Sans frémir, poursuivons l'exploration de la passionnante et ô combien exigeante discographie d'Autechre. Après un ambitieux Quaristice, leur dixième album, Oversteps et son complément, Move of Ten, proposaient en 2010 une autre approche, plus organique… voire, peut-être, plus optimiste ?
Rappelez-vous, c’était en 2010 : Philippe Katerine proposait enfin un successeur à Robots après tout, Massive Attack faisait un retour attendu avec Heligoland, Gorillaz bronzait sur une plage de plastique, Arcade Fire s’aventurait dans les Suburbs (et s’y égarait un peu), la chanteuse canadienne Grimes partait du côté de Giedi Geidi Primes, MGMT se faisait des congratulations à juste titre. Côté musique de films, Daft Punk mélangeait électro et classique pour la BO de Tron: Legacy et Trent Reznor poursuivait pour Hollywood le travail entrepris sur l’album d’ambient Ghosts I-IV avec l’excellente BO du non moins excellent The Social Network de David Fincher… Et… Bon, il n’y a pas grand-chose d’autre en 2010 qui m’ait beaucoup marqué les oreilles. À part Autechre et, au printemps, la sortie de Oversteps et Move of Ten, respectivement dixième album studio et dixième EP du duo constitué par Sean Booth & Rob Brown, faisant suite au tentaculaire Quaristice. Deux titres qui évoquent le mouvement : dépasser/outrepasser pour l’un, bouger de dix pour l’autre, si l’on opte pour une traduction littérale.
Dans la rubrique « Autechre et les nombres », pas grand-chose ne vient rappeler le nombre 10 à l’exception du titre de l’EP. C’est déjà ça. Penchons-nous plutôt sur les pochettes, inhabituelles : celle d’Oversteps est un cercle de peinture noire, aux coups de brosse bien visibles, qui évoque un retour à des choses matérielles, physiques. Celles de Move of Ten proposent à nouveau des cercles, tracés cette fois au stylo. Là aussi, le geste, l’effort, la matérialité. Exit, les abstractions auto-suffisantes des opus précédents ? Néanmoins, ce sont là des cercles, des figure auto-centrées pas vraiment ouvertes sur l’extérieur, le vaste monde et les papillons dans les champs de blé. Les titres des morceaux, hormis quelques exceptions (« see on see », « redfall » et « known(1) ») sont pour le moins énigmatiques, à nouveau dans le genre « mon chat a encore marché sur mon clavier ». (Il serait hautement intéressant de savoir 1) comment le duo attribue les noms aux morceaux et 2) comment ils les prononcent – allez articuler « pt2ph8 » ! (Pitoufeïte ?)
Allez, assez bavassé, pressons la touche lecture.
« Y'a un maximum de son qui font tripper c'est ma priorité » (Stupeflip, « La seule alternative »)
« r ess » introduit de manière éthérée Oversteps. Une longue intro qui va crescendo dans un espace sonore d’une profondeur vertigineuse. Une rythmique se bâtit et s’autodétruit à la moitié du morceau. On reste en terrain connu. Suit « Ilanders », à la même structure bipartite : une mélodie poussive, inquiète, est supplantée avec le temps par une seconde mélodie, dissimulée derrière la première. Pas désagréable du tout. Malgré son titre, « known(1) » ne nous mène pas forcément en zone connue, avec ses sonorités de clavecin déglingué. De la musique baroque pour une IA. Les morceaux suivants, « pt2ph8 » (ce titre…), « qplay » et « see on see » se distinguent par leur caractère plutôt… lumineux et inattendu.
D’aucuns reprocheraient à Autechre d’avoir laissé, depuis Confield, les rythmiques et les textures sonores prendre le pas sur les mélodies. Auquel cas « Treale » est le morceau destiné à mettre tout le monde d’accord, quand se déploient ses harmonies sombres et oniriques. Après une intro mystérieuse, les mélodies s’entremêlent, se superposent, éthérées et grésillantes, dans des motifs complexes, soutenues par une rythmique métronimique. Bâti sur une patiente montée qui délivre son dû à 4'45", c’est là un morceau émouvant et puissant comme Autechre ne l'avait pas fait depuis… depuis 1995 et le déchirant « Vletrmx21 ». Magnifique, majestueux, magique… les mots me manquent. Sans le moindre doute, le meilleur morceau du disque.
À ce sommet succède un moment de repos, « os-veix3 », plage aérienne ponctuée de percussions, de grésillements et d’accidents sonores qui surgissent de manière semi-aléatoire. On ne sait pas trop où cela mène, mais ça y mène bien néanmoins. Et c’est toujours mieux que le tintinnabulant « 0=O », vite agaçant. Le morceau suivant, « d-sho qub », suscite la surprise, quand Autechre se rappelle ses racines dansantes. Sauf que l’IDM est ici passée à la moulinette de ces messieurs Booth & Brown. Une mélodie primesautière et sautillante (dans la mesure où c’est Autechre) se voit rappelée à l’ordre par une rythmique martiale, presque dansante. Mais la lourde percussion ne tarde pas à s’emmêler les pieds dans le tapis et se termine de manière déglinguée.
Pas grand-chose à dire sur « st epreo ». « Redfall » voit ressurgir une mélodie aérienne doublée par des synthés menaçants ; « krYlon » mêle une douce intraquillité avec la légèreté, sans convaincre pleinement. « Yuop » est l’inquiétante conclusion d’Oversteps. Arpèges ténébreux, grésillements qui se posent, se superposent dans des motifs sonores inextricables, s’étendant à l’infini.
Avec ses morceaux plus amples et plus construits que sur Quaristice, Oversteps s’avère plus solide et moins lassant sur la durée – et les quelques morceaux faiblards sont pardonnés par l’immense « Treale ». La prééminence accordée aux mélodies étonne agréablement, comme si Booth & Brown délaissaient le parti pris abstrait des précédents albums pour une approche plus légère, plus organique, plus mélodique. Une réussite – encore.
Comme souvent, le travail entrepris sur le LP a été poursuivi par la parution d’un EP. EP comme « extended play » : le terme est faible. Avec dix morceaux pour cinquante minutes de musique, Autechre a offert avec Move of Ten la matière d’un album. Les titres demeurent encore imprononçables – un peu plus, album après album. À la différence de Quaristice, cet EP ne propose pas de remixes mais une poignée de variations et des morceaux qui, pour des raisons de cohérence thématique, n’ont probablement pas trouvé leur place sur Oversteps.
Ce nouvel EP débute par une agression sonique : « Echtogon-S ». Un déluge de percussions folles, derrière lesquelles se dissimule une mélodie pas de ce monde. Le ton est donné : les machines perdent les pédales et frappent fort. Le titre suivant, « y7 », est un dub déviant, long et souterrain. Que dire de « pce freeze 2.8i » sinon que, en plus d’être imprononçable, c’est un excellent morceau. Par la suite, « rew(1) » (qui ne fait musicalement pas référence à « known(1) » du disque précédent) revient aux racines hip-hop d’Autechre. Six minutes implacables, pleines de rebonds et d’inquiétudes. « nth Dafuseder.b » est une réinterprétation de la rythmique de « d-sho qub ». Tandis que l’original s’empressait de déconstruire cette rythmique terriblement dansante, la reprise l’installe au bord d’un abîme — un drone d’une profondeur inégalée, où flotte une mélodie aérienne et fragile. Superbe, voilà.
Dans le genre acid, « M62 » rappelle les riches heures d’Aphex Twin, pour six minutes pas déplaisantes du tout mais qui n’apportent pas grand-chose. Dans le lot des reprises/remixes identifiables, on trouve « Ylm0 » qui réinvente, en mieux, « krYlon » et « iris was a pupil » (tiens, un titre prononçable et compréhensible !) qui repart sur les bases de « Redfall » pour en tirer quelque chose de plus apaisé.
Le dernier morceau peut laisser dubitatif. « Cep puiqMX » possède quelque chose de la grandiloquence de « Ainsi parlait Zarathoustra » avec son ébauche de mélodie pompeuse. Une pompe foudroyée de bout en bout par des percussions devenues folles et qui se muent dans les dernières secondes en un déluge bruitiste. Dantesque. Loin d’être une conclusion à Move Of Ten, « Cep puiqMX » sonne presque comme une ouverture — quelque part vers d’autres ailleurs soniques, une nouvelle direction au son autechresque.
Cependant, avec un peu de méchanceté, on pourrait dire que Move Of Ten aurait pu s’appeler Move Of Five. Sur les dix morceaux, la moitié est d’une efficacité réjouissante – Autechre au mieux de sa forme –, tandis que les cinq autres sont juste bons, ce qui n’est déjà pas si mal. L’ensemble constitue un intéressant pendant à Oversteps, davantage axé sur les percussions.
Et maintenant, la minute complétiste. Oversteps et Move of Ten possèdent chacun une piste bonus japonaise. « Xektses sql » (Oversteps) s’avère d’un intérêt mineur : un morceau aux sonorités gommées/écrétées, qui ne décolle jamais vraiment. En revanche, « clnChr » (Move of Ten), sorte de reptation organique dans la dixième dimension et demi, convainc davantage. Voilà.
Oversteps et Move Of Ten poursuivent partiellement le virage amorcé avec Quaristice : des morceaux encore assez brefs, reposant parfois sur de véritables mélodies – certes bizarres, destructurées, démembrées mais des mélodies quand même, s’assumant telles quelles. On croirait parfois entendre des chansons, sans refrain mais avec un vrai début et une vraie fin. Ce n’est pas encore des mélodies à siffloter sous la douche (n’exagérons rien)… mais on s’éloigne encore de l’abstraction pure de la trilogie Confield/Draft 7.30/Untilted. Là où Quaristice proposait, au travers de morceaux et de leurs variations, un album à monter, Oversteps et Move Of Ten optent pour une division bipartite des choses : les mélodies sur un disque, les percussions sur l’autre. À nouveau, libre à l’auditeur de recomposer son album rêvé (titre envisagé : Moversteps !).
« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Albert Camus. À leur manière, Sean Booth et Rob Brown sont pareils au condamné : album après album, les deux compères poursuivent leur chemin vers les hauteurs, de plus en plus loin des vallées où résident les hommes. Après la lente mélancolie machinique des premiers disques, la rude escalade abstraite et la déconstruction/reconstruction, le tandem Oversteps/Move of Ten propose une nouvelle facette, pas moins brillante que les précédentes.
Plus haut, j’évoquais le mouvement que suggèrent les titres. Oversteps : outrepasser ? Move Of Ten : bouger de dix, oui, mais de quelle unité ? À la lumière des œuvres antérieures et ultérieures d’Autechre, ce diptyque donne plus l’impression d’un pas de côté que d’un bond en avant. Un double pas de côté, mettant tantôt l’accent sur les mélodies, tantôt sur les rythmiques, sorte de récréation pour le duo, en attendant la suite…