Ijon Tichy

De A à Z |

Émoi dans l’Institut Galactronique de Tichologie : un infâme albumineux a entrepris de rassembler les écrits du Lunar Excursion Module, autrement connu sous le nom de LEM, écrits centrés autour de la personne d’Ijon Tichy, afin d’écrire moult inepties à leur sujet. Voyages électriques, mémoires et autres réminiscences… vous saurez tout d'Ijon Tichy, y compris les aventures dont il est absent.

Parmi les lecteurs attentifs du blog Bifrost, certains se seront peut-être aperçus que, au sein de la vaste bibliographie de Stanislas Lem, il est quelques livres que je n’ai pas abordés. Le premier est Solaris, pour des raisons évidentes : beaucoup de choses ont déjà été dites sur ce roman et je doute avoir quoi que ce soit de pertinent ou de nouveau à ajouter à ce sujet ; peut-être m’autoriserai-je quelques mots sur les trois adaptations en film (celles de Steven Soderbergh et d’Andrei Tarkovski, que tout le monde connaît, et celle de 1968, globalement ignorée) et les inspirations musicales du roman. Le second, ou plutôt les seconds, ce sont les romans et recueils ayant trait au personnage récurrent d’Ijon Tichy, objets de la présente bafouille : Le Congrès de futurologie, Mémoires d’Ijon Tichy, Les Voyages électriques d’Ijon Tichy et Les Nouvelles Aventures d’Ijon Tichy, sans oublier le roman inédit en français, Wizja Lokalna et plusieurs textes épars (dont une poignée de textes non traduits). Un personnage récurrent donc, qui traverse l’œuvre de Stanislas Lem : sa première apparition remonte à 1954, la dernière à 1996 – il s’agira d’ailleurs de l’un des derniers textes publiés de l’auteur avant son décès en 2006.

Ijon Tichy, donc… Un sacré bazar pour s’y retrouver, les nouvelles et novellas relatives au bonhomme ayant été publiées dans un joyeux désordre qui rend difficile de s’y retrouver. Car comment aborder Ijon Tichy ? Dans un premier temps, il sera question des voyages de notre explorateur – des voyages rassemblés pour la plupart dans le recueil Les Voyages électriques d'Ijon Tichy et, pour les autres, dans divers supports. Et, pour ajouter de la confusion à ce qui est déjà un joli bazar, on va appeler cet ensemble de voyages le « Journal des étoiles ». Tout simplement parce que c'est le titre original, et que « voyage électrique » n'a absolument aucun sens (si ce n'est de rappeler les Contes inoxydables… ce qui n'a pas non plus grand sens ici : certes, les robots sont présents dans les aventures de Tichy mais n'ont souvent qu'une place marginale). Suivront les Mémoires d'Ijon Tichy, Le Congrès de Futurologie, l'erratum au « Journal des étoiles », les Nouvelles Aventures et ce que j'appellerai ses « Dernières Aventures », à savoir les textes tardifs. Sans oublier le passage de Tichy à l’écran, que celui-ci soit grand ou petit.

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Ijon Tichy au congrès de futurologie, par Caza.

Ijon Tichy, personnage versatile vivant dans un monde aux contours flous… Et quel drôle de nom : « Ijon » ressemble un peu à « ion », et voilà pour la dimension scientifique. Quant à son nom de famille, Tichy rappelle le mot polonais « cichy », calme, ou bien le russe « тишина » [tichina], silence. Le bonhomme se montrera pourtant bien loquace au fil de ses aventures…

Qu’est Ijon Tichy ? Un futurologue ? Un astronaute ? Un explorateur ? Un scientifique ? Un affabulateur invétéré ? Un peu de tout ça et souvent autre chose. Ses aventures le placent parfois dans un cadre terrestre et (à peu près) réaliste, parfois dans un cadre spatial déjanté. Ijon Tichy, c'est en fait le baron de Münchhausen du cosmos. Un type à qui il arrive des aventures incroyables dont on ne peut être guère certain de l'absolue véracité. L’incipit de ce billet ne ment pas, il existe une discipline scientifique dévouée au personnage, la tichologie. Du moins, c’est ce que prétend Tichy par le truchement de son ami, l'omniprésent professeur Tarantoga. Alors allons-y gaiment…

 

Le Journal des étoiles

Quand notre Polonais crée le personnage d’Ijon Tichy en 1954, il n’en est qu’au début de sa carrière. Il a publié Feu vénus (1951) et se prépare à sortir Obłok Magellana (1955) ; le meilleur de son œuvre est encore à venir. L’essentiel des nouvelles consacrées au bonhomme – sous le titre générique de « Journal des étoiles » – va paraître par salve, au fil des recueils parus en Pologne. Vu de France, cette évolution est moins perceptible, car comme évoqué plus haut, l’essentiel du « Journal des étoiles » est contenu dans le recueil francophone Les Voyages électriques d'Ijon Tichy. En effet, suivant les éditions et les langues, ce « Journal des étoiles » change de forme.

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Du « Vingt-Deuxième Voyage » de 1954 au « Vingtième Voyage » de 1971, on compte au total quinze voyages, dont douze figurent au sommaire des Voyages électriques et deux dans l’anthologie de SF de l’Est proposée par Darko Suvin, Autres Mondes, Autres Mers ; le quinzième voyage est désormais introuvable, on va revenir là-dessus. Et, oui, les nouvelles ont toutes un numéro mais ne sont pas parues dans l’ordre numérique. Si j’étais Stanislas Lem, j’inventerais même une discipline chargée d’étudier cette situation, cela s’appellerait la « stellodiarologie ». Cela sonne comme le nom d’une maladie. À vrai dire, mieux vaudrait opter tout simplement pour ce que le commun des mortels appelle une bibliographie.

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Les Voyages électriques, donc, un recueil introduit non pas par une mais par deux préfaces (soyons généreux), censément rédigées par un expert en tichologie, le professeur A.S. Tarantoga. Au passage, Stanislas Lem plaisante sur son nom : on prétend que LEM aurait écrit ces Voyages… Foutaises, on sait que Lem est l’acronyme de Lunar Excursion Module : comment un tel cervelet électronique aurait-il pu écrire tout ça ?

On fait la connaissance de Tichy pendant son « Septième Voyage » (1964), lorsque son astronef tombe en rade. Tichy n’a d’autre choix que de passer par des vortex dont les effets gravitationnels gauchissent l’espace-temps : notre héros est confronté à des doubles de lui-même, décalés dans le temps et pas très coopératifs… Tout effet secondaire de l’alcool n’entre évidemment pas en ligne de compte…

Montée en grade pour son « Huitième Voyage » (1966) : Tichy est désigné ambassadeur terrien auprès de l’Organisation des Planètes Unies. Il est pris sous son aile par un Tarracanien, lequel a fort à faire pour plaider pour la Terre et son absence d’accomplissements positifs. Un twist final vient tout bousculer.

Suivent quelques autres excursions extraplanétaires. Pour son « Onzième Voyage » (1961), Tichy est envoyé sur une planète où un vaisseau s’est écrasé. Pas de nouvelles : on sait seulement qu’une calculatrice, biberonnée aux œuvres de Sade et Sacher-Masoch, a pris le pouvoir avec une civilisation de robots. Déguisé en robot justement, notre héros s’y rend. Et y découvre la terrible vérité… que le lecteur aura déjà devinée. Lors du « Douzième Voyage » (1957), ce cher Ijon teste l’extenseur temporel, invention de Tarantoga, et se rend sur la planète Amaraupie où il essaie de créer une civilisation en accéléré… Évidemment, ça se passe mal et c’est ça qui est réjouissant. Avec son « Treizième Voyage » (1957), Tichy veut rencontrer le formidable Grand Maître Oh, mais atterrit à la place sur la planète Pinta, recouverte d’eau en vertu d’un édit aussi ancien qu’absurde, et dont les habitants veulent devenir des poissons. Avec sa boîte de poisson en boîte, Tichy fait office de suspect. La planète jumelle Panta ne vaut guère mieux : tous les habitants y sont identiques et interchangeables. Là aussi suspect, Tichy est condamné à la « personnalisation », chose qui lui va bien. Le « Quatorzième Voyage » (1957) consiste en extraits du journal de Tichy, qui se rend sur la planète Entéropie, essaie d’y comprendre ce que sont les sapettes (et n’y parviendra pas). Ce sera cependant l’occasion d’aventure échevelée impliquant un prédateur invincible et des chutes localisées de météorites. Mais on ne saura toujours pas ce que sont les sapettes. Cette aventure aura son importance plus tard, on y reviendra.

Si le cosmos est tel qu’il est, on le doit à Tichy, ce qu’il explique dans son « Dix-Huitième Voyage » (1971). Un ami scientifique du prof Tarantoga a découvert que l’Univers vivait à crédit, le Big Bang ayant emprunté une énergie qu’il lui faudra bien rembourser à un moment… ce qui signifiera la fin de l’Univers, sauf si on modifie les paramètres. Avec quelques collaborateurs, Tichy tente de redresser les choses, mais les collaborateurs en question font des conneries, ce qui explique l’état de l’Univers. C’est là une amusante pochade, moins réussie que le « Vingtième Voyage » (1971). Celui-ci commence quand un double futur de Tichy débarque avec une chronomobylette et lui déclare qu’il doit aller au XVIIe siècle pour sauver le monde. Le présent Tichy est récalcitrant mais finit par obtempérer (au passage, on apprend pourquoi les voyages, à cause de l’existence des voyages temporels, ne commencent pas au premier vu qu’il est toujours possible qu’il y en ait un avant). À la tête d’une équipe, Ijon tente de redresser le cours de l’Histoire… mais ses collaborateurs sont incompétents ou indélicats et c’est le bazar. Jeux de mots débiles et hilarité.

Après le fiasco du voyage précédent, Tichy entame son « Vingt-et-Unième Voyage » (1971) en se rendant en vacances sur Dichtonie, quelque part vers le centre de la Galaxie. Arrive dans un monastère de robots. C’est l’occasion de longues discussions métaphysiques et théologiques où Lem, par l’intermédiaire de son héros, fait montre d’une faconde érudite – mais le lecteur doit s’accrocher. Le « Vingt-Deuxième Voyage » (1954) est l’occasion pour Lem de discourir (mais plus brièvement), en utilisant un MacGuffin joyeusement débile : Tichy a perdu son canif, il le cherche dans un système solaire rempli de planètes, où il rencontre un prêtre, qui raconte ses déboires… Lem est encore jeune écrivain et cela se sent. Même sentiment pour le « Vingt-Troisième Voyage » (1954), qui voit Tichy se rend chez les Patapultes, aliens vivant sur une planète trop petite pour leur nombre — l’occasion de tester donc leurs téléporteurs. Lors de son « Vingt-quatrième Voyage » (1957), Tichy se rend sur une planète dont tous les habitants, vaguement humanoïdes, vivent dans la crainte d’une machine supposée parfaite… mais ayant la fâcheuse tendance, comme l’explique l’un des autochtones, à transformer ceux qui l’approchent en disque cristallin. Pourtant, au départ, les intentions étaient bonnes… Nouvelle excursion lointaine pour le « Vingt-Cinquième Voyage » (1954), quand Tichy se rend du côté de la Petite Ourse, dont les habitants se plaignent de monstres spatiaux. En fait, il s’agit de pommes de terre mutantes de l’espace, comme l’a prouvé le professeur Tarantoga. Après quoi, notre explorateur part à la recherche de ce dernier, de planète en planète. L’occasion pour notre voyageur d’assister à un opéra olfactif le nez bouché ou d’apprendre comment tracer des lettres géantes (d’une taille se chiffrant en kilomètres) avec une forêt comme ardoise. Aussi débile que drôle.

La première préface des Voyages électriques fait mention d’un « Vingt-sixième et Dernier Voyage » (1954), mais lui attribue un caractère apocryphe. Voilà qui sonne bien comme du Lem. De fait, cette nouvelle existe bel et bien : il s’agit là d’un récit dans le plus pur style du réalisme socialiste, que renie son auteur. De fait, la nouvelle est désormais introuvable, figurant uniquement dans de vieux recueils polonais ou allemand pas réédités depuis l’érection du Mur de Berlin.

Enfin, terminons avec le « Vingt-Huitième Voyage » (1966). Il s’agit là d’un message à la mer… mais dans l’espace. À bord de son vaisseau à la dérive, Tichy retrace avec humour la genèse de sa famille, qui compta bon nombre d’inventeurs plus ou moins timbrés. Dans tous les cas, ce cher Tichy s'avère un bonhomme assez vantard et prétentieux, qui apprécie la brosse à reluire, mais qui demeure attachant en fin de compte.

En somme, le « Journal des étoiles » alterne nouvelles brèves et longues, optant parfois pour la pochade SF ou pour l’exposé costaud de théories. Par rapport aux récits de 1971, ceux de 1954 font figure de sympathiques récits humoristiques brodant sur les thèmes classiques de la SF ; les textes datés de 1957 voient déjà Lem gagner en maturité. Tout aussi réussis sont ceux datés de 1966, qui se situent en plein dans la décennie dorée de Lem – celle qui court de 1961 à 1971, qui verra la parution de ses plus grands romans, de Solaris à La Voix du maître. Et, également parue au beau milieu de ces onze années, il y a un autre recueil…

 

Mémoires d’Ijon Tichy

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Les Mémoires d’Ijon Tichy débutent par une lettre ouverte (1964), où notre éminent héros se plaint de la pollution du cosmos avant d’embrayer sur l’évolution et la façon dont faune et flore s’adaptent face à la pollution de l’espace. Un texte plein de verve et d’imagination, qui n’a pas grand-chose à voir avec le reste du livre : suivent les « Mémoires » de Tichy, narrant ses rencontres avec une kyrielle de professeurs et autres docteurs fous. Le premier professeur du lot, Corcoran, possède une collection de cerveaux en bocal, qu’il nourrit d’impulsions électriques : pour eux, comment savoir s’ils sont dans des bocaux ou s’ils vivent dans un monde véritable ? Cela explique aussi certaines bizarreries de la nature : des bugs, tout simplement. Le deuxième professeur, Decantor, veut que Tichy participe financièrement à son projet  : la mise en boîte d’âmes. Les âmes sont immortelles ; les enfermer dans une boîte revient à les condamner à une éternité de… rien. Decantor et Tichy débattent du bien-fondé de l’invention. Un soir de pluie et de tempête, Tichy débarque au domicile du tristement célèbre professeur Zazul, qui prétend avoir mis au point une méthode de clonage… Quant au professeur Molteris, il affirme avoir inventé une machine à voyager dans le temps ; lui aussi a besoin de l’aide financière de Tichy, qui semble partant pour l’aider… mais le voyage temporel a ses lois que la physique ne saurait ignorer. Après ces rencontres, au ton plutôt sérieux (enfin, juste un peu moins déconnant que précédemment), Tichy revient à de la pure déconnade : la lutte sans merci entre deux fabricants de machines à laver les conduit à perfectionner sans cesse leurs appareils, jusqu’à les transformer en robots multifonctions ; l’escalade n’a pas de fin, il faut que le législateur s’adapte. (Et il y a là un petit clin d’œil au « Septième Voyage » .) Par la suite, persuadé d’être un robot, Tichy se rend à la clinique du docteur Vliperdius dans l’espoir d’être soigné – raté. Quant au docteur Diagoras, il s’est lancé dans la construction d’un nouveau type d’ordinateur, ne devant rien à l’électronique. Il met ainsi au point une masse de protoplasme pensant ; hélas, la chose s’avère gloutonne en énergie et Diagoras ne sait plus comment la désactiver – mais cela devient vite le cadet de ses soucis après la création d’un second protoplasme. De l’humain et de sa création, qui est le plus intelligent ? Qui utilise l’autre ? Ces Mémoires se terminent par un long récit au sujet du professeur A. Donda, risée des scientifiques, qui se retrouve à étudier une discipline inexistante – la svarnétique ( Stochastic Verification of Automatized Rules of Negative Enchantment ) – et qui provoque le chaos. Les Mémoires d’Ijon Tichy constituent un excellent recueil, plus solide que les Voyages électriques. Le fait que les textes rassemblés proviennent apparemment d’une même période (1961 pour les « Mémoires » proprement dites, 1964 pour les autres textes) participe de l’impression d’unité de l’ensemble. L’année 1964 est justement celle de la parution de Summa Technologiae, un imposant essai philosphique où Lem questionne les technologies et leurs évolutions (et que je tâcherai d'évoquer dans un futur billet). Nul doute que la rédaction de Summa a infusé dans le présent recueil pour toutes ses réflexions philosophico-techniques.

À noter que, pour accroître la confusion, la deuxième édition de ces Mémoires chez Pocket a (et allez savoir pourquoi) comme titre « Nouvelles Aventures », qui sera aussi le titre d’un ouvrage ultérieur.

 

Le Congrès de Futurologie

Je l’évoquais plus haut : la meilleure période créative de Lem s’achève en 1971. C’est cette même année qu’Ijon Tichy vit sa première aventure au long cours, avec Le Congrès de Futurologie.

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Nous voici à la toute fin des années 90, et Tichy participe à un congrès de futurologie à Nouns, capitale de l’État sud-américain du Costaricana (d’après les maigres informations que divulgue le narrateur, ce pays se situe sous le Pérou et le Mexique (#géographienawak)). L’accroissement de la population a conduit à une augmentation, somme toute logique, du nombre de futurologues : tout ce beau monde est logé au Hilton de Nounas, et les conférences sont menées à un train d’enfer. Toutes semblent converger vers un point : l’avenir sera catastrophique (écologie, population, etc. – on se croirait chez John Brunner). Mais des troubles dans la capitale costaricaine poussent vite les congressistes à trouver refuge dans les égouts. Ah, et l’eau du robinet est contaminée par des produits hallucinogènes dopant la bonté et la bienveillance. Tichy hallucine à mort… et tout part vite en cacahuète.

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Bien vite et par des péripéties qu’il serait dommage de révéler, Ijon Tichy se retrouve dans un futur utopique où règne la psychimie : l’humanité, arrosée de drogues, vit dans un bonheur constant. Et après tout, pourquoi pas : débarassés de leurs instincts les plus bas, les humains peuvent enfin vivre en paix. Joie, bonheur, harmonie. L’utopie, quoi. Le paradis communiste à portée de doigt ? Comme le dit le professeur Trottelreiner, participant au congrès de futurologie au même titre que Tichy :

« Les drogues ne coupent pas l’homme du monde, elles ne font que modifier ses relations avec lui. Les hallucinogènes, eux, brouillent et voilent le monde entier. »

Ce monde, quel est-il au juste ? La réponse de Trottelreiner fait frémir : « Ce monde n’est qu’un cadavre, quoique fort bien conservé, car on parvient à le momifier avec de plus en plus d’habileté. En d’autres termes, nous avons appris à masquer son agonie. »

Et la conclusion de prendre un goût amer. À moins que ? Si la dernière page s’achève sur une ultime pirouette manquant de surprise, Stanislas Lem aura entretemps promené son lecteur dans une série d’aventures jouissives et échevelées. Assez bref, le roman s’avère une réussite – l’une des dernières de Lem, qui termine ainsi une décennie dorée ponctuée par les parutions de Mémoires trouvés dans une baignoire, Retour des étoiles, Solaris, L’Invincible et La Voix du maître. Par la suite, lem écrira surtout ses « Apocryphes », c’est-à-dire tous ces comptes-rendus de livres inexistants. Le romanesque sera fini pour un temps…

 

Erratum au Journal des étoiles

… mais un temps seulement. À partir des années 80, Stanislas Lem fait revenir son personnage fétiche au travers de textes plus parcimonieux — deux romans et deux nouvelles.

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Premier de ces deux romans tichiens, Wizja Lokalna (un titre pouvant se traduire par « enquête sur les lieux du crime ») voit Tichy revenir sur Terre et passer quelques vacances méritées en Suisse — c'est tout l'objet de la brève première partie. Mais, suite à un quiproquo, il se retrouve en possession d'un château s'avérant inhabitable, et doit bientôt accepter l'offre d'un officiel du Ministère des Affaires Extraterrestres. Là commence la deuxième partie, où Lem laisse libre cours à son talent pour digresser à foison. Tichy apprend qu'il s'est trompé dans la rédaction de son « Journal des étoiles » – ouvrage censément sérieux mais classé au rayon SF –, car, s'il a cru aller sur la planète Entia / Entéropie au cours de son « Quatorzième voyage », il n'a guère fait qu'explorer son satellite. Une erreur que d’aucuns comparent à Colomb croyant atteindre les Indes. Il va donc falloir retourner là-bas… Mais, au préalable, notre héros passe quelque temps en Suisse dans les archives du Ministère pour en apprendre davantage sur Entia et sa population. C’est l’occasion pour Lem de faire ce qu’il sait si bien faire : discourir longuement sur des trucs potentiellement absurdes. On a donc droit à de copieux passages sur les habitants d’Entia – les Kurdlandiens, qui descendent d’oiseaux et vivent dans les entrailles de reptiles cracheurs de feu (Lem explique le pourquoi du comment, mais ce billet va devenir trop long si j’explique qu’il s’agit de lézards vivant dans des marais, crachant du feu pour ne pas avoir le ventre trop humide) et les Losanniens (vaguement humanoïdes), leur histoire et leur religion.

En chemin (le trajet dure 249 ans), Tichy fait conserver des simulations de Bertrand Russell, Karl Popper et Shakespeare – c’est l’objet de la brève troisième partie du roman. La quatrième et dernière commence avec l’arrivé sur Entia de notre aventurier, qui patauge dans un premier temps dans la boue chez les Kurdlandiens avant d’être recueillis par les Losanniens. Ceux-ci ont développé une civilisation plutôt libre et sécure, grâce à une poignée d’inventions. La première est un nanorobot, le Gripser (en allemand, « jugeote / petite cellule grise »), présent partout ; la deuxième est l’Éthosphère (Éthiquosphère ?), qui prémunit tout acte de violence grâce aux essaims de Gripsers ; la troisème a aboli la mort : bon nombre de Losanniens sont en réalité des morts-vivants.

Il s'agit là d'un roman inédit en français comme en anglais, mais traduit en allemand sous le titre Lokaltermin. C'est donc dans la langue de Goethe que j'ai pu le lire… et je suis probablement passé à côté des neuf dixièmes des références et plaisanteries – j’ai néanmoins souri face à cette profusion de professeurs aux noms simiesques et à quelques autres trucs. Peut-être est-ce pour cette raison que j’ai trouvé ce roman longuet et parfois ennuyeux. Pour en savoir plus sur la genèse de ce roman, on peut lire la traduction anglaise de quelques lettres de l’auteur racontant son travail.

Çà et là, quelques phrases trouvent un écho actuel très particulier :

« Jede Zivilisation macht zumindest teilweise eine Phase der Verosion – der Erosion der Wahrheit […]. » (p. 155)
« Chaque civilisation connaît au moins de temps une phase de vérosion — l’érosion de la vérité […]. »
« Ein Idiot, zumal wenn er ein Vollidiot ist, wird, wenn sie es ihm anbieten, auf der Stelle bereit sein, Präsident der Vereinigten Staaten zu werden. » (p. 188)
« Un idiot, même un idiot complet, sera prêt, si vous le lui proposez, à devenir président des USA. »

Ce qui faisait mouche avec Reagan reste dans le mille avec l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Mais là n’est pas notre sujet…

 

Nouvelles Aventures

On tient avec les Nouvelles Aventures d’Ijon Tichy le dernier roman que Stanislas Lem consacre à son héros récurrent (et avant-dernier roman de Lem, le dernier étant Fiasco en 1987). Son titre français ne rend pas vraiment hommage à l’original, Pokój na Ziemi : paix sur Terre. Un titre adéquat pour cette époque où la Guerre froide tire à sa fin.

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Dans cet avenir, la Terre est désormais démilitarisée (d’où le titre) mais la course aux armements a lieu sur notre satellite naturel : chaque nation y possède une zone attitrée, où des machines s’occupent de mettre aux points les armes. Le truc, c’est qu’aucun des États concernés ne sait ce que fabrique les machines des autres… ni ses propres machines. Un puissant système de sécurité empêche toute information de passer, et l’équilibre des puissances sur Terre repose donc sur un incroyable bluff. Tout commence quand Tichy revient de la Lune : il a l’impression que son cerveau a subi une opération – une callotomie – et que ses hémisphères sont séparés. Et que l’hémisphère droit fait n’importe quoi. Notre héros aimerait bien savoir ce qu’il en est de cet hémisphère droit, mais il n’est pas seul – et certains semblent en vouloir à sa personne.

« Je suis l’inventeur de la loi Tichy où il est dit que c’est toujours la partie du corps impossible à gratter, qui est la première à démanger et à chatouiller. »

Avec ces Nouvelles Aventures, Stanislas Lem continue à se soucier comme d’une guigne de l’aspect romanesque. C’était le cas dans certaines nouvelles du « Journal des étoiles » et dans Wizja Lokalna, ça le sera aussi dans Fiasco, rien de neuf ici. L’intrigue aurait pu prendre l’apparence d’un technothriller, mais Lem préfère bien plus digresser… quitte, parfois, à s’autociter (le deuxième chapitre reprend ainsi une bonne part deSystèmes d’armement du XXIe siècle, ou : L’évolution sens dessus dessous (in Bibliothèque du XXIe siècle) – ce qui me fait penser que ces histoires d’insectes synthétiques (puis de menaces artificielles impossibles à discerner des menaces naturelles) rappellent les abeilles d’Ernst Jünger dans Abeilles de verre). Le cœur du livre se déroule en orbite lunaire, quand Ijon Tichy se rend sur notre satellite par robots interposés afin de savoir ce qu’il s’y passe  : plusieurs séquences s’avèrent quasi oniriques, tandis que certaines des perspectives exposées rappellent les prémisses de L’Invincible . Le roman s’achève de manière bien abrupte, sur un changement de paradigme pour l’humanité. Et Stanislas Lem de s’incarner une dernière fois dans son héros récurrent, Ijon Tichy devenant ici le Lunar Efficient Missionary.

 

Dernières Aventures

À partir des années 80, la production romanesque de Lem s'est donc drastiquement raréfiée. Je l'indiquais plus haut : en plus des deux romans évoqués ci-dessus, deux nouvelles se rattachent au personnage d'Ijon Tichy. Enfin, je crois. De fait, rien ne permet explicitement de rattacher « The Use of a Dragon » au cycle des aventures d’Ijon Tichy : le narrateur n’est pas nommé, le professeur Tarantoga est absent… mais faisons comme si. Dans cette brève histoire, Tichy (?) se rend sur une planète lointaine, peuplée d’êtres humanoïdes – ici, comme souvent, la différence morphologique est cosmétique (ils possèdent deux nez là où on a des oreilles), le décalage anatomique servant essentiellement à dire que, hé, toute ressemblance avec la Terre ne pourrait être que mauvaise interprétation de la part du lecteur. Ou pas. Bref, Tichy se rend sur cette lointaine planète dont l’unique continent est occupé à sa pointe nord par un dragon. Il n’a pas de tête, pas de bouche, ne crache pas de feu, ne se déplace pas et ressemble plutôt à une montagne mais c’est un dragon. Et toute l’économie de la planète se fonde sur cette créature vorace, qu’il faut nourrir en dépit de son inutilité fondamentale. Si l’on note qu’il existe un organisme nommé le Controlling Consequences of Co-Existence Programme, dont les initiales forment CCCP – semblables, oh, mais quel étrange hasard, à l’URSS en caractères cyrilliques –, la nature symbolique du dragon devient évidente. La nouvelle elle-même est aussi brève qu’amusante. Publié d’abord dans un magazine allemand en 1984, ce bref récit paraîtra en Pologne après la chute du Rideau de Fer ; sa traduction anglaise en 1993 tient compte, via un épilogue de deux lignes, de l’éclatement de l’URSS.

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Ijon Tichy revient une dernière fois sur Terre avec « Ijon Tichy’s Last Journey to Earth », nouvelle copyrightée 1996 mais publiée en 1999 dans le numéro 4 de l’éphémère revue Alta ïr. Après six ans de voyage du côté de Cassiopée, Tichy revient donc sur Terre avec la ferme intention d’ajouter un nouveau chapitre à son « Journal des étoiles ». Quelle n’est pas sa surprise de voir les hommes porter des jupes et les femmes des pantalons, et de voir certains poursuivrent d’autres avec un filet à papillons. Intrigué, il rend visite à un cousin du professeur Tarantoga, un spécialiste de la mode à travers les âges – le genre de bonhomme à affirmer que la bipédie était vachement à la mode à l’époque jurassique –, qui lui explique qu’il est possible pour les hommes d’avoir des enfants et qu’Internet s’est développé au point qu’il est désormais possible, avec l’aide du vrai-faux filet à papillons, de « fantomiser » les gens – c’est-à-dire les plonger dans une réalité virtuelle. Très peu pour lui ; Tichy enfile une armure en métal en guise de cage de Faraday. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Y compris pour Lem, qui propose avec cette vignette (cinq pages) une histoire un brin réac ? Voilà qui n’est pas la plus glorieuse manière de finir.

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Ijon Tichy crève l’écran

Il n’y a pas que Stephen King et Philip K. Dick a avoir bénéficié d’un grand nombre d’adaptations ciné/télé : Stanislas Lem aussi. Néanmoins, la plupart de ces adaptations ayant été tournées de l’autre côté du Rideau de Fer – lorsque celui-ci existait encore – ou dans des langues n’étant pas l’anglais, lesdites adaptations demeurent méconnues. Et, parfois, introuvables.

Introuvable, c’est le cas de Profesor Zazul, court-métrage de Marek Nowicki et Jerzy Stawicki, diffusé à la télévision polonaise le 27 août 1968, qui adapte la nouvelle éponyme présente dans les Mémoires d’Ijon Tichy. Quant au professeur Corcoran, sa rencontre avec Tichy est mise en scène en 1999 dans Przypadek Ijona Tichego de Lech Raczak. Introuvables aussi, Die seltsamen Begegnungen des Prof. Taratonga [L’étrange rencontre du Professeur Taratonga] (sic) de Charles Kerremans, diffusé à la télé ouest-allemande en décembre 1978 et Professor Tarantoga und sein seltsamer Gast [Le Professeur Tarantoga et son étrange invité], moyen-métrage de Jens-Peter Proll diffusé à la télévision est-allemande le 21 avril 1979. Au vu des titres similaires, je suis curieux de savoir ce que ces deux téléfilms ont en commun – au-delà de l’absence de Tichy. Tarantoga a refait une apparition en septembre 1992, dans du théâtre filmé polonais cette fois  : Wyprawa profesora Tarantogi, avec Tadeusz Huk dans le rôle éponyme ; ce serait basé sur un scénario de 1963. Qui lit le polonais pourra jeter un œil au script par ici.

Enfin, l’Imdb liste (ici) le documentaire Victim of the brain comme étant une adaptation des Nouvelles Aventures d’Ijon Tichy [Pokoj na zemie]. Que l’on se rassure, il n’en est rien – même si la présence de Lem infuse dans ledit doc.

Passons maintenant à ce qui est trouvable.

En 1985, le « Quatorzième Voyage » est adapté par Gennadiy Tischchenko sous la forme d’un dessin animé de dix minutes : Iz dnevnikov Yona Tikhogo. Puteshestvie na Interopiyu [Extrait du journal d’Ijon Tichy : Voyage jusqu’à Entéropie]. Pour l’apprécier, connaître le russe est indéniablement un plus. Ou bien on peut se contenter d’apprécier les images.

Dix ans après la chute du Mur, trois Allemands, étudiants en ciné à Berlin et fans du « Journal des étoiles », décident d’adapter icelui comme projet de cours. Le résulta est Aus den Sterntagebüchern des Ijon Tichy, court-métrage auquel succède un second l’année suivante. L’un des trois étudiants, Oliver Jahn, joue le rôle principal. Le résultat s’avère suffisamment probant pour que la chaîne de télévision allemande ZDF donne aux trois camarades l’opportunité de développer ces deux courts en série télévisée : cela donne Ijon Tichy, Raumpilot, dont la première saison est diffusée au printemps 2007 sur ZDF.

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Brève – six épisodes d’un quart d’heure –, elle met en scène Ijon Tichy qui arpente le cosmos à bord de sa fusée en forme de cafetière à piston… quand bien même l’intérieur ressemble à celui d’un appartement miteux habité par un célibataire invétéré (et pour cause : il s’agit de l’appartement berlinois de Jahn).

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Les aventures de notre héros s’inspirent lointainement de l’œuvre de Lem : le premier épisode (Tichy met au point son assistante holographique, Analoge Halluzinelle mais doit subir les avanies d’un aspirobot) ne se base sur rien de vraiment lemien. On peut retrouver dans le deuxième épisode une idée provenant du« Douzième Voyage » ; l’épisode 3 adapte plus fidèlement le« Septième Voyage » ; le quatrième s’intitule Der futurologische Kongress mais n’a rien à voir avec le roman, il s’agit d’une adaptation du « Huitième Voyage ». Les épisodes 5 (Tichy est supposé participer à un concours de robots mais Halluzinelle veut être considérée humaine) et 6 (Tichy atterrit sur une planète où il découvre des comptes-rendus de ses propres aventures) sont entièrement originaux.

Pour peu que l’on accepte les effets spéciaux minimalistes qui tiennent plus du bricolages et de l’utilisation intensive de fonds verts — cela peut se justifier sous l’angle (évoqué déjà par Lem) que Tichy n’est rien qu’un affabulateur alcoolique –, ça passe. Si Oliver Jahn a tendance à surjouer dans le rôle de Tichy, avec sa voix traînante et son curieux accent slave (?), Nora Tschirner s’en sort mieux dans celui de la délicieuse Analoge Halluzinelle, à l’accoutrement tout droit tiré des Sixties.

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Diffusée quatre ans plus tard, la saison 2 est plus ample : huit épisodes de vingt-cinq minutes au lieu de six d’un quart d’heure, avec un triple arc narratif. D’un côté, Tichy veut aller sur la planète Eggman à l’autre bout de la galaxie pour y acheter des œufs ; Halluzinelle fait tout pour que ce macho de Tichy la considère comme une humaine ; Mel, l’alien SDF qui squattait chez le professeur Tarantoga, veut retourner sur sa planète natale – mais de quelle planète s’agit-il. En chemin, le trio se rend sur la planète de l’Encyclopédie Co(s)mique où Tarantoga fait ses expériences ; sur une planète peuplée de meubles agressifs ; sur une planète aquatique où il est défendu de « verpulker » ; dans le subconscient de Tichy… On reconnaît lointainement l’une ou l’autre nouvelle de Lem, tant la série fait le choix de s’en détacher. Et ce n’est pas forcément un défaut, car cette saison 2 s’avère meilleure que la saison 1. Tout se conclut dans un explosif épisode final avec une superbe pirouette finale, justifiant bon nombre des partis-pris de la série, et qui fait vraiment regretter qu’il n’existe pas de saison 3.

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(Ô merveille, cette saison2 dispose de sous-titres en anglais ! Pour la saison 1, vous pouvez toujours vous brosser.)

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L’autre adaptation tirée des aventures d’Ijon Tichy est Le Congrès, adaptation du Congrès de futurologie par Ari Folman en 2013. Comme 1 de Pater Sparrow, cette adaptation ne retient que peu de choses de l’œuvre originale – et certainement pas Ijon Tichy, complètement absent du film. Celui-ci débute par le dilemme de l’actrice Robin Wright, qui joue ici son propre rôle. La star révélée par Princess Bride a raté sa carrière et son agent l’incite à essayer un procédé révolutionnaire, où elle va, pour ainsi dire, céder les droits d’exploitation à Miramax Paramount Miramount de son corps, son visage et son jeu après leur scan complet. Elle aimerait bien refuser… mais son fils Aaron a des soucis de santé.

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Vingt ans plus tard, Robin est invitée au Congrès de futurologie futuriste à Abrahama, une zone entièrement animée : il lui faut absorber une pilule qui la transforme en personnage de dessin animé.

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Il faut à Robin aussi supporter de voir l’actrice qu’elle a été – mais qui n’est plus elle – dévoyée dans des blockbusters de sci-fi. Il lui faut aussi pondérer l’offre du directeur de la Miramount : céder ses droits pour qu’on puisse boire, absorber, être Robin Wright. Oh, et puis il y a des hallucinogènes dans l’eau du robinet. La réalité commence à se détraquer, mais Robin garde toujours en tête l’idée de retrouver Aaron. Quitte à déchirer le voile des illusions.

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Qu’importe l’absence de l’inénarrable Ijon Tichy : Le Congrès regorge de qualités. Le premier tiers du film, en prises de vue réelles, propose une réflexion sur le cinéma – une illusion, somme toute. Et en matière d’illusion, il serait illusoire de croire que le personnage de Robin Wright est en tout point semblable à la véritable Robin Wright. La suite, un dessin animé à l’esthétique rappelant les œuvres des années 30 (Popeye, Betty Boop) est un trip halluciné, inventif en diable. La critique politique du roman de Lem devient, dans le scénario d’Ari Folman, une critique acide de l’industrie du divertissement. Dans ses vingt dernières minutes, Le Congrès bifurque pour virer au mélo. L’ensemble constitue un objet filmique unique, imparfait (quelques longueurs, une ligne directrice un peu floue) mais qui dégage suffisamment de vertige et d’émotion pour qu’on lui pardonne tout. Y compris l’absence d’Ijon Tichy.

Celui-ci a déjà, de toute façon, atteint les étoiles à sa façon.

 

Ijon Tichy dans les étoiles

En hommage au personnage créé par Stanislas Lem – ainsi qu’à la série TV d’Oliver Jahn et consorts –, un astéroïde porte désormais le nom de (343000) Ijontichy. Sa découverte en 2009 par Stefan Karge et Erwin Schwabe a été suivie, l’année d’après, par celle de (343444) Halluzinelle. Quant à Lem, il orbite lui aussi depuis 1979 dans la ceinture d’astéroïdes : (3836) Lem.

Leur position au 7 octobre 2018 :
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Les aventures d’Ijon Tichy ne sont probablement pas le grand œuvre de Stanislas Lem… mais pas loin. Il s’agit cependant là d’un ensemble de nouvelles et romans qui permettent de retracer la carrière littéraire de son auteur, de débuts où Stanislas Lem s’amuse des figures imposées de la science-fiction jusqu’à une période brillante où Tichy est l’occasion d’aborder bon nombre d’idées variées. Ce « Journal des étoiles » est aussi une autre facette de son œuvre de nouvelliste. Si, avec la Cybériade et les Contes inoxydables, Lem transpose les contes de fées dans un cadre science-fictif et, avec les Aventures de Pirx, propose un space opera réaliste, le Polonais opte avec les aventures d’Ijon Tichy pour de franches pochades souvent satiriques, avec un fond tantôt politique, tantôt philosophique — indispensables, à quelques exceptions près. Bref, cette discipline qu'est la tichologie vaut bien qu'on y consacre un peu de son temps, ce n'est pas mauvais pour le cerveau.

Lisez Ijon Tichy. Lisez Lem.

 

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Biblio- et vidéographie

Les Voyages électriques d'Ijon Tichy [Dzienniki gwiazdowe, 1971 (1980 pour la traduction de Dominique Sila)]
Autres mondes, autres mers, anthologie composée par Darko Suvin [Other Worlds, Other Seas, 1970, 1974 pour la traduction d’Anna Posner des nouvelles de Lem]
Mémoires d'Ijon Tichy / Nouvelles aventures d’Ijon Tichy [Ze wspommen Ijona Tichego, 1971 (1977 pour la traduction de Dominique Sila)]
Le Congrès de futurologie [Kongres futurologiczny ze wspomnien ljona tichego, 1971 (1976 pour la traduction d’Anne Labedzka et Dominique Sila)]
Les Nouvelles aventures d'Ijon Tichy [Pokój na ziemi, 1985 (1986 pour la traduction de Laurence Dyèvre)]
Lokaltermin [Wizja lokalna, 1982 [1987 pour la traduction en allemand de Hubert Schumann)]
« The Use of a Dragon » [« Pożytek ze smoka », 1983 (1996 pour la traduction en anglais par Wieziek Powaga in The Eagle and the Crow. Modern Polish Short Stories, anthologie proposée par Terease Halikowska et George Hyde)]
« Ijon Tichy's Last Journey to Earth » [« Ostatnia Podroz Ijona Tichego », 1996 (1999 pour la traduction en anglais de Kurt von Trojan, Robert N. Stephenson et Ela Wroaebel)]
Ijon Tichy, Raumpilot, série de Randa Chahoud, Dennis Jacobsen et Oliver Jahn (saison 1 : 6 × 15 minutes, 2007 ; saison 2 : 8 × 22 minutes, 2011)
Le Congrès (כנס העתידנים), film d'Ari Folman (2013, 122 minutes).

Mes sources pour les adaptations sont l’ article Wikipédia les listant, l’Imdb et FilmPolski.pl. J’ai pu me planter çà et là : désolé… Source des illustrations : l’indispensable nooSFère et l’ISFDB.

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