E comme elseq 1–5

L'Abécédaire |

Vaille que vaille, l'Abécédaire poursuit l'exploration de la discographie d'Autechre — objet musical fascinant si l'on est une intelligence artificielle ou un humain en passe de le devenir. Avec elseq 1–5, quintuple album d'un abord aride, le duo electro pousse encore un peu plus loin ses expérimentations soniques…

elseq 1-5, Autechre (Warp, 2016). 21 morceaux, 248 minutes.

0.

Rappelez-vous, c’était en 2016 : l’année commençait fort mal, avec le décès de David Bowie suivant de deux jours la sortie du fantastique, funèbre et final ★ ; elle se terminerait sur une note sombre, avec You Want It Darker de Leonard Cohen, qui aurait lui aussi le mauvais goût de décéder peu après. Higelin sortait aussi son ultime album, Higelin 75 (mais il attendrait un peu avant de quitter ce monde). Des come-backs aussi : PJ Harvey expérimentait le Hope Six Demolition Project, Radiohead faisait un retour inattendu avec le très beau A Moon Shaped Pool tandis que les Rolling Stones sortaient de leur sommeil cryogénique pour balancer Blues and Lonesome. Côté electro, Justice offrait un peu de sensibilité dans ce monde de brutes avec Woman et les Pet Shop Boys annonçait la couleur avec leur treizième album, intitulé Super (qui ne l’est pas tant que ça).

Et, après deux ans et demi d’un relatif silence, Autechre – alias ces messieurs Rob Brown et Sean Booth, alias l’un des groupes favoris de l’auteur de ces lignes – a déboulé en mai 2016 avec un nouvel album. Une véritable surprise, à peine annoncée par la diffusion préalable d’un premier titre en éclaireur sur une webradio. Et quel album ! Elseq 1-5 est une somme !

Depuis Quaristice, en même temps que le duo pénétrait dans une phase de post-abstraction (j'invente des termes si je veux) faisant suite à une première période techno-mélancolique et une séquence machinico-hermétique, Autechre a entrepris de se libérer du carcan du support physique – ou, à tout le moins de la durée standard d’un album. Avec Quaristice, son disque de remixes et son quadruple EP uniquement disponible en numérique, Autechre nous a offert quatre heures et demi de musique… mais basée sur un même matériel. Oversteps et l’EP Move of Ten, totalisant deux heures, sont deux faces d’un même projet. Puis, avec Exai, le duo s’est essayé pour la première fois au double album. Mais Elseq 1-5 renvoie tout ça au bac à sable pour amateurs : on a ici affaire à un quintuple album ! Oui, cinq comme les doigts de ta main, lecteur (sauf si tu t’appelles Django Reinhardt). S’agit-il d’un LP ou d’un EP ? Est-ce que cette question importe ? Ce n’est pas la première fois que Autechre s’affranchit du support disque : concernant Quaristice, huit ans avant elseq, Sean Booth déclarait que la version au format FLAC était le véritable album. De fait, le groupe ayant signifié avec elseq l’absence de sortie physique de l’album, il s’agit ici d’une nouvelle prise de distance avec les supports et les catégories traditionnels.

Dans la rubrique « Autechre et les nombres» : elseq est un titre bien équivoque. Certains exégètes parient sur « editedlive sequences », d’autres sur «  eleven sequel ». Tout est possible dans l’interprétation. Les artworks, pas vraiment révélateurs, sont dus, comme de coutume, aux graphistes de The Designers Republic : simples et minimalistes, les cercles et carrés noirs d’elseq s’inscrivent dans la droite lignée des artworks d’Exai ou Quaristice. C’est sobre, un peu trop même.

Au fil de ses quatre heures, elseq 1-5 égrène vingt-et-un morceaux, dont dix frôlant ou dépassant les dix minutes, et trois franchissant sans sourciller la barre des vingt minutes – le plus long s’étirant sur 27 minutes. Seuls deux morceaux comptent 5 minutes ou moins. Nombres mis à part, qu’en est-il ? Il est bien joli de faire long, encore faut-il faire bien. Las, elseq se laisse difficilement apprivoiser, nécessitant un coûteux investissement en temps de la part de l’auditeur – allez écouter d’une traite ces quatre heures de musique et ces morceaux de vingt minutes ! Impossible d’en parler correctement après une première écoute. Ni la deuxième. Ni la troisième. Ni la qua…

Bref. Appuyons gaiement sur la touche ▶

1.

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Morceau introductif, « Feed1 » a été lancé en éclaireur quelques jours avant la sortie de l’album. Long, sombre et tortueux : deux adjectifs qui conviennent à une bonne part des morceaux d’elseq. Comme entrée en matière, on a vu plus accessible (« Altibzz » sur Quaristice, « R Ess » sur Oversteps). Avec ce morceau aux textures râpeuses, le duo ne cherche sûrement pas à se gagner de nouveaux auditeurs.

Le morceau suivant, « c16 deep tread », ne nous rassure absolument pas sur la santé mentale de Brown & Booth. Une cavalcade déjantée qui s’effiloche peu à peu. Avec « 13x0 step », les deux musiciens rappellent qu’ils savent concevoir des pistes dansantes. À leur manière, bien entendu. La techno indus de leur premier EP ne sera plus jamais de mise, mais ce morceau-ci est une réjouissante réinterprétation de leur musique première manière, avec des synthés laseroïdes qui déconnent. Retour aux textures râpeuses avec « Pendulu hv moda », lente reptation mélodique qui s’élève peu à peu. elseq 1 se conclue avec les chuintements rythmiques de « curvcaten ».

 

2.

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elseq 2 ne comportent que trois morceaux, et débute justement avec le plus long de l’ensemble : « elyc6 0nset », vingt-sept minutes au compteur. Un magma de bruitages divers, où surnage des notes plaintives. J’aurais envie de m’ébahir, mais le morceau est bien trop long et s’épuise à mi-parcours, tombant dans les travers qui menaçaient déjà sur Untilted avec « Sublimit » – à savoir un truc qui ne sait pas trop où il va. À côté, le bref « chimer 1-5-1 » ressemble à un carillon désaxé, du genre à se renverser dans des dimensions de plus en plus approximativement parallèles. Le morceau se désagrège à mi-parcours, tout comme le suivant : « c7b2 » commence à la manière d’une marche improbable et finit par ressembler à l’un des contes robotiques de Stanislas Lem – ses inventeurs Trurl et Klapaucius ont créé une machinerie absurde et immense, et ces idiots ne savent plus comment l’arrêter.

 

3.

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Trois morceaux pour elseq 3 aussi : du long, du bref et du long. Le premier, « eastre », n’a rien d’un easter egg, sauf si celui-ci était bien visible et donnait l’impression d’une énorme boule de mal-être incapable de passer à autre chose. Vraiment incapable de passer à autre chose. Vraiment vraiment incapable de passer à autre chose. Tiens, je me risquerai à un jeu de mot du genre « diseastre »… Par comparaison, « TBM2 » serait presque un morceau funky : poum-poum-tchack, que pas grand-chose ne vient perturber. Un étrange morceau, à la fois rythmé et ouaté. Imaginez Robbie le robot, sous acide, qui se déhanche au ralenti. Enfin, les vingt-cinq minutes de « mesh cinereaL » forment l’un des sommets de elseq 1-5 : une longue jam douloureuse, qui mute à mi-parcours ; des voix distordues tentent d’émerger du magma sonore. Lancinant comme une carie – croyez-moi, croyez-moi pas, ceci est un compliment.

 

4.

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Au cours de l’écoute d’un album épuisant, il vient des moments où l’attention se relâche : c’est le cas pour ce quatrième disque, coincé entre le disque central et le disque conclusif. « acdwn2 » (acid down ?) est le rejeton lointain du martial « LCC » – un rejeton mutant, peut-être un peu moins hostile. « foldfree casual » est un morceau dont les élans aériens sont contrés par des perturbations sonores de plus en plus prégnantes. « latentcall » n’aurait pas déparé sur Exai. Long d’un quart d’heure, cette cavalcade mécanique est une fuite en avant soutenue par des synthés mélancoliques.

Morceau le plus court de tout l’ensemble avec ses quatre minutes, « artov chain » est une vignette, assez classique : basse menaçante à la périphérie du regard (façon de parler), mélodie brisée avançant en crabe, perturbations soniques façon assaut de virus informatique… avant que les mutations transforment la petite pièce instrumentale en autre chose. Le disque se termine avec « 7th slip », qui est, littéralement, une glissade folle – façon toboggan aquatique qui passe par des abîmes dimensionnels. Ça pourrait être aussi un extrait de la bande-son de Thumper pour les niveaux non-euclidiens que les développeurs n’ont pu mener à bien, faute d’avoir réussi leurs jets de SAN.

 

5.

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L’auditeur épuisé arrive enfin au cinquième disque… mais il n’y a pas de place ici pour la fatigue. L’introductif « pendulu casual » tient de la déambulation dans un palais des glaces : joli mais vite ennuyeux. Rythmique méticuleuse et climat d’inquiétude caractérisent « spTh ». Comme son titre l’indique, « spaces how V » donne dans le spacieux avec ses réverbérations, sur lesquelles se greffent ses micro-rythmes grésillants et ses fulgurances lumineuses… avant que l’espace ne se réduise et devienne étouffant à mi-parcours. Avec son rythme martial, « freulaeux » ressemble à une nouvelle fuite en avant éperdue. Redoutable. Enfin, enfin, « oneum » et ses textures vibrantes est le morceau conclusif par excellence, dans la droite lignée de « YJY UX » (Exai), « Yuop » (Oversteps) ou « Rsdio » (Tri Repetae). Un morceau élégiaque au possible.

 

En somme, les morceaux composant elseq 1-5 s’inscrivent dans la lignée d’Exai : des textures sonores rugueuses, des pistes n’évoluant que peu au fil du temps. Le retour aux mélodies, aux « chansons  » (si l’on peut dire) d’Oversteps semble tout ce qu’il y a de plus révolu. On pourra faire au duo les mêmes reproches qu’à Quaristice ou Exai : respectivement ne pas avoir su faire le tri ni tailler dans le vif. Ces morceaux dépassant les vingt minutes relèvent-ils de l’indulgence coupable ? Le pouvoir a-t-il été intégralement délégué aux machines ? Inversement, on peut entendre ici la poursuite des recherches sonores, débarrassée des contingences des limites du support matériel.

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Plus haut dans ce billet, je parlais de silence relatif entre la sortie d’Exai et celle d’elseq : en 2015 est paru en numérique AE_LIVE en 2015, un ensemble de neuf concerts pour autant d’heures de musique. Cet ensemble de sets live, au son tout droit capté sur les machines (pas de bruits du public, donc) permet de percevoir l’adéquation totale entre le son studio d’Autechre et le son live. J’ai eu le plaisir d’assister à un concert d’Autechre – à Berlin, en mars 2008, lors de la tournée Quaristice. Le contraste était flagrant entre ce que j’ai entendu ce soir-là et ce que j’avais l’habitude d’écouter sur les albums studio : les deux n’avaient pas grand-chose en commun. En live, des impros azimutées, parfois brutales et assourdissantes ; des compositions précises et méticuleuses côté studio. À l’aune d’AE_LIVE et des albums récents, on constate à quel point cette distinction s’efface : live comme studio, ce sont désormais les mêmes sonorités, la même matière sonore triturée au fil d’improvisations folles, sans rabotage. Çà et là, on entend au fil de ces enregistrements live des séquences qui réapparaitront in extenso dans elseq 1-5 ou dans le (monstrueux) projet suivant (que j’aborderai dans un prochain billet), les NTS Sessions.

Avec Untilted, Autechre signait l’aboutissement du « gregegancore » (poke Siméon Marc Raoul) ; Quaristice et les albums suivants voient Autechre s’aventurer toujours un peu plus loin dans des dimensions inouïes. Comme bande-son des romans de Greg Egan, ça fonctionne toujours… mais plutôt pour la trilogie « Orthogonal » et Dichronauts, ces romans situés dans des dimensions aux lois physiques différentes. Avec elseq 1-5, Rob Brown et Sean Booth ont proposé sûrement l’un des disques les moins accessibles de leur discographie. Long et imposant (et mutant d'une écoute l'autre), à la fois austère et foisonnant, et surtout passionnant.

Introuvable : bleeeeep
Inécoutable : ndju_qd
Inoubliable : hijhuze.n82

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