8 comme Le Huit

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L'Abécédaire embraye pour un nouveau tour d'alphabet, placé cette fois sous le double patronage du nombre 8 et des échecs. Et en guise de premier mouvement, on s'intéresse à un thriller ésotérique et échiquéen, paru voici pile trente ans outre-Atlantique : Le Huit de Katherine Neville. De quoi faire peur à Umberto Eco ?

Le Huit [The Eight], Katherine Neville, roman traduit de l’américain par Évelyne Jouve. Pocket, 2002 [1988]. Poche, 960 pp.

Ah, le nombre 8. Pourquoi Tristan Garcia n’a-t-il pas écrit 8 au lieu de 7 , pourquoi 6/5 n’est pas titré 8/7, pourquoi les Cinq d’Anthony Horowitz ne comptent-ils pas trois membres de plus ? Les quatre vents du désir , Ursula K. Le Guin n’aurait-elle pu les doubler ? Ce disque d’Autechre, Tri Repetae, aurait pu s’appeler Octa Repetae, ça aurait sonné très bien aussi. Auf Zwei Planeten : pourquoi pas Auf Acht Planeten (d’autant qu’à l’époque de sa parution, Pluton n’avait pas été découvert). Et 1 de Pater Sparrow aurait pu compter sept suites que cela ne m’aurait pas dérangé.

Bref : trouver un titre chiffré n’a pas été aussi facile qu’à l’accoutumée. Le film Eigth-legged Freaks, alias Arac Attack, ne m’intéressait pas plus que ça. J’ai pensé à 8, album de métal des Italiens d’Ufomammut… mais je n’avais pas grand-chose à dire. Quant à , le huitième disque de Yann Tiersen, j’avais des choses à en dire… mais il est un peu tôt pour aborder l’infini. Et puis, en fin de compte, ce roman tout simplement titré Le Huit m’est tombé entre les mains. Un thriller ésotérique prenant pour thématique les échecs…

Le jeu d’échecs, son visuel, la mythologie et la dramaturgie qui y sont associés, se prêtent particulièrement bien à une transposition littéraire — à l’inverse, par exemple, du jeu de dames (trop simple) ou du jeu de go (trop complexe, trop abstrait). Cela, quoi qu’en dise Edgar Allan Poe, dont le Double Assassinat dans la rue Morgue compare défavorablement les échecs aux dames, reprochant aux premiers d’accorder un avantage au joueur le plus attentif et louant les secondes, les dames mettant les adversaires à un niveau égal afin de valoriser la perspicacité. Bref. Ces considérations mesquines mises à part, plusieurs romans ayant atteint le statut de classiques ont pris pour base les échecs  : De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, La Défense Loujine de Vladimir Nabokov. Plus proche des genres qui nous intéressent, impossible de ne pas citer L’Échiquier du mal de Dan Simmons, La ville est un échiquier de John Brunner ou encore Le Gambit des étoiles de Gérard Klein – ces deux derniers titres feront l’objet de billets ultérieurs dans ce navrant tour d’abécédaire.

Le genre du thriller à tendance ésotérique descend d’un ancêtre prestigieux : Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco, roman paru en 1988 qui a probablement créé le genre et l’a tué en même temps . Créé : ce roman entrecroise pêle-mêle Rose-croix et Templiers, Kabbale, catharisme, société de Thulé et tout ce qu’on peut trouver en matière d’occultisme, en une tambouille magnifique tissant des liens improbables. Tué : le roman se base sur les élucubrations d’un duo d’amis s’amusant à imaginer une conspiration mondiale à partir de ces différentes mouvances occultes à travers les âges… un duo que des gens mal intentionnés prennent hélas au sérieux. Une quinzaine d’années plus tard, Dan Brown saura s’en souvenir pour son Da Vinci Code – en prenant le tout malheureusement au premier degré, et avec le succès que l’on sait.

Mais en cette même année 1988 voyant la parution du successeur du Nom de la rose, Katherine Neville, auteure américaine ayant pas mal roulé sa bosse – un début de carrière comme mannequin, puis consultante internationale en informatique, notamment pour le gouvernement algérien au moment du choc pétrolier, puis consultante en énergie nucléaire, puis vice-présidente de la Bank of America – fait paraître son premier roman, Le Huit. En dépit des critiques élogieuses à sa parution outre-Atlantique, il ne sera néanmoins traduit qu’en 2002 en français, au Cherche Midi.

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Ce roman débute en l’an de grâce 1790 : alors que les armées révolutionnaires arpentent la France, l’abbesse à la tête de l’Abbaye de Montglane dans les Pyrénées décide de renvoyer les nonnes, afin d’éviter le pillage des lieux. S’y double un deuxième objectif, occulte : disperser les pièces d’un échiquier, réputé pour avoir appartenu à Charlemagne mille ans plus tôt et être d’une capacité à induire la folie chez ceux qui jouent dessus. Mais cet échiquier suscite la convoitise de bien des gens : Talleyrand, Marat, Robespierre ou encore Catherine, impératrice de toutes les Russies… La jeune nonne Mireille et son amie Valentine vont gagner la capitale, alors en pleine Terreur… Ce sera le début d’une odyssée sanglante pour les deux jeunes femmes.

En fin d’année 1972 à New York, Catherine Velis, jeune consultante en informatique (toute ressemblance avec l’auteure ne saurait être fortuite), est mise à pied après avoir refusé de magouiller. La voilà mutée en Algérie, comme consultante auprès d’une organisation dont tout le monde se fiche, l’OPEP. Entre son déclassement et son départ, des événements étranges se produisent : un maître d’échecs meurt pendu lors d’une partie disputée contre un champion russe ; le chauffeur de la meilleure amie de Catherine meurt dans des circonstances mal élucidées, et une voyante fait une prophétie sibylline à Catherine… dont les lignes de la main forment d’ailleurs un huit. Tout cela a naturellement trait au fameux Jeu Montglane, qui excite toujours les convoitises… Réunis, les pièces, le plateau et l’étoffe les emballant contiendrait une formule d’une puissance inédite, à même d’assurer un pouvoir incommensurable à qui les possèdent tous. Peu à peu, Catherine et son amie Lily Rad, grande maîtresse d’échecs, comprennent qu’elles ne sont autres que des pièces sur un jeu d’échecs, et que la partie dure depuis plus longtemps qu’elles ne l’imaginent…

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« La folie est le principal écueil du joueur d’échecs. Mais rassurez-vous, vous ne me verrez pas perdre la boule. Ça n’arrive qu’aux hommes. […] Parce que les échecs, ma chère, sont un jeu totalement œdipien. Tuer le roi et trousser la reine, voilà l’enjeu essentiel. » (p. 131)

Au détour d’un chapitre, la meilleure amie de Lily peste contre le patriarcat régnant dans le milieu des échecs. De là à imaginer que ce roman constitue une réponse féminine à Indiana Jones… il n’y a qu’un pas. Mireille comme Catherine sont des personnages forts, jamais vraiment les demoiselles en détresse dont le sauvetage met en valeur leur allié masculin. Les deux protagonistes font équipe avec des coéquipières et s’en sortent (assez) bien sans messieurs. On tient là l’un des rares points positifs en faveur de ce roman, outre le fait que ses neuf cent cinquante pages se dévorent sans trop sourciller. Le roman promène son lecteur entre deux époques et à travers différents lieux – la France révolutionnaire, présentée sous un jour sanglant, New York, Alger, le désert du Sahara, la Russie. Pour le reste, le récit ne brille hélas guère par ses personnages, plats, ni son intrigue, pas avare en facilités de scénario. Les éléments perturbateurs arrivent à un rythme trop régulier ; les personnages sont tous destinés à se trouver au cœur de ce jeu, des liens familiaux forçant parfois l’intrication – c’est peu dire que les ficelles sont voyantes.

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« Chaque fois que j’essayais de poser deux et deux, j’obtenais invariablement huit. » (p. 477)

Afin de bien rappeler, à qui l’aurait oublié, qu’on se situe dans un récit se focalisant sur les échecs, le nombre 8 prédomine : huit Arabes remettent le jeu Montglane à Charlemagne, les sociétés de consulting les plus influentes sont surnommées le « Grand Huit », la formule magique est surnommée le Huit, Catherine est née un 4 avril et ses lignes de vie forment un huit ; j’en passe. Bien naturellement, ans Le Huit, tout le monde joue aux échecs et possède des connaissances étendues à ce sujet… sauf, naturellement, la narratrice Catherine. À vrai dire, les échecs n’ont qu’un rôle de bibelot dans ce roman ; le véritable enjeu consiste en ces formules inscrites sur les pièces et le plateau.

Le problème du Huit, c’est que le roman laisse une impression de trop plein. Voire de gloubi-boulga. Digeste ? Pas vraiment. Neville veut tout lier : les échecs donc, les grandes figures historiques (celles évoquées plus haut et d’autres, comme Philidor le compositeur et joueur d’échecs, le mathématicien Fourier, le peintre David, Napoléon, Bach), l’alchimie (au travers de la sempiternelle pierre philosophale et du non moins classique élixir de longue vie), et entreprend de raccorder tout cela avec de grosses ficelles (même si l’interprétation moderne desdits pierre et élixir a le mérite d’être un tant soit peu intéressant). Plus agaçant encore, le roman grouille d’inexactitudes et de liens qui n’en sont pas. Renommer Capablanca en Casablanca est amusant (p. 124) et relève peut-être d’une erreur à la traduction ou à la correction ; dire que le bec d’un oiseau est en cartilage et pas en kératine, bon, c’est là une belle bourde. Amalgamer les Rosicruciens et les Franc-Maçons (p. 189) : pas besoin d’avoir lu Eco pour savoir qu’on parle de choses possédant certes des points communs mais demeurant bel et bien dissemblables. Annoncer une origine commune à Venise et la Phénicie, ou relier Carcassonne aux Carpates et à la Carélie, sur la seule existence de l’antique déesse Car hérisse l’amateur de linguistique qui sommeille en moi.

« Car, à laquelle on sacrifiait, de Kar Kemish à Carcassone, de Carthage à Khartoum. Aujourd’hui encore, son ombre flottait sur les dolmens de Carnac, dans les grottes de Karlsbad et Karelia [euh, la Carélie ?] et jusque dans les montagnes des Carpates. […] Elle était présente dans carmin, cardinal et cardiaque, dans charnel, carnivore et Karma – le cycle sans fin de l’incarnation, de la transformation et de l’oubli. » (p. 707)

Voui… mais non.

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Eco, donc. De nouveau s’impose la comparaison avec Le Pendule de Foucault : l’écrivain italien savait provoquer lui aussi le trop-plein mais avec un plus grand talent… et pour mieux en démontrer la futilité – dans un brillant passage, la compagne du narrateur lui prouve, en prenant le corps humain comme référence, que toutes ces histoires de nombres magiques ne valent rien. Rien de tel, hélas, avec Le Huit. Néanmoins, en dépit de ses nombreux défauts, ce roman demeure divertissant, c’est déjà ça.

Romancière peu prolifique, Katherine Neville n’a publié qu’une poignée de romans. Vingt ans après Le Huit, Katherine Neville a sorti une suite, Le Feu sacré. Pour notre part, on fera s’en passera. À la place, on retournera relire Umberto Eco ou pousser le bois.

Échiquéen : trop pour son propre bien
Introuvable : non
Illisible : agaçant
Inoubliable : non

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