À la suite de Yucca Mountain, on s'intéresse à Que faire de ce corps qui tombe de John D'Agata, article copieusement fact-checké par Jim Fingal. Où commence la fiction, où s'arrête la vérité, et qu'y a-t-il entre les deux ?
À la suite de Yucca Mountain, on s'intéresse à Que faire de ce corps qui tombe de John D'Agata, article copieusement fact-checké par Jim Fingal. Où commence la fiction, où s'arrête la vérité, et qu'y a-t-il entre les deux ?
Il y a quelques temps, votre serviteur, que la thématique atomique intrigue, vous entretenait de Yucca Mountain de John D’Agata, ouvrage tenant à la fois du reportage et de l’essai, centré sur le projet de site d’enfouissement de déchets nucléaires à quelques encamblures de Las Vegas. Au détour des pages de ce livre, aussi bref que percutant, D’Agata évoquait le suicide d’un jeune homme depuis l’un des hôtels-casinos de la ville, le Stratosphere. Ceci est un fait : Levi Presley, 16 ans, s’est jeté du haut du Stratosphere le 13 juillet 2002, à 18 h 01 min 43 s. L’hôtel-casino fait 350 mètres de haut, et la chute du jeune homme a duré neuf secondes. Ou peut-être huit.
Quelques temps plus tard, le magazine Harper’s a chargé John D’Agata d’écrire un article à ce sujet. Dans son style habituel, désinvolte péremptoire, personnel et impliqué, l’auteur évoque les derniers moments de Levi Presley, Las Vegas, le Stratosphere, les statistiques de suicide, l’implication de D’Agata dans un centre d’appel pour prévenir le suicide.
Après que D’Agata a rendu sa copie, le magazine, par souci de vérité, a chargé un stagiaire, Jim Fingal, d’en vérifier les informations.
« De la part de l’éditeur : J’ai une mission amusante pour un volontaire. Nous avons reçu un nouveau texte de John D’Agata qui a besoin d’un sérieux fact-checking. Apparemment il a pris quelques libertés, personne ne les lui conteste mais je voudrais savoir jusqu’où elles vont. Donc, si quelqu’un veut s’en charger, il devra passer ça au peigne fin et repérer tout ce qui, en gros et en détail, peut être confirmé et tout ce qui peut être mis en question. Je vous offrirai autant de crayons rouges que nécessaire. Merci ! »
Et c’est alors que les ennuis ont commencé.
Parce que Jim Fingal a tout vérifié. « Tout » comme : chaque phrase, chaque fait avancé par John D’Agata. Et parce que… disons que l’auteur de l’article a pris quelques libertés avec les faits. S’en est ensuivi un long échange de messages entre Fingal et D’Agata, le premier adressant corrections et questions au second. Ce volumineux travail d’annotations et d’échanges auteur-vérificateur a pris des proportions folles, au point que, de fil en aiguille, l’ensemble – l’article et son commentaire – a fini par paraître en volume, avec une mise en page adaptée. Pour le coup, on pense au Talmud et à ses commentaires : le texte originel encadré par un commentaire bavard. En noir, le texte originel et les affirmations vérifiées de D’Agata (Fingal finit par y inclure les non-vérifiables) ; en rouge, les désaccords factuels. Et le livre est rouge, très rouge.
Il en ressort de cet ouvrage un portrait pas très flatteur de D’Agata : l’auteur, un brin péremptoire et arrogant, privilégiant le style à l’exactitude, n’en ressort pas grandi. Toutefois, Fingal, en vérificateur tâtillon et obsédé, n’en reste pas moins ridicule. Quelle différence cela fait-il que D’Agata dise « 9000 » au lieu de « 8879» ? Quel problème cela pose-t-il que D’Agata s’approprie et reformule, parfois extensivement, lorsque la formulation originelle est pataude ? Quel souci à ce que D’Agata brode au sujet de l’origine du taekwondo au lieu de rappeler sa banale origine dans les années 50 ? Pour D’Agata, c’est de l’art ; pour Fingal, ok, c’est de l’art… mais c’est faux/inexact/approximatif/réducteur/pas ce qui a été dit ou écrit, et cela s’avère pour lui à la limite de la malhonnêteté.
Bref florilège des débats :
« John : La phrase sonne mieux telle que je l’ai retravaillée. Et je n’ai pas changé l’essentiel de ce qu’il a dit. » (p. 84)
« John : Ça s’appelle de l’art, tête de nœud.
Jim : Toujours la même excuse. » (p. 93)
« Jim : Mais si vous pensez que c’est une histoire "ridicule" et que vous supposez que le lecteur y mettra son "grain de sel", pourquoi ne pas annoncer la couleur ? C’est une histoire bidonnée, fallacieuse.
John : Parce qu’elle est cool, cette histoire. » (p. 93)
« John : Jim, il ne vous a jamais effleuré l’esprit que (…) notre compréhension du monde n’est pas vouée à entrer dans les cases "fiction" ou "histoire" – sans rien entre les deux ? Nous croyons tous les deux à des vérités émotionnelles qui reposent sur du sable, mais nous nous y accrochons et nous tenons à leur pertinence.
Jim : Si je dois me lancer dans le fact-checking de vérités émotionnelles, je n’ai plus qu’à changer de boulot.
John : Très bien. Je vous ferai une lettre de recommandation. » (p. 94)
Évidemment, le lecteur se retrouve tenté de prendre le parti de l’un ou de l’autre : l’exactitude pointilleuse de Fingal contre la flamboyance stylistique de D’Agata, la vérité, la fiction et toutes les nuances intermédiaires.
À moins que… S’il y a bien une chose qui ressort de ce livre, c’est de ne rien prendre pour acquis. Et ceQue faire de ce corps qui tombe fonctionne peut-être trop bien. La partie commentaire débute par les échanges entre Fingal et les éditeurs, avant que le stagiaire ne s’adresse directement à D’Agata ; les deux argumentent, contre-argumentent, pinaillent sans parvenir à jamais tomber d’accord, avant d’exposer leurs vues au cours d’un long débat dans l’avant-dernier chapitre (pages 108 à 114) ; Fingal conclut son commentaire en récapitulant tout, jusqu’à finir par douter de l’exactitude totale de tous les rapports sur la mort de Levi Presley… mais en fin de compte, ce dernier reste bel et bien mort.
Bref : il s’agit là d’un commentaire très narratif dans sa construction, et donc peut-être trop pour être honnête. De fait, quelques points suscitent l’interrogation : Fingal n’a-t-il pas lu l’article de D’Agata en entier avant de commencer à l’annoter ? S’est-il jeté dans le fact-checking directement, à corps perdu, sans prendre la peine de voir si D’Agata ne s’amendait pas au fil de son article ? De fait, l’auteur dit souvent à Fingal que telle bizarrerie – notamment l’importance du nombre 9, qui a un lien avec l’erreur sur la durée de la chute (huit secondes au lieu de neuf) – trouve son explication plus loin. Et votre serviteur de commencer à douter : Que faire de ce corps qui tombe est un peu trop beau pour être vrai. Serait-il possible que ces échanges d’annotations aient été un tant soi peu réécrit pour adopter une structure narrative ?
Il n’empêche : en dépit de ce doute sur le caractère non-retouché des échanges entre l’auteur et le stagiaire, Que faire de ce corps qui tombe s’avère d’une lecture prenante, à la fois tragique et amsuante, et adopte une résonance particulière en cette année 2017 qui a vu l’apparition officielle des « faits alternatifs ». Avec pertinence et un certain humour (en dépit du fond tragique), ce livre interroge les liens entre réalité et fiction, entre style, créativité et le respect des faits. Pourquoi brider le style ? Pourquoi s’en tenir à la réalité, alors que quelques menus arrangements la rendraient plus intéressante à lire ?
Introuvable : non
Illisible : non
Inoubliable : oui