K comme Kesto (234.48.4)

L'Abécédaire |

Avec Kesto (238:48.4), on se lance dans une épreuve d'endurance. Cinquième et quadruple album du duo finlandais d'electro Pan Sonic, Kesto passe par divers états, du plus bruitiste au plus aérien, en une manière d'imposante synthèse… De quoi se râper les tympans façon toile émeri avant de s'irradier l'encéphale ?

Kesto (234.48.4), Pan Sonic (Blast First / Mute Records, 2004). 33 morceaux, 234 minutes.

Kesto ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Si votre serviteur n’a tendance qu’à jurer par Autechre, le monde fabuleux des musiques électroniques va bien au-delà du duo de Sheffield. Néanmoins, c’est par l’intermédiaire d’Autechre que j’ai découvert Pan Sonic, autre duo – avez-vous remarqué que beaucoup de groupes dans l’electro sont des duos : Plaid, Boards of Canada, les Daft Punk, les Chemical Brothers, David & Cathy Guetta – originaire de Finlande. Le lien : un chroniqueur musical, 5:4, comparait l’énorme EP Quadrange et sa composition quadri-partite à celle de Kesto (234.48.4), cinquième – et quadruple – album de Pan Sonic. (Remarque de chipoteur en chef : ce n’est pas avec le seul EP Quadrange qu’il faut comparer Kesto mais bien tout Quaristice.)

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Fondé à Turku en 1993 (l’année de la sortie d’ Incunabula d’Autechre, je dis ça je dis rien), composé de (feu) Mika Vainio et Ilpo Väisänen (et temporairement d’un troisième larron, Sami Salo, qui a quitté le groupe en 1995, peu après la sortie du premier album), Pan Sonic a sévi jusqu’en 2009 et a sorti une douzaine d’albums dans l’intervalle. Dans le lot donc, ce Kesto (234.48.4), dont le titre signifie « endurance » ; les nombres indiquent la durée précise de l’album.

Deux cent trente quatre minutes, quarante-huit secondes et quatre millièmes de secondes de musique, voilà qui nécessite précisément une certaine endurance.

Et appuyons gaiment sur la touche lecture ! Mais… est-ce que le disque est rayé, le fichier corrompu ou Deezer en rade ? C’est avec un bruit blanc aussi aimable que du papier émeri gros grain que débute « Rähinä I », alias « Mayhem I ». Chaotique, c’est le moins que l’on puisse dire : le morceau est un coup de polisseuse dans tes oreilles. Rythmique martiale, approche bruitiste, les trois minutes du morceau ne font pas dans la dentelle sauf si celle consiste en plaque d’acier. Pan Sonic revendiquait l’influence d’Einstürzende Neubauten, de Suicide (groupe auquel l’un des morceaux est dédié) et de la musique industrielle : cela s’entend pour le moins, et le premier disque est à cette aune bruitiste. On retiendra « Pakoisvoima / Fugalforce », qui ressemble à la rencontre sur une table de dissection d’une scie électrique et d’un marteau piqueur. Deux autres occurrences de « Rähinä » viennent ponctuer cette première partie, chacune un peu moins abrasive que la précédente – la deuxième itération, ce sont les robots d’usine qui vont en boîte de nuit ; la troisième, c’est leur vilaine gueule de bois.

Quatre heures d’electro indus de ce genre, voilà de quoi finir avec les oreilles en sang. Ça tombe bien, le deuxième disque n’a rien à voir avec le premier. Je veux dire par là qu’il est un peu moins rugueux, comme si vous remplaciez le patin abrasif grain 40 de votre ponceuse par du grain 80. L’aspect industriel cède la place à une approche plus… audible. Ce qui donne parfois des résultats aux ambiances flottantes, oniriques, comme « Valomuuntaja / Light-Transformer ». Le disque s’achève sur le mur sonore de « Arkiten / Arctic », sept minutes où se perdre comme en plein blizzard.

Et c’est par… une chasse d’eau que débute le troisième disque, avec le bien nommé « Viemärimaailma / Sewageworld » – le monde des égouts. Dans ce morceau introductif, Pan Sonic délaisse la ponceuse (et la perceuse et le marteau-piqueur dans la foulée), pour offrir à la place un ambient expérimental. Bourdonnements lointains, ambiances rêveuses mais jamais pleinement confortables, structures erratiques. Et rassurez-vous : si le son de la ponceuse vous a manqué, « Käytävä / Corridor » vous repolit votre couloir. Longuement. À nouveau, les deux Finlandais agressent gentiment les tympans de l’auditeur, testant les limites de son audition : le son va du brutal au quasi-inaudible, et le plus souvent sans crier gare. Les titres sont à l’avenant ; ils n’évoquent plus l’aspect physique des choses (premier disque) ou des objets (deuxième disque), mais des lieux (« Käytävä / Corridor », « Pakkasen Holvit / Arches of Frost ») ou des sensations (« Selittämätön / Inexplicable »). Le disque 3 s’achève sur les dix-huit minutes de « Linjat / Lines ».

Mika Vainio et Ilpo Väisänen évoquaient l’influence du peintre Francis Bacon pour cet album. Bacon, dont les tableaux s’organisent souvent en tryptique. Sauf que… Kesto compte quatre parties. Si les disques 1 à 3 formaient un itinéraire dans la lenteur et la déconstruction, le disque 4 célèbre les vertus de l’hypnotisme : les soixante et une minutes de son unique morceau, « Säteily / Radiation », vous emmènent… loin. De lentes oscillations, à première écoute répétitive, mais aux subtiles variations. On pense aux travaux d’Éliane Radigue, spécialiste en la matière (un exemple). Certains ont plutôt évoqué Edouard Artemiev, compositeur russe de musiques de film : le nom ne vous dit peut-être pas grand-chose mais le bonhomme est l’auteur des BO de Solaris, Le Miroir et Stalker d’Andrei Tarkovski. Néanmoins, c’est à Charlemagne Palestine – compositeur américain œuvrant essentiellement dans le minimalisme, et avec qui les Finnois avaient collaboré quatre ans plus tôt sur l’album Mort aux vaches – que le morceau est dédié. Pas de « strumming » comme Charlemagne Palestine en est friand dans ses compositions pour piano (un exemple), mais un résultat tout aussi hallucinogène. Quand, dépouillée de la matière (issue, les synthés et les beats, il ne reste plus qu’une onde sonore éternelle.

La comparaison de Kesto avec Quaristice s’avère assez frappante sous le simple aspect structurel. Dans les deux cas, une première partie abrasive trouve un écho dans une deuxième partie plus accessible ; la troisième ralentit le tempo et tend vers l’expérimental ; la quatrième et dernière est une longue plage de pure ambient. S’agissait-il d’un hommage aux Finnois de la part des deux Anglais ? Quoi qu’il en soit, les deux Finlandais démontrent en près de quatre heures toute l’étendue de leur palette sonique – laquelle va de l’electro indus au drone le plus hypnotique.

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Colorés, les quatre premiers albums…

Au sein de la discographie de Pan Sonic, ce Kesto semble occuper une place à part, ne serait-ce que par son ambition. S’il ne diverge pas fondamentalement des précédents quatres précédents disques du duo, ce quadruple album en constitue un récapitulatif très structuré, les facettes bruitistes/techno/expérimentales se retrouvant réparties sur autant de disques, et préfigure la suite : on retrouvera certaines sonorités sur Katodivaihe / Cathodephase, trois ans plus tard. Fun fact : sur ce sixième disque, Mika Vainio et Ilpo Väisänen collaboreront avec la violoncelliste islandaise Hildur Guðnadóttir, dont j’évoquais récemment le superbe Leyfðu Ljósinu . Côté pochettes, les monochromes des quatre premiers disques sont remplacés par des photographies mettant en valeur des textures ou des objets usés, abimés par le temps (à une exception : l'image accompagnant le disque 4).

Vient maintenant une petite pirouette – chacun jugera de sa réussite – pour rattacher ce Kesto 234:48.4 à la science-fiction. Si la musique d’Autechre (alias la mesure de toute chose pour votre serviteur) pourrait être surnommée egancore, car parfaite musique liturgique pour les écrits du pape de la hard SF, je ne sais trop où situer littérairement Pan Sonic. Peut-être du peterwattscore ? Dans le genre « paf-dans-ta-face », les quatre disques de Kesto constituent une appréciable bande-son à Vision aveugle et Échopraxie.

Bon. C’est sûr que si vous préférez le jase, cet album n’est pas pour vous.

Introuvable : non
Inécoutable : laule
Inoubliable : oui

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