautés instables de ce morceau surprenant. On atteint enfin « The Uncanny Valley », qui déploie ses merveilles sur plus de six minutes. Pas forcément le plus pyrotechnique des morceaux composant le disque, mais tout de même une belle conclusion à cette Uncanny Valley

L’EP bonus, riche de 7 morceaux et long de quarante minutes (quand même), contient trois inédits qui n’ont rien de chutes de studio. « The Church » en particulier est un morceau des plus réjouissants, tandis que « Consecration » forme une belle deuxième conclusion à The Uncanny Valley. La consécration, c’est justement ce qu’on peut souhaiter de mieux à Perturbator. Suivent deux reprises instrumentales de morceaux plus anciens, un remix 8-bits et une démo, « VERS/US », qui a de la gueule.

En revanche, le comic book qui accompagne les éditions spéciales de l’album manque relativement d’intérêt : il s’agit moins d’un graphic novel que d’une série de dessins, par endroits d’une qualité discutable. Dommage. Un satisfecit pour l’effort néanmoins ?

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Véritable album-concept, The Uncanny Valley forme la bande originale d’un film qui n’existe pas. Il ne faut probablement pas chercher une histoire précise, mais plutôt une trame narrative globale. Les images, on les a : celles induites par la musique, les illustrations de la pochette, les rappels inévitables de quelques films (outre la sainte trinité Blade Runner/Akira/Brazil, on pourrait aussi citer I robot, Terminator voire New York 1997). Premier album de Perturbator, Terror 404 revendiquait pleinement cette influence cinématographique, avec un morceau introductif titré « Opening Credits » et bon nombre d’extraits de films pour introduire les titres. Comme les précédents, le présent disque assume pleinement son aspect SF, que rehausse une ambiance religieuse pas très catholique. Au fil des albums de notre musicien, tout un univers cyberpunk se dessine, illuminé par les néons des districts rouges, peuplé d’androïdes et de vigilantes masqués. Curieusement, ce qui donnerait un résultat assez banal au cinéma, en BD ou en littérature, constitue ici une franche réussite, des plus jouissives. Un plaisir régressif, celui de retourner avec confort dans une décennie passée ? Peut-être. Mais là où un Kavinsky, avec son OutRun, nous ramène directement en 1986, Perturbator regarde droit vers le futur.

Pas de franche rupture stylistique dans The Uncanny Valley, qui s’inscrit dans la droite lignée des précédents albums de Perturbator, quoique avec une approche plus brute, plus rentre-dedans – et c’est bon. Qu’elle nous emmène en 2222 ou à une autre date, voire ailleurs, vivement la suite !

Introuvable : non
Inécoutable : nullement
Inoubliable : follement

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