Autechre, toujours un peu plus loin dans l'abstraction… Sorti en 2013, Exai, onzième effort du duo et roboratif double album, questionne encore davantage les notions de rythme, mélodie et musicalité, pour un résultat passionnant — du moins, aux oreilles exercées.
Rappelez-vous, c’était 2013, l’année des come-backs. Une série de retours initiée dès l’été 2012 avec Anastasis de Dead Can Dance (un coup d’épée dans l’eau, dommage), et appuyée dès les premiers jours de janvier 2013 : un retour que plus personne n’attendait, celui de David Bowie avecThe Next Day, fort solide album paru dix ans après le décevant Reality. A suivi un autre retour, attendu depuis sept ans comme le messie : Boards of Canada avec le funèbre Tomorrow’s Harvest ; oui, il y a bien eu aussi les Daft Punk avec le funkyRandom Access Memories. Enfin, Nine Inch Nails avec Hesitation Marks, où Trent Reznor prouvait qu’il s’en sort désormais bien mieux du côté des bandes originales. Moins attendu avec son rythme quadriennal, Depeche Mode est revenu aux affaires avec Delta Machine, galette sympa sans plus. N’oublions pas Janelle Monae, qui poursuivait son bout de chemin avec The Electric Lady. Et après une éclipse de trois interminables années, Autechre est revenu aux affaires.
Que faire lorsqu’on s’appelle Sean Booth et Rob Brown, qu’on a derrière soi une dizaine d’albums et autant d’EP allant d’un ambient mélancolique (Incunabula) à une pure abstraction (Untilted), qu’on a distancé le légendaire Aphex Twin en matière de créativité et de longévité et qu’on a reçu une lettre de fan de la part de Thom Yorke ? Eh bien, la seule chose à faire semble de continuer sans trop se poser de questions… mais toujours façon « gregegancore ».
En 2010, le diptyque Oversteps/Move of Ten s’achevait sur le foudroyant « Cep puiqMX » ; Exai, onzième effort d’Autechre, voit le duo creuser son sillon encore un peu plus loin et commencer à s’affranchir des limitations. Leur neuvième album, Untilted, se concluait sur le long et mutant « Sublimit » : ici, optons plutôt pour « overlimit ». De fait, avec ses dix-sept morceaux et ses deux généreuses heures de musique, Exai est le premier double album du duo. Et le dernier à avoir une forme physique : les suivants s’en affranchiront.
Dans la rubrique « Autechre et les nombres », c’est simple. Exai représentent les lettres x et i – qui signifient 11 en chiffres romains – prononcées à l’anglaise. Exai, c’est aussi XI + AE : 11 plus les initiales du groupe. Quant à la sobre pochette, œuvre des inoxydables graphistes The Designer Republic (à qui l’on doit une bonne part des pochettes d’Autechre), elle représente un pseudi QR code de 11 × 11. Cela, sans oublier quelques morceaux aux titres rappelant le nombre 11 (« t ess xi » ou « 1 1 is »).
Tout cela est bel et bon mais musicalement, ça donne quoi ?
Eh bien, ça tabasse. Après quelques secondes de silence, l’introductif « FLeure » (qui n’a rien de floral : on n’est pas au pays de Candy) vous rectifie la tête au carré. Enfin, les oreilles. Rarement on a entendu introduction plus inamicale – auditeur qui entrez ici, abandonnez toute espérance. Quand ses derniers soubresauts s’arrêtent enfin, « irlite (get 0) » prend le relai avec majesté. Grésillant, hésitant au départ, « irlite (get 0) » gagne en assurance avec sa mélodie (parce que, oui, il y a une mélodie qui apparaît) délicate, vire au free jazz de la onzième dimension… et alors que le morceau fait mine de marquer le pas vers sa quatrième minute, c’est alors qu’il se déploie et devient magnifique… Vous savez, les dimensions cachées repliées sur elles-mêmes. Imaginez que l’une d’elle se déplie et emplisse tout l’espace. C’est l’idée. On retrouve dans ce morceau un peu de la folie grandiloquente qui imprégnait « cep puiqMX ». On pourrait également qualifier « irlite (get 0) » de slictueux, puisqu’à ce stade-là, les adjectifs de Lewis Carroll font très bien l’affaire.
Les morceaux suivants, aux titres évocateurs (ou non) sont plus brefs, et tabassent, chacun à sa manière. Dans le lot, notons « vekoS », c’est comme ce boss de jeu vidéo qui vous balance des cubes à la figure. Sauf que là, ce sont des hypercubes. « tuinorizn » a un titre qui évoque un mauvais médicament : musicalement, sa mélodie maladive lui fait écho. Tout cela semble paver le chemin pour « bladelores », façon course d’obstacles. Vous avez traversé les précipices dimensionnels, et voici le dernier bout de sentier avant le boss de mi-niveau. Une rythmique simple au-dessus d’un principe, qui prend de l’ampleur, tandis qu’une ligne de synthé rebondissante gagne en netteté : au bout de deux minutes, elle assume enfin son côté grandiose, inexorable, portée par des chœurs synthétiques (ou quelque chose qui s’en approche). Car, grandiose, le morceau l’est. Sans nul doute, « bladelores » tient du monument, parfait pour conclure le premier disque de ce double album. Booth et Brown sauront se souvenir de la conclusion pleine de souffle de ce morceau – un souffle façon vents de l’apocalypse.
Après ce déferlement, « 1 1 is » reprend tout timidement les choses en main sur le second disque. Suivent « nodezsh » et « runrepik », pas forcément plus amicaux… mais ce n’est rien comparé à « spl9 ». Qui vous tabasse. Encore. Vous ne savez pas pourquoi mais il vous tabasse quand même. Comme si vous étiez dans un tunnel et que des streumons interdimensionnels jaillissaient de partout. Troisième morceau d’ Exai à dépasser la barre des dix minutes, « cloudline » semble ne mener nulle part, confis dans sa ouate. Cela dit, après « spl9 », ce n’est pas un mal. Néanmoins, le répit est bref : « deco Loc » avec ses samples de voix distordus questionne la santé mentale de ses concepteurs ; juste après, « recks on » fait mine d’être abordable, avec son rythme basique, façon batteur qui s’entraîne. Évidemment, ça ne dure pas, avec ce souffle façon Dark Vador passé au laminoir. Mais à mi-chemin, le morceau fait profil bas, inquiet.
Sean Booth et Rob Brown savent conclure un album. Exai n’échappe pas à cette règle, avec « YJY UX », morceau qu’on ne pourra qualifier que de lumineux. Enfin, la bonus track japonaise vaut le détour et c’est tant mieux : « keyosc » (kiosque ?), avec ses sonorités métalliques, a quelque de zen (en cherchant bien).
Après cette somme constituée par Exai, autant dire qu’on n’espérait pas de rab. Et pourtant, fidèles à la tradition réinstituée depuis Quaristice d’accompagner le LP d’un EP, Brown et Booth ont sorti à l’automne 2013 un EP : L-event, dont le titre rappelle de manière assez évidente qu’il s’agit du onzième EP du duo (« eleven »). Bien que quatre fois plus bref qu’Exai, L-event s’avère quatre fois moins accessible. Rythmiques torturées, mélodies aux abonnés absents, travail accru sur les sonorités, ses vingt-six minutes se méritent. « tac Lacora » surprend par son bridge inattendu à 3’28" ; les autres… je ne sais pas trop comment en parler. Une petite déception en somme : plus râpeux encore que sur Exai, le travail sur les textures sonores n’accroche guère l’oreille. Tant pis.
Ambitieux, Exai et L-event poussent les choses encore plus loin qu’à l’accoutumée. Qu’est-ce qu’un rythme, qu’est-ce qu’une mélodie ? L’évolution logique de la discographie du duo, qui fait de l’approche mélodique d’Oversteps un pas de côté plutôt qu’un pas en avant. On pourrait également céder aux poncifs et dire d'Autechre qu’il fait peu de concession à l’endurance de son auditeur – mais au vu de la suite, roborative, de la discographie, abstenons-nous.
Une chose demeure sûre : les albums se suivent sans se ressembler. Il est souvent facile de dire que tel morceau ressemble à tel morceau précédent mais en différent : « Ah oui, c’est "Teartear" mais en plus ceci ou moins cela ». Nope. Avec Autechre, rien de tel. Rien ne ressemble vraiment à quelque chose qui a déjà été fait, entendu. Mais qu’en est-il de la pertinence ? Le duo semble avoir largué les amarres depuis belle lurette, et je ne sais trop qu’en penser. Sur Reddit ou les forums spécialisés. (WATMM, Xsilence.net), les amateurs s’enflamment, n’hésitant pas une seule seconde à comparer Autechre aux grands noms de la maison, de Mozart à Xennakis en passant par Stravinsky. Pourquoi pas. Et s’ils avaient raison… J’ignore de quoi demain sera fait musicalement mais je serai ravi de savoir Booth et Brown érigés en jalons pour les siècles des siècles (amen, toussa).
D’ailleurs, l’une des choses appréciables au sujet des deux musiciens est leur modestie, leur pragmatisme quant à leur façon d’aborder la musique. À leurs yeux, il ne s’agit pas tant de repousser les limites de territoires musicaux que de… eh bien, que de retranscrire des souvenirs. Sérieux, les mecs, avec une musique comme la vôtre, je me demande bien…