Masato Hisa, le virtuose

Doc Stolze |

Toutes les bonnes choses ont une fin : c'est avec ce numéro 80 de Bifrost que l'on souffle la Chandelle de Pierre "Doc" Stolze — pour un article de nouveau délocalisé sur le blog, faute de place dans le magazine papier. La rubrique de notre ami était l'une des plus anciennes rubriques de la revue, une collaboration qui remonte jusqu'au numéro 2. Pour cette ultime Chandelle, Pierre Stolze nous parle du mangaka Masato Hisa.

Un nouveau venu vient de faire une entrée fracassante dans l’univers du manga, Masato Hisa, avec la publication en France et en parallèle de deux séries, Jabberwocky, chez Glénat , et Area 51, chez Casterman. Chaque série nous présente une héroïne aussi sexy que combative.

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Commençons par Jabberwocky, au titre fleurant bon son Lewis Carrol. À bon droit car il nous fait entrer dans un monde steampunk et rétro-futuriste totalement loufoque. Un monde dans lequel les dinosaures n’ont pas tous disparu. Devenus bipèdes et à taille humaine, ils possèdent un royaume caché, lequel a protégé autrefois l’empire byzantin comme il protège désormais l’empire tsariste.

Lily Abricot est une jolie espionne à la solde de l’Angleterre victorienne, pocharde à ses heures et redoutable manieuse d’une longue corde à crochet. Si elle a été contrainte d’accepter un job dangereux par les services secrets de Sa Majesté, c’est qu’elle doit racheter la faute de ses parents qui auraient été des traîtres à leur patrie. Dans ses diverses missions, Lily Abricot est aidée par une organisation secrète, intitulée le château d’If, dirigée, comme de bien entendu, par un certain comte de Monte Cristo et dont le siège se trouve sur une île. Dans cette organisation, elle peut compter sur l’appui de Boothroyd, un inventeur de génie, ainsi que sur celui de Sabata van Cleef, un dinosaure oviraptor, redoutable pistolero qui porte sans cesse un masque pour ne pas être reconnu en tant que saurien. Les références au cinéma et à la littérature, surtout populaires, sont innombrables dans Jabberwocky. Les lister toutes tournerait au catalogue à la Prévert. Au cours de ses aventures, notre héroïne va parcourir bien des pays et bien des continents et se trouver face à d’innombrables personnages historiques.

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Pour sa première mission Lily doit éliminer, sur le sol russe, un anarchiste qui veut renverser le tsar et instaurer « La Volonté du Peuple ». Cet anarchiste a réussi a volé l’orbe véritable, représentation symbolique du monde, en fait un oeuf de dinosaure, celui du Prince des dinos. Qui le possède peut commander toute l’armée secrète des dinos. Dans un village caché de la « Volonté du Peuple », où se retrouvent plein de clans de sauriens, l’infâme Dorokhov sera finalement vaincu et s’avérera être lui aussi un dino ! Dans l’aventure suivante, qui nous conduit à Florence, Budapest et Pise, les membres du château d’If rencontrent le savant Nikola Tesla qui a inventé un générateur surpuissant capable de carboniser à distance des centaines de personnes. Or cette machine est tombée dans de mauvaises mains. Troisième histoire : l’impératrice chinoise Cixi a donné l’ordre de tuer un bébé nommé Mao Tsé Toung car les prédictions à son sujet sont terribles pour l’empire. Lily, évidemment, sauvera le bébé, même si elle sait que, devenu adulte, il causera la mort de plus de 70 millions de personnes. Dans une autre aventure encore, Lily rencontre l’archéologue Heinrich Schliemann qui, dans les ruines de Troie, aurait trouvé ce qu’il n’aurait jamais dû trouver, la supposée côte d’Adam, un os immense, en fait celui d’une créature antédiluvienne. Car la belle Hélène n’était autre que la reine d’une armée de dinos et les Américains, parfaitement au courant, ont fait disparaître plus tard quantité de reliques gênantes, à Ithaque, Mycènes et Troie.

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Si donc Masato Hisa, dans ses scenarii, jongle avec quantité de références historiques et culturelles, se fondant surtout sur la littérature et le cinéma populaires, ce qui frappe avant tout c’est la virtuosité de son graphisme, lorgnant plus vers la dynamique des Comics américains que vers le manga traditionnel. Chaque double planche se veut un morceau de bravoure en noir et blanc, jouant beaucoup sur des effets en négatif, des perspectives déformées (Hisa serait-il un fan du cinéma expressionniste allemand ?) et la multiplicité des cadrages. Souvent l’œil se perd et il lui faut du temps pour comprendre ce qu’il voit. La série Jabberwocky, achevée au Japon, a compté 7 tomes, mais Masato Hisa l’a reprise pour un nouveau cycle, en plaçant désormais ses personnages dans le monde de la guerre 14/18.

On retrouve la même folie graphique dans la série Area 51, Hisa ajoutant désormais des nuances de gris (50, au hasard ?) à ses à-plats en noir et blanc, ajout qui ne m’a pas vraiment convaincu. Et nous voici à nouveau plongé dans un univers baroque et foisonnant.

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Area 51 est une zone secrète où ne vivent que des monstres, des êtres mythologiques ou folkloriques, ainsi que des divinités de divers panthéons, occidentaux ou orientaux. On y trouvera donc des « yokai » japonais comme les kappas (batraciens bipèdes au crâne creusé en cuvette qui doit être toujours arrosée, créatures popularisées par l’animé Un Été avec Coo de Keiichi Hara en 2007) ou les ittan momen (longues bandes de coton aussi vivantes que terriblement coupantes), le dieu Hermès, les déesses Artémis ou Amatérasu, le roi Arthur, le centaure Chiron, une femme araignée, une salamandre cracheuse de feu, Bigfoot, le dieu Râ et sa fille Bastet à tête de chat, le monstre du Loch Ness. À Area 51 vivent aussi quelques humains, dont des yakuzas et des mafieux de tous bords, ainsi que la jolie détective Tokuko Magoi, qui se fait appeler Mac Coy, et qui a pour arme une pièce de collection, un « colt govrnement 1912 », devenu un tsukumo, c’est-à-dire un objet qui, ayant servi 99 ans chez les humains, peut acquérir une vie propre. Quand il le veut, le colt de Mac Coy s’orne de dents de carnassier tout au long de son canon, et ses balles sont alors infaillibles. Mac Coy a pour partenaire un kappa as du volant. Chaque tome comporte 4 aventures. La 4e se poursuivant sur le tome suivant. Procédé cliffhanger que l’on trouvait déjà dans Jabberwocky et qui doit rendre le lecteur accroc.

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Au fil de ses aventures, la jolie Tokuko poursuit d’abord un vase devenu un tsukumo et qui fuit grâce à ses deux longs bras, puis elle est avalée par le monstre du Loch Ness, rend sa couronne au roi Arthur, tue avec une balle d’argent un vampire proxénète, élimine un chef mafieux grâce à une mandragore et un penanggalan (créature du folklore malais, très exactement un être humain qui, la nuit tombée, voit sa tête se détacher de son corps en entraînant derrière elle toutes les viscères, et au petit matin, tête et viscères regagnent le corps abandonné, ce qui donne des illustrations particulièrement gore), se fait soigner par le centaure Chiron car elle souffre d’une maladie inconnue, redonne au Père Noël ses habits rouges volés par des extra-terrestres échappés de Roswell et drogués à la sauce chili …entre autres péripéties. Bien sûr, l’armée américaine connaît la Zone 51, mais elle empêche quiconque y habite d’en sortir.

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Dans le 3e tome de la série, on apprend que la belle Tokuko Mac Coy a été autrefois coupée en deux et en diagonale au niveau de la poitrine et que c’est une épée magique qu’elle a avalée qui tient ensemble les deux parties de son corps. Cette épée n’est autre que la célèbre Kusanagi, un des Trois Trésors Sacrés du Japon (avec le miroir de bronze Yata, et un magatama, croc ou griffe d’ours en jade vert), dont l’original était tombée dans la mer en 1185 lors de la bataille de Dan-no-Ura. Forcément, cette épée va susciter bien des convoitises.

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Il ne faudrait pas croire que la situation des mangakas soit des plus florissantes au Japon. Bien au contraire, car la censure y sévit de façon féroce. Une autre BD signée Tetsuya Tsutsui, Poison City, nous le rappelle fort à propos. Sans même que le mangaka ait été tenu au courant, sa BD policière Manhole avait été mis à l’index en 2009 par un comité de Nagasaki pour «  incitation considérable à la violence et la cruauté chez les jeunes ». Et son œuvre retirée alors des librairies et des bibliothèques. Les interdictions au moins de 15 ans, voire de 18 ans, sont de véritables mises à mort de certaines œuvres, voire de revues ayant osé les publier. Là-bas, l’autocensure fait désormais des ravages. À l’incitation des éditions Kioon, qui avait déjà publié, avant le Japon, sa première BD, Tsutsui revient donc sur ses déboires de créateur, imaginant un mangaka d’un futur proche en butte aux incessantes tracasseries de la dame Anastasie locale. L’auteur passe en revue tout ce qui est proscrit : certains thèmes délicats, comme l’enfance maltraitée, et certaines images trop sanglantes, trop explicites ou trop incitatives; il est ainsi déconseillé de « montrer le héros avec une cigarette devant une mineure. » La censure pour la BD jeunesse est tatillonne jusqu’au ridicule au Pays du Soleil Levant ? En France, la cigarette de Lucky Luke a été remplacée par un brin de paille, et dans l’adaptation en dessins animés pour la TV des aventures de Tintin, l’alcoolisme du capitaine Haddock est passé à la trappe. Même censure aux Etats-Unis, où la BD que nous aimions tant dans les années 70/80 ne se résume quasiment plus qu’à l’infantilisme débilitant des super-héros de Marvel ou DC Comics. Mais où sont passés les Wallace Wood, Richard Corben, Berni Wrightson, Jeff Jones, Vaugh Bodé, Joe Kubert et autres Will Eisner de notre, pardon, de « ma » jeunesse ?

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Masato Hisa ne risque pas d’être embêté par la censure. Ses monstres, même les plus épouvantables, sont dûment répertoriés par les folklores du monde entier, notamment les yokaï nippons. Et puis, ne se prenant jamais au sérieux, il évite tous les sujets qui pourraient fâcher. Osera-t-il un jour changer de registre ? Je le souhaite ardemment.

PS :

- On évitera Kokkoku de Seita Horio, une histoire de temps qui s’immobilise, mais pas pour tout le monde, histoire aussi lente qu’obscure où trop de personnages se ressemblent.

- Pour plus de renseignements sur les yokaï, je renverrai mon lecteur à l’excellent Dictionnaire des Yokai, de Shigeru Mizuki (Pika Edition), où environ 450 de ces créatures sont recensées avec illustrations et anecdotes. Sinon, voyez ou revoyez le remarquable animé de Isao Takahata, Pompoko (2008), où l’on assiste à un mémorable défilé de centaines de yokaï.

- Je recommanderai encore chaudement la formidable République du Catch de Nicolas de Crécy, BD publiée d’abord dans une revue japonaise, Ultra Jump, de novembre 2014 à mars 2015, avant de paraître en France chez Casterman. Parmi les personnages aussi improbables que hauts en couleur de cette drôle de république, voici une ribambelle de fantômes et d’esprits très farceurs qui font indéniablement penser aux yokaï nippons. Les échanges entre les BD françaises et japonaises sont fructueux. Ce n’est pas l’œuvre de Taiyou Matsumoto qui me démentira, lui qui a été si fortement influencé par Moebius. Et l’on ne manquera pas sa dernière série en cours, Sunny, sur la vie quotidienne dans un orphelinat.

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