T comme Le Troupeau aveugle

L'Abécédaire |

Où l'on se prépare aux désastres écologiques avec Le Troupeau aveugle. Après Tous à Zanzibar et L'Orbite déchiquetée, John Brunner poursuit sa tétralogie prospectiviste, avec ce troisième volet consacré à la destruction de l'environnement.

Le Troupeau aveugle [The Sheep Look Up], John Brunner, roman traduit de l’anglais [UK] par Guy Abadia. J’ai lu, 1981 [1972]. Poche, 256 pp (volume 1), 256 pp (volume 2).

Troisième volet de la « Tétralogie noire » (ou du cycle du « Choc du futur », il n’y a pas de titre précis pour l’ensemble) initié parTous à Zanzibar et poursuivi par L’Orbite déchiquetée, Le Troupeau aveugle voit John Brunner se colleter à la thématique de la destruction de l’environnement. Avec une double illustration de Caza devenue culte pour la première édition poche.

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« Arrêtez, vous me faites mourir. »

Bienvenue dans un XXIe siècle qui n’est, heureusement, pas le nôtre — encore que ça discute. Aux USA, l’atmosphère est irrespirable, les rivières et les bords de mer sont pollués, pas grand-chose ne distingue les produits bio des produits non-bio, les catastrophes sont fréquentes, le gouvernement fait la guerre aux Tupamaros d’Amérique du sud, tous les citoyens sont malades, frappés d’allergies diverses… Et au milieu de ce chaos, le leader écologiste Austin Train se planque, dépassés par les « trainites », ces gens se réclamant de sa philosophie.

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Comme ses deux prédécesseurs, Le Troupeau aveugle s’inspire, sur la forme, de la trilogie U.S.A. de John Dos Passos : au fil de chapitres très courts, l’action se répartit sur plusieurs personnages entretenant des liens plus ou moins ténus entre eux, et de nombreux extraits de communiqués de presse, d’interviews télévisées, de notices, d’infos, parsèment le roman. À la différence de L’Orbite déchiquetée, dont les quatre cents pages concentrent le récit sur une durée de deux jours, l’action du Troupeau s’étale sur les douze mois d’une année, de décembre à décembre.

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Les personnages, nombreux, vont et viennent au fil des pages, brossant ainsi un tableau d’ensemble. Dans son intéressantepréface au roman dans l’édition Livre de poche, Gérard Klein estime Le Troupeau aveugle supérieur à Tous à Zanzibar, reprochant au premier volet de la tétralogie des emprunts trop voyants au roman d’espionnage. Ce à quoi j’ai envie de répondre par un « moui » : au moins dans Tous à Zanzibar les protagonistes, Donald Hogan et Norman House, sont-ils pleinement caractérisés ; dans le Troupeau aveugle, à l’exception d’Austin Train, les personnages font figure de silhouettes relativement interchangeables, auquel il est ardu de s’attacher, et que l’auteur sacrifie sans ménagement au fil des pages. Et il n’y a pas de mal à proposer une intrigue de série B de luxe : d’intrigue, Le Troupeau… n’en propose en fait pas vraiment — le temps passe et les choses empirent. De ce côté-là, c’est une légère déception, tempérée par l’acceptation de Brunner de son propre pessimisme  : pas de happy ending artificiel, à la différence de Tous à Zanzibar et L’Orbite déchiquetée, mais un méchant unhappy ending au goût de cendres. In fine, l’intérêt du roman se situe surtout dans le travail de prospective — imaginer un avenir crédible au vu des données de l’époque.

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Évoquons rapidement là où Brunner s’est révélé myope : le nucléaire, grand absent du roman, et l’informatique (mais qui fera l’objet du dernier volet de la « tétralogie noire », Sur l’onde de choc). Il n’est non plus pas vraiment question de réchauffement climatique, ou d’OGM. Quelques autres pétouilles, çà et là, rattachent le roman à l’époque à laquelle il a été rédigé. Là où il a vu juste : grosso modo, le reste. L’impact humain dévastateur sur l’environnement, l’exploitation des ressources des pays en voie de développement par les pays développés, les scandales alimentaires et la malbouffe, l’aveuglement des politiques et le jemenfoutisme des entreprises, les citoyens qui en bavent, et dans le lot, quelques prophètes prêchant dans le désert.

Extraits choisis, dont certains sont étrangement en phase avec l’actualité de ce mois de décembre 2015, COP21 et climat sécurité oblige :

« À New York, la pluie n’éclaircissait même plus l’atmosphère, elle humidifiait seulement un peu la poussière. »
« D’une part la loi sur l’Environnement n’est pas une arme suffisante. On peut invoquer toutes sortes de raisons d’exemptions, de dispenses et d’ajournement, et naturellement les compagnies qui verraient leurs profits réduits par l’application des nouvelles réglementations utilisent tous les moyens en leur possession pour les contourner. Et le second point est que nous ne sommes plus aussi sensibilisés sur la question que nous ne l’avons été. Il y a eu un bref moment d’angoisse il y a quelques années à la suite de quoi la Loi sur l’Environnement a été votée (…) et depuis, nous nous sommes laissés allés avec l’idée que le problème avait été réglé, ce qui en réalité est tout à fait faux. »
« Toi et tes ancêtres, vous avez traité la planète comme si c’était une putain de cuvette de cabinet géante. Vous avez chié dedans, et vous vous êtes vantés de toute votre merde. Et maintenant que la cuvette déborde, vous êtes gras et contents (…). »
« Il n’était pas impossible qu’elle ait enfreint l’une des lois de plus en plus complexes sur l’antiactivisme. La situation commençait à ressembler à celle qui avait régné en Grande-Bretagne au dix-huitième siècle : n’importe quelle loi proposant un châtiment plus exemplaire pour des crimes de plus en vagues était assurée de passer au Congrès et d’obtenir l’approbation instantanée du Président. »
« Ce qui lui faisait le plus mal, ce qui lui donnait l’impression d’être un gosse malade témoin d’une injustice douloureuse et cependant incapable de s’en expliquer à quelqu’un qui pourrait lui venir en aide, c’était que malgré tout ce que leurs yeux et leurs oreilles enregistraient, malgré leurs corps meurtris, poignardés, leur toux déchirante et leurs multiples maux, ces gens-là étaient convaincus que leur manière de vivre était la meilleure du monde, et ils étaient prêts à l’exporter à la pointe d’un fusil. »
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Le plus désolant, c’est de n’avoir, par endroits, même plus l’impression de lire de la SF ou un roman prospectiviste, mais juste une description du monde tel qu’il est maintenant. Sans que le trait ne paraisse vraiment forci. Pour un peu, Le Troupeau aveugle évoque une préquelle à La Fin du rêve de Philip Wylie, roman imparfait mais qui vaut tout pour sa description, terrifiante et désespérée, d’une fin du monde causée par des désastres écologiques. Coïncidence intéressante, ces deux textes essentiels sont parus la même année 1972. Et les deux sont honteusement indisponibles depuis trop longtemps.

Relire aujourd’hui Le Troupeau aveugle ne sert à rien, on est en plein dedans. (Mais relisez-le quand même, hein.)

Introuvable : d’occasion seulement
Illisible : non
Inoubliable : oui

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