V comme Le Vaisseau de pierre

L'Abécédaire |

Où l'on tend une oreille (pas tout à fait objective) sur Le Vaisseau de pierre, un album du groupe Tri Yann adaptant la bande dessinée éponyme de Christin et Bilal — l'histoire d'un village breton que menacent les appétits d'un promoteur immobilier véreux et qui trouvera une échappatoire inattendue… Mais comment adapter une BD en album ?

Le Vaisseau de pierre, Tri Yann Yann (Phonogram, 1988). 20 [21 sur le LP] morceaux, 73 [76 sur le LP] minutes.

Le concept d’adaptation est quelque chose qui fascine votre serviteur. Comment transposer une histoire d’un média à un autre ? Qu’y gagne-t-on au change, qu’y perd-on ?

Certaines directions d’adaptations sont très fréquents : du roman ou de la BD au film ou à la série ; parfois du livre au film au roman (cf. Max et les maximonstres : le livre pour la jeunesse de Maurice Sendak a été adapté au cinéma par Spike Jonze, avant d’être novélisé par Dave Eggers) ; du roman à la BD ou inversement ; du film au jeu vidéo et (souvent pour des résultats médiocres) du jeu vidéo au film. Les exemples ne manquent vraiment pas. Mais en ce domaine, la musique reste le parent pauvre. On a pu voir des romans adaptés à l’opéra (Carmen), des opéras en films (Madame Butterfly). Et plus rarement, des BD adaptés en musique.

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Les trois Légendes d'aujourd'hui

Pourtant, cela existe, et le premier exemple de ce genre qui me vienne en tête est l’adaptation du Vaisseau de pierre, BD de Christin et Bilal, par le groupe Tri Yann. Le Vaisseau de pierre s’inscrit dans la trilogie des « Légendes d’aujourd’hui », où Pierre Christin (dont on a lu lire les romans ZAC et Lininil a disparu) met en scène des recoins de la France profonde touchés chacune par un phénomène étrange, avec la présence d’un même étranger anonyme et un un discours sociétal marqué (une habitude chez le scénariste). La Croisière des oubliés voit un village landais, situé non loin d’un camp militaire, se « déraciner » et flotter au gré des vents. Dans La Ville qui n’existait pas (un titre qui sonne fort comme du Philippe Ébly), c’est à la suite d’une grève entre les ouvriers d’une usine et la direction qu’est prise la décision d’édifier une cité idéale. Et Le Vaisseau de pierre raconte les événements mystérieux se déroulant dans un petit village breton en proie aux appétits d’un promoteur immobilier aux faux airs de Bernard Tapie – événements qui mèneront à la disparition du village. Aux crayons, un Enki Bilal encore dans sa première manière (dessins au trait, avec une colorisation glauque aux teintes terreuses) fait des merveilles.

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Et est-il besoin de présenter au préalable Tri Yann ? Tri Yann, ce sont les Rolling Stones de la scène bretonne : un groupe increvable, qui tourne depuis 1970 et qui continue régulièrement de sortir des albums dont on se fiche un peu. Au sein de leur discographie (qui ne s’arrête pas aux « Prisons de Nantes  » ni à « La Jument de Michao », ouf), Le Vaisseau de pierre, huitième disque du groupe, est un album sur lequel j’ai une totale absence de recul — comme pour à peu près toute chose écoutée, réécoutée au cours de l’enfance.

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Près de dix ans après Starmania de Michel Berger et Luc Plamondon, et dix ans avant l’arrivée des purges Notre-Dame de Paris, Roméo et Juliette, Mozart, et cetera, Le Vaisseau de pierre adopte la forme d’une comédie musicale / opéra-rock. L’album se divise en deux actes (bien séparés sur la version vinyle : c’est un LP pour chaque ; c’est moins évident sur la version CD), à la manière des musicals classiques.

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Un résumé, si besoin…

« Musik Glaz » (musique bleue) pose une ambiance mystérieuse : des chœurs éthérées, quelques notes de harpe s’égrènent sur des nappes de synthés. Et on bascule soudain sur « Digoradur (Ouverture) », qui, au bout de dix secondes et l’arrivée de flamboyantes cornemuses, aura fait fuir tous les allergiques à la musique bretonne et aux années 80 : le morceau explore plusieurs ambiances, tour à tour traditionnelles, enlevées ou un brin (beaucoup) pompeuses.

Après cette mise en jambe, « L'abordage de l'Avelenn & Les matins de chagrin » entreprend de raconter l’histoire et de planter le décor : la petite ville bretonne de Tréhoët, son port, ses marins-pêcheurs qui en bavent, et le promoteur véreux qui veut transformer tout ça en lotissements de luxe. Le chanteur en fait des tonnes, avec un texte péchant par un misérabilisme qu’avait su éviter Christin : bon, il me faut reconnaître que la première partie de la chanson est assez ratée, mais elle oblique aux deux-tiers vers une ambiance plus mélancolique, avec un uilean pipe lointain qui mène vers un nouveau texte, bien plus lyrique.

S’il fallait une chanson de marin, « With a Bing-tow-row-row » est celle-là, et, dans ses couplets en français, dénonce les excès de Pégrouillot, alias le gros promoteur véreux. Absent des rééditions en disque compact, le « Reel de Louis-Marie » est un instrumental enlevé, où le violon et la guitare électrique se tirent la bourre : un peu trop énergique et trop long par rapport à l’ambiance générale de l’album, et un peu hors de propos, le reel étant une ronde écossaise.

L’histoire reprend son cours avec « L'Ouverture du chantier - Sonnerezh koz - Quiemboi », morceau tri-partite qui débute par une ambiance où la légèreté de la flûte finit par l’emporter sur l’inquiétude diffuse, mais celle-ci reprend ses droits dans la deuxième partie, où les synthés grésillants instillent le mystère. C’est que le chantier en question se situe tout près du château où vit un vieux reclus. La dernière partie, avec ses rythmes tribaux, se consacre à un ouvrier immigré qui marmonne sa complainte, mais retombe dans les travers misérabilistes évoqués plus haut.

« Gavotten nevez war sujet mouilc'hi tromilio » est censément chantée par un gendarme, qui raconte comment le Vieux l’a transformé en moineau dans son enfance. Une gavotte sympa, plombée par quelques tics typés 80s (ici des percussions synthétiques), mais pas très dansable et qui traîne en longueur.

« Un soir à Tréhoët » : tout est dans le titre, non ? La chanson, d’une écoute agréable, fait avancer l’histoire ; voilà l’Étranger qui, accompagné d’une jeune femme, s’en va à la rencontre dy Vieux – un vieillard vivant reclus dans le château en ruine surplombant Tréhoët. Et l’on arrive à la partie qui me faisait frémir lorsque, jeune gamin, j’écoutais cet album. Comprenant que Tréhoët est fichu, le Vieux décide de faire appel aux Anciens, afin de ramener le château d’où il est venu. Ambiance moyenâgeuse pour « Klemnou ha meleudi », prière chantée dans un latin de cuisine et adressée à Dionysos et aux dieux gaulois Teutatès et Bélénos. La chanson enchaîne sur « Cantic war sujet an anaon », élégiaque chant des ancêtres sur un texte dérivé du Barzaz Breiz (recueils de chants populaires bretonnants du XIX siècles), qui lui-même cède la place au « Chant des Anciens » : de lointains grognements inhumains résonnent (et quand Bilal attribue aux Anciens une tronche tirée d’un cauchemar de Lovecraft, il y a de quoi flipper) pendant une longue minute ; c’est ensuite un hymne caracolant, qui a pris un très vilain coup de vieux (dire que c’était ma chanson préférée du disque quand j’étais petit), avec des paroles assez colorées et naïves (et que n’auraient pas reniées Marie Myriam). Et c’est dans ces excès pompiers que s’achève l’acte I.

L’acte II débute avec la gueule de bois. Adieu l’ambiance mystérieuse de « Musik Glaz », « Musik Gwenn » (musique blanche) laisse cette impression des petits matins blêmes. « Le plus dur métier » est une complainte, à savoir qui c’est qui en bave le plus, entre l’ouvrier, le pêcheur, le goémonier, et la jument de Michao… Un poil trop misérabiliste au goût de votre serviteur. « Les Préparatifs du déménagement » ne reste pas non plus comme le moment le plus glorieux de l’album : chanson au rythme enlevée, ses paroles regorgent d’allitérations maladroites et veut sonner un peu trop djeun’s – mais de l’époque.

« Embarque, Jacques, ta vache, ton sac, plaque ton boxon.
Charge ta jeep, Jess…
En vrac, Max, arrache ton saxe, claque ton paxon.
Jette ton joug, Jess… »

C’est assez nul, et cela me fait vraiment de la peine d’écrire cela… mais moins que d’écouter cette chanson. Passons. Suit « Kimiad eur paour kaez den oblijet da guitad e vro », chanson sur la nostalgie du départ aux paroles signées Gilles Servat — pas le dernier des défenseurs de la culture bretonne. « Les Guerriers d’une nuit » et ses cuivres clinquants tombent dans les affreux travers des années 80. Tant pis, il faut bien ça pour que l’intrigue avance et que soit raconté un casse à l’arsenal de Tréhoët, comme un prélude rock à « Histoire du bateau blanc changé en goéland » – jolie gwerz qui gagne en puissance.

Une ambiance mystérieuse et pleine de promesses flotte sur « Kan bale ar re varo », ambiance qui décolle vraiment lorsque les cornemuses et les guitares retentissent à l’unisson ; ce morceau-fleuve long de sept minutes entreprend d’évoquer les événements étranges formant la conclusion de la BD de Christin et Bilal : le départ des villageois de Tréhoët à bord du fameux vaisseau de pierre. À mi-chemin, la chanson vire vers un tempérament plus héroïque (et casse-gueule), avant de revenir vers l’ambiance mystérieuse du début. Impossible d’y résister. « Gwerz inimaginabl war disparti lestr a vaen » continue dans une veine similaire, avec quelques adorables synthétiseurs et une bombarde précédant le bagad dans toute sa splendeur et les chœurs élégiaques, forme le finale du disque.

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Un des Anciens à la trogne lovecraftienne

En guise d’épilogue, l’album propose deux chansons qui s’éloignent de la BD – là où Christin et Bilal nous transportaient sur un autre continent, Tri Yann demeure dans l’Hexagone. « Les Lambeaux de l'enfance », sous-titrée « Souvenirs d’un exilé », tire sur la fibre nostalgique et célèbre la relative insouciance de la fin des années 60. « L’En-dro vert » est bien plus intéressante… et plus acide, évoquant un paysage ravagé par la pollution, digne du Troupeau aveugle de John Brunner :

« Les matins de tolidine, de carboline,
De monométhylanine, dans les prés tout gris
Les parfums de méthoxyle et de formyle,
De phényle et de propyle, dans les bois jaunis »

Quand les lambeaux, pardon : les émotions de l’enfance s’en mêlent, difficile d’avoir un avis objectif sur une œuvre. En dépit de ses défauts évidents — des arrangements souvent très datés (aïe les oreilles), une propension au misérabilisme dans les paroles (que l’on peut lire in extenso par ici) –, Le Vaisseau de pierre n’a pourtant pas perdu pour moi son pouvoir d’évocation : des mélodies prenantes qui mélangent rock et influences bretonnes/celtiques, une histoire mêlant la Bretagne et un fantastique qui se défie des clichés menhirs/korrigans/druides. Les textes ne soient trop illustratifs ; ce n’est pas un musical au sens strict du terme, cet album évite ici de faire figurer des personnages et propose à la place des chansons tantôt évocatrices d’une thématique, d’un contexte ou d’une atmosphère, tantôt narratives et centrées sur un seul événement. C’est aussi une tentative, plutôt aboutie, de transposer une bande dessinée dans un média radicalement différent.

Introuvable : non
Inécoutable : presque
Inoubliable : oui

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