Sous couvert de science-fiction, Stanislas Lem s'est illustré dans des styles très variés, allant du récit de SF pur jus au polar métaphysique… en passant par des contes, mettant en scène robots, dragons et inventeurs fous… La Cybériade et Contes inoxydables : des récits pleins de verve et d'ironie, à se raconter au coin d'un feu nucléaire à l'âge de l'espace…
La Cybériade [Cyberiada], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais par Dominique Sila. Gallimard, coll. « Folio SF », 2004 [1965]. Poche, 320 pp.
Contes inoxydables [Bajki Robotow], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais par Dominique Sila et Anna Posner. Gallimard, coll. « Présence du futur », 1981 [1964]. Poche, 224 pp.
Recueil traduit une première fois en 1968 par L. Makowski sous le titre Cybériade pour « Présence du Futur », et retraduit, dans une version plus complète, en 1980 par Dominique Sila sous le titre La Cybériade, toujours au sein de la même collection, cet ensemble de nouvelles se consacre à deux constructeurs – quoique le terme adéquat serait plutôt inventeurs –, ces messieurs Trurl et Clapaucius. L’un et l’autre sont des robots (même si cela n’est jamais vraiment explicité) et sont d’une ingéniosité sans pareil. Ce qui ne les empêche pas de concevoir des machines aussi gigantesques que ratées, telle cette calculatrice haute de huit étages qui persiste à affirmer que deux et deux font sept. Ils se détestent, ils sont inséparables.
Dans cette Cybériade (dont le titre rime avec Iliade, ce qui n’a rien d’un hasard), on y croise donc des rois et des empereurs, sans oublier quelques dragons improbables. Au fil des « Sept Croisades » de Trurl et Clapaucius – croisades qui sont au nombre de neuf, car deux sont bissées –, les deux inventeurs arpentent l’espace, déposent des tyrans et rivalisent d’ingéniosité afin de mettre au point des machines aussi perfectionnées que bizarres… mais attention de ne pas se laisser dépasser par les créations. Lorsque Trurl conçoit un Conseiller destiné à assister quelque souverain d’une contrée reculée, la machine prend rapidement le parti du roi et devient l’ennemi de Trurl… mais comment circonvenir sa propre invention ? De peur de perdre la vie, le constructeur battra le Conseiller en faisant preuve d’une ruse encore plus grande. Quand Trurl (encore lui) fabrique trois machines à raconter des contes moraux au roi Génialain – ce qui représente l’occasion pour Lem de faire montre d’une maestria narrative – et qu’il s’attend à une récompense mirifique, le monarque, magnanime, lui permet de conserver sa vie. Certes, Trurl (et Clapaucius) pourraient concevoir des machines leur produisant de l’or en quantité astronomique… mais où serait le challenge là dedans ?
Au travers des aventures de Trurl et Clapaucius, Lem propose une succession de contes moraux, méchamment incisifs. Au fil du recueil, les aventures gagnent en ampleur et en qualité. Le style de Lem est à l’avenant : on ne compte plus les électrotrucs. L’auteur polonais déploie une verve aussi chatoyante que métallique :
« Cela se passait au temps jadis, alors que dans le vaste cosmos – lequel n’était point aussi déréglé qu’aujourd’hui – toutes les étoiles étaient rangées par ordre, de sorte que l’on pouvait aisément les dénombrer de gauche à droite et de haut en bas. (…) Jadis, donc, au bon vieux temps, il était d’usage que les constructeurs, nantis du Diplôme de l’Omnipotence Perpétuelle, avec mention bien, entreprissent de temps à autre une croisade afin d’apporter aide et conseil aux lointains peuples stellaires. » (p. 43)
« L’on raconte que l’Innominé est un brigand-magicien et qu’il demeure en son propre château érigé tout en noire gravitation ; les douves de ce castel, dit-on, ne sont qu’une éternelle bourrasque, ses murs un néant, parfait dans son inexistence, ses croisées aveugles et ses portes sourdes. » (p. 188)
Héritiers lointains de La Cybériade, Léonard de Turk et De Groot ou Rick et Morty continuent avec bonheur dans cette lignée d’inventeurs absurdes aux inventions qui ne le sont pas moins, sans oublier un plaisant aspect critique.
La Cybériade ne représente pas la première incursion de Lem dans le domaine du conte : les (bien nommés) Contes inoxydables avaient déjà pavé le chemin un tout petit peu plus tôt. Pas de personnages récurrents dans cette douzaine de contes. On y croise trois électribuns voulant dérober les joyaux d’une planète glacée (« Les Trois Électribuns »), on y découvre un complot radioactif (« Les Oreilles d’uranium »), on y apprend l’origine de la fuite des galaxies (« Comment Microphile et Gigatien suscitèrent la fuite des nébuleuses »), on y suit les efforts d’un robot pour ressusciter l’équivalent robotique de la Belle au bois dormant (« Comment Erg l’automorphe triompha du blêmard »).
On y trouve des récits mythiques (« Comment Microphile et Gigatien suscitèrent la fuite des nébuleuses ») aussi bien que des contes avec des princesses (« Comment Erg l’automorphe triompha du blêmard »), sans que l’aspect scientifique ne soit délaissé. C’est l’échauffement de son cerveau électronique qui précipite le dernier des « Trois Électribuns » dans les profondeurs glacées de Cryonie ; dans « Les Deux Monstres », l’un se débarasse de son adversaire en exploitant sa force : le Mercurocéphale se renforce à chaque coups reçus, de telle sorte qu’après une avalanche de gnons, sa masse s’est tant et si bien accrue qu’il traverse la croûte planétaire et tombe dans le cœur en fusion de la planète.
Plus brefs, les contes au sommaire de ce recueil n’en sont pas moins réjouissants.
Et les humains dans tout ça ? Ils sont bel et bien là, bien qu’évoqués à la marge dans La Cybériade. Des créatures mythiques, que l’on désigne alternativement sous les noms de « blêmards », « blafards » ou « albumineux ». Un chercheur s’explique :
« Comme je le démontrais, c’est d’abord un lien circulaire qui unit les blafards aux robots. Tout d’abord, lorsque le mucus boueux que l’on trouve sur les rivages marins se roulent en boule, l’on voit apparaître certaines créatures visqueuses et blanchâtres appelées Albumineux. Au bout de nombreux siècles, ceux-ci découvrent le moyen d’insuffler l’esprit aux métaux et font des automates ainsi créés, des esclaves à leur service. Puis, au bout d’un certain temps, par un juste retour des choses, s’étant affranchis des Visqueux, ces derniers font des expériences : prenant de la gélatine, ils tentent d’y enfourner une certaine dose de conscience ; et il suffit qu’ils essaient avec des protéines pour y parvenir. Mais, au bout d’un million d’années, ces Blafards synthétiques s’emparent de nouveau du fer et ce circuit alternatif recommence et se poursuit à l’infini. » ( La Cybériade, p. 316)
Impossible de ne pas penser à Italo Calvino, qui a publié à la même période ses Cosmicomics, recueils mêlant pareillement science-fiction et contes cosmogoniques (quoique avec davantage de vain bavardage et un humour moins grinçant que celui de Lem). Pas de cosmogonie pour l’auteur polonais, mais rien que des contes, que des grands-mères robotiques pourraient raconter à leurs métalliques petits-enfants au coin d’un feu nucléaire, tant Lem pastiche élégamment le genre. Épreuves, princesses à sauver, souverains impitoyables, quêtes impossibles, etc. Mais avec des robots et dans l’espace – ce qui a tout de suite bien plus de classe et de sense of wonder.
Avec La Cybériade et les Contes inoxydables, Stanislas Lem s’empare avec un bonheur féroce des tropes de la science-fiction et des contes de fées, et les repassent à la moulinette de son humour ravageur, accomplissant avec ces deux recueils la parfaite union des contes et de la science-fiction, pour un résultat plutôt unique et hautement recommandable.
À noter que Paul Di Filippo a proposé un pastiche de la Cybériade, sous le titre « La Nouvelle Cybériade ». C’est là une jolie nouvelle, mettant en scène Trurl et Clapaucius. Après quelques éternités, les deux robots commencent à s’ennuyer ferme. Que faire alors ? Tiens, et si on recréait les humains ? L’exercice va s’avérer semé d’embûches…