M comme Music for films

L'Abécédaire |

Continuons à nous intéresser à l'une des têtes chercheuses les plus captivantes de l'histoire de la musique Brian Eno. Après sa formidable série Ambient, on tend une oreille attentive sur les trois disques Music for films, bandes-sons pour films imaginaires (ou non).

Music for films, Brian Eno (EG, 1978). 18 morceaux, 41 minutes.
More Music for films, Brian Eno, Daniel Lanois, Roger Eno (EG, 1983). 21 morceaux, 42 minutes.
Music for films III, Brian Eno et al. (EG, 1988). 15 morceaux, 52 minutes.

Dans un précédent billet, on écoutait la série de disques Ambient de Brian Eno, quadruple pierre de touche du genre musical… ambient. Si le bonhomme a régulièrement remis le couvert en la matière dans les années 80 et 90, il a proposé, dans une veine quasi ambient, des musiques pour films inexistants, avec une série de trois albums : Music for Films, More Music for Films et Music for Films III, parus entre 1978 et 1988.

À l’origine (1976), Brian Eno a d’abord envoyé cet album, pressé à 500 exemplaires, à différents réalisateurs de films. Le tracklisting diffère du Music for films officiel, ce LP originel comprenant des morceaux présents sur Another Green World (dont « In dark trees », employé trente ans plus tard par Daft Punk dans Electroma). La réédition revue et augmentée, et donc officielle, avait cette fois pour but de proposer des bandes-son pour films imaginaires — comme le fera trente-cinq ans plus tard John Carpenter avec Lost Themes. Music for films compile en fait des morceaux enregistrés au cours des trois années précédentes.

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Musicalement, Music for films constitue un condensé du Eno de la seconde moitié de la décennie 70, tant dans ses compositions personnelles que ses productions. « Slow Water » aurait pu figurer sur Low, l’excellentissime premier volet de la trilogie berlinoise de David Bowie (composée, pour les deux du fond qui n'auraient pas suivi, des inoubliables Low, "Heroes" et du plus terne Lodger) ; « Alternative 3 » semble sortir tout droit de Another Green World ; d’autres morceaux rappellent Discreet Music ou Ambient 1, que ce soit au niveau des sonorités synthétiques ou des mélodies lancinantes. D'autres morceaux diffèrent, par l'ajout de cordes (guitare, par exemple) ou de percussions, délaissant le tout-synthétique, tout-éthéré. Dans l'ensemble, c'est beau, parfois apaisant, parfois inquiétant. Incontestablement les trois (trop courtes !) variations sur « Sparrowfall » constituent l’un des sommets du disque. Pourraient-elles durer des heures qu’on ne s’en lasserait pas.

La question que l’on pourra légitimement se poser est : Brian Eno a-t-il réussi son coup ? Les morceaux de Music for films figurent-ils dans quelque bande originale d’un film réel ? Réponse positive : consulter la fiche Imdb d'Eno nous apprend certes que « Heroes » et « I'm Afraid of Americans », deux chansons produites pour Bowie, sont très régulièrement utilisées, mais aussi que « Slow Water » a été utilisé dans Jubilee, film paru plus tôt en 1978 ; on entend « M386 » et « Alternative 3 » dans Rock’n’roll High School (1979), « Aragon » dans Remembrance (1982), « Final Sunset » dansSebastiane (1976) et À bout de souffle made in USA (1983) ; « Inland Sea » et « Two Rapid Formations » apparaissent dans deux épisodes de Deux flics à Miami, et enfin, « Sparrowfall (1) » dans Le Syndicat du crime de John Woo (1986)… Huit morceaux (au moins) sur dix-huit : un joli succès.

Si l’on écoute les partitions des films parus vers la fin des années 70, on se rend vite compte que la musique est très symphonique, très orchestrale, et utilise des thèmes forts et pimpants, qui demeurent en tête. Que serait Star Wars sans sa musique ? (Ça perdrait méchamment son effet, comme le prouve la bande-annonce originelle de l'épisode IV.) Idem pour Superman (Williams encore), Star Trek: The Motion Picture (Jerry Goldsmith) ou Alien (Goldsmith à nouveau). L’échantillon est certes biaisé, car grosso modo limité à un seul genre filmique – la science-fiction, que j’avoue mieux connaître que, par exemple, le cinéma social anglais voire ouzbek –, mais la seule influence d’un compositeur comme John Williams est tout bonnement monstrueuse.

Cela demanderait davantage de recherches, mais à vue de nez (et je peux faire preuve de myopie), Brian Eno adopte le rôle d’un précurseur : les musiques de films ambient, atmosphériques, n’étaient (à ma connaissance) pas vraiment répandues à l’époque (fin des années 70). À présent, ces bandes-son font florès, se souciant moins de mélodies évocatrices que de l’instauration d’une ambiance via des textures/paysages sonores — Trent Reznor et son travail sur les films de David Fincher est le premier exemple qui me vient en tête (je l'évoque par la bande ici et ). De fait, et pour ce que cela vaut, sa BO pour The Social Network a été récompensée par un Oscar en 2011, tandis que la BO de Gravity par Steven Price, faisant la part belle aux ambiances rugueuses, a récolté la même statuette trois ans plus tard.

Quelques mots sur les deux disques suivants.

More Music for Films , alias Music for Films volume 2, reprend les choses là où Eno les avait laissées en 1978. Des micro-paysages sonores, plus ou moins grinçants, oniriques ou inquiétants ; des ébauches de mélodies. Certains morceaux y sont quelque peu plus rythmés – il faut peut-être y voir l’influence des Talking Heads, dont Eno venait de produire une autre sainte trinité (More Songs about Buildings and Food Fear of Music et Remain in light, sans omettre le surgeon essentiel qu’est My Life in the Bush of Ghosts, en collaboration avec David Byrne, le chanteur des « têtes parlantes »). Dans la première édition du disque, une part des morceaux de ce deuxième volet figure sur le formidable Apollo: Atmosphere and Soundtracks ; la réédition de 2005 les omet, pour proposer à la place d’autres morceaux provenant d’autres compilations, ainsi que deux titres déjà présents sur Music for Films

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Music for films III prend le contrepied du premier disque : là où Music for films donnait l’impression d’une compilation, il s’agit pour ce troisième volet d’un album collaboratif, où Eno invite famille et amis. On y croise son frère Roger, le producteur Daniel Lanois, Laaraji (Ambient 3: Day of Radiance), Harold Budd (Ambient 2: The Plateau of Mirrors) ou encore John Paul Jones… Côté sonorités, pas de révolution, on se situe dans la droite lignée des deux volumes précédents : une collection d’instrumentaux, qui semblent provenir d’une jungle urbaine (« Tension Block »), de déserts glacés (« Err ») ou d’une autre planète (« 4-Minute Warning »)…

Comme de juste, ces volumes 2 et 3 ont servi à illustrer films ou documentaires pour le cinéma ou la télévision.

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Grossièrement résumé, les trois Music for Films forment une version digest des travaux précédemment entrepris par Eno sur la série Ambient — à destination des gens dotés d’une capacité de concentration proche de celle d’une mouche ? Moins marquant que Ambient 1 ou Ambient 4, voire Apollo: Music and Soundtracks, les Music for Films n’en demeurent pas d’une écoute intéressante, dans le genre collection de micro-paysages sonores. Charge à l'auditeur d'imaginer les films qui les accompagneraient.

Introuvable : non
Inécoutable : bien au contraire
Inoubliable : oui

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