E comme E2-E4

L'Abécédaire |

Existe-t-il des liens entre les échecs et la musique ? Rien ne semblerait moins sûr, s'il n'y avait le magistral E2-E4, album du guitariste allemand Manuel Göttsching… Cinquante-huit minutes de bonheur, qui, depuis 1984, ont influencé tout un pan des musiques électroniques…

E2-E4, Manuel Göttsching (Inteam GmbH, 1984). 1 morceau, 58 minutes.

Quelques billets plutôt, on évoquait Le Huit de Katherine Neville et Computer Chess d’Andrew Bujalski, roman et films basés sur le jeu d’échecs. Cela est bel et bon, mais quid des autres médias ? Les échecs sont-ils à même d’infuser dans d’autres types d’œuvres… par exemple musicales ? Justement : au-delà de Philidor, joueur d'échecs et compositeur, il en existe au moins une, à chercher sur l’autre rive du Rhin.

Quelques billets plutôt, on évoquait Tangerine Dream au travers de son album Zeit. Entre la bande à Edgar Froese, les joyeux robots de Kraftwerk, Can, Neu! ou encore Klaus Schulze, le début de la décennie 70 en Allemagne ressemblait à un réjouissant bouillon de culture musical, trop souvent ramené au terme un brin réducteur de « krautrock ». Schulze, en plus d’avoir participé au premier album de Tangerine Dream, a également fondé le groupe Ash Ra Tempel en compagnie de Hartmut Enke et de Manuel Göttsching (avant de partir après la parution du premier disque). Le troisième album de cette formation, Seven Up (oui, comme la boisson), fait d’ailleurs intervenir Timothy Leary, le gourou du LSD. En 1977, Ash Ra Tempel se raccourcit en Ash Ra. En 1980, le groupe entre dans une période d’hibernation dont il ne ressortira qu’en 1989, pour deux albums, puis une reformation tardive avec Klaus Schulze. C’est cette période d’hibernation qui nous intéresse, car c’est à ce moment que Manuel Göttsching en a profité pour sortir son premier album solo, E2-E4.

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Le titre fait référence à l’un des mouvements les plus classiques aux échecs : en notation algébrique, il s’agit du déplacement du pion de la reine, côté blancs, de deux cases vers l’avant. Le mouvement introductif par excellence – à moins que l’on ne soit adepte des échecs hypermodernes où, en contraste avec l’école classique des échecs qui privilégiait l’occupation du centre du plateau de jeu, l’on prône le contrôle à distance de cette zone centrale.

Le titre a également trait à la manière dont Göttsching a accordé son instrument favori : la corde de guitare la plus basse est accordée en mi de la 2e octave ; la corde la plus haute en mi de la 4e octave. Pour le non-musicien que je suis, c’est un aimable charabia ; le fait demeure que, en notation anglo-saxonne – où do, ré, mi, etc. sont notés C, D, E etc. —, cela donne dans le cas présent E2-E4…

Bref. La légende veut que Manuel Göttsching ait enregistré cet album un soir, en une seule et unique prise – le 12 décembre 1981, semble-t-il. De retour d’une longue tournée commune avec Klaus Schulze, Göttsching se serait installé dans son studio, aurait lancé synthés et séquenceurs, et se serait mis à jouer de la guitare pendant près d’une heure. Cette heure écoulée, tout E2-E4 était là. Rien à ajouter, rien à retrancher. Juste une maison de disque à convaincre de sortir un tel album.

E2-E4 , donc. Une ligne de synthés obsédante – quatre notes, répétées deux fois — constitue la fondation du morceau, qui n’en déviera pas. Göttsching reprend là le principe qui faisait déjà le bonheur du morceau « Pluralis » occupant la face B d’Inventions for Electric Guitar, album d’Ash Ra. Peu à peu s’y ajoute d’autres synthés, des percussions, une basse leste… Ce n’est qu’au bout de trois minutes et demi qu’arrive la guitare, timidement puis gagant en assurance. Lentement mais sûrement, E2-E4 se déploie, passe par différentes atmosphères sans dévier de sa formule instrumentale initiale. Histoire de donner quelques points d’accroche, le morceau se divise en mouvements dont les titres évoquent le déroulement d’une partie d’échecs : « Ruhige Nervosität / Nervosité tranquille », « Gemäßigter Aufbruch / Début modéré », « …und Mittelspie /… Et milieu de partie », « Ansatz / Approche », « Damen-Eleganza / Élégance de la reine », « Ehrenvoller Kampf / Combat honorable », « Hoheit weicht (nicht ohne Schwung) / Son altesse s’apaise (non sans élan…) », « … und Souveränität /… Et souveraineté » et « Remis / Partie nulle ». Enivrant, positif, exaltant, les adjectifs ne manquent pas pour décrire les ressentis qu’offre E2-E4. – Il serait d’ailleurs intéressant de voir une partie d’échecs jouée au son de E2-E4.

Si le morceau est d’un seul tenant, deux atmosphères règnent néanmoins sur les 58 minutes, correspondant à l’ancien découpage en deux faces du disque vinyle. La première face se montre plus hypnotique et atmosphérique, parfois plus électrique, que la seconde, où l’accent se porte essentiellement sur le jeu de guitare. Cette dichotomie me laisse imaginer que la légende évoquée plus haut est peut-être un peu trop jolie pour être entièrement véridique. Quoi qu’il en soit, E2-E4 est réputé pour avoir exercé une influence majeure sur les musiques électroniques au cours des années suivant sa sortie, en particulier les scènes house et techno.

Il s’agit là d’un disque pour lequel la mise au point du CD a été une bénédiction : plus besoin d’interruption à mi-parcours, le temps de retourner la galette. Et d’un point de vue audiophile : avec ces deux faces longues d’une demi-heures, les sillons les plus proches du centre du disque sont ceux où le son est susceptible d’être moins précis.

Au-delà de cet album, Göttsching ne semble hélas pas avoir fait des masses de choses par la suite – de là à affirmer que E2-E4 est l’œuvre d’une vie… Deux versions live de E2-E4 en 2005 et 2009, une édition fêtant le 25e anniversaire du disque en 2006 (gné ? le disque n’avait que 22 ans…). En 2006, le groupe américain LCD Soundsystem a rendu hommage à E2-E4 avec 45:33 – un morceau d’un seul tenant (d’une durée supérieure de 25 secondes à celle du titre (et quant à nommer un disque d’après sa durée, le groupe de rock britannique Kasabian a fait pareil en 2014 avec 48:14 (après avoir renoncé au dernier instant à titrer les chansons en fonction de leur durée))). Pas de concept échiquéen ni de concept tout court pour 45:33, qui déploie avec bonheur trois bons quarts d’heure d’un réjouissant disco-funk.

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Qu’E2-E4 n’ait en fin de compte que peu à voir avec les échecs — ainsi qu’avec la science-fiction – n’a en soi aucune sorte d’importance : c’est là un disque intemporel, qui prend son auditeur et le transporte d’un bout à l’autre de l’échiquier. « Remis / Partie nulle », tel est le nom de l’ultime mouvement d’E2-E4 : en rien. Pour ma part, je parlerais plutôt de victoire.

Échiquéen : E2-E4 !!
Introuvable : non
Inécoutable : non
Inoubliable : oui

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