Vaille que vaille, l'on poursuit l'exploration de la passionnante discographie d'Autechre et de leur jusqueboutiste musique electro. Après un LP5 qui franchissait définitivement le Rubicon de l'abstraction, qu'allait donner leur sixième album, Confield ? Retour aux sources ou poursuite des recherches musicales ?
En 2001, Air s’envolait vers la stratosphère avec 10 000 Hz Legend, album gonflé à l’hélium, The Orb partait pour Cydonia, et Björk nous enveloppait dans le délicat cocon sonore de Vespertine. Tandis qu’Aphex Twin balançait l’inégal double album Drukqs, entre délicates ballades au piano préparé ou délires electro foutraques, Radiohead concluait avec Amnesiac le diptyque entamé avec Kid A et Thom Yorke, leader du groupe, adressait sa première lettre de fan à… Autechre.
Autechre qui continuait de creuser son sillon de plus en plus personnel avec Confield. Replaçons le contexte : œuvrant au sein du label Warp avec Aphex Twin dans le rang des têtes chercheuses les plus excitantes des années 90, Autechre proposait avec Incunabula, Amber et Tri Repetae une musique post-indus à la mélancolie machinique marquée. Chiastic Slide montrait une inflexion s’opérer vers une musique plus abstraite, donnant l’impression d’un pouvoir laissé aux machines. Chose accomplie dès l’album suivant, LP5. Quid alors de la suite des événements ?
Dans la rubrique « Autechre et les nombres » : rien de particulier ne vient explicitement démontrer que cet album est le sixième de la discographie du duo Booth/Brown, à l’exception du titre du premier morceau, « VI Scose Poise ». Voilà qui est maigre.
Ce sixième disque (à l’instar de son successeur de 2003, Draft 7.30) a ceci d’étrange sur moi : c’est un album que j’écoute, réécoute, en ayant sans cesse l’impression que ce n’est jamais le même disque. Impossible de retenir tous les morceaux, mutants en diable. Pourtant, le premier s’avère plutôt identifiable : pendant près de deux minutes introductives, « VI Scose Poise » produit l’équivalent d’une tasse qui n’en finit par de vibrer, de chanceler avant de se poser (l’effet « bouncing ball »), puis arrive une mélodie pas loin d’évoquer la beauté austère des pièces les plus tranquilles d’Erik Satie. « Cfern » poursuit dans la même lignée, avec une mélodie aérienne soutenue par des rythmiques en équilibre instable. Changement d’ambiance avec « Pen Expers », avec son déluge de percussions assomant et « Parhelic Triangle », morceau aux percussions râpeuses qui semble entamer un mouvement de reptation. Entre les deux, « Sim Gishel » forme une sorte de marche irrésistible, tout en grésillements. Dans « Bine », c’est un essaim de drones excités qui porte le morceau : ça vibre et ça trépigne dans une ambiance de cathédrale. « Eidetic Casein » s’avère l’un des morceaux les plus accessibles du disque, avec son air principal enjoué (autant qu’une mélodie d’Autechre puisse l’être) que doublent d’autres mélodies secondaire déambulent à reculons. « Uviol » commence par deux minutes d’une ambiance lunaire, avant que les dérèglements ne surgissent – percussions sporadiques et dérangées, irruptions de séquences d’outre-dimension, allez savoir – sans toutefois endommager l’atmosphère irréelle du morceau.
Enfin, « Lentic Catachresis » conclut Confield de fort belle manière : des voix distordues à l’arrière-plan, une mélodie inquiète progressant par changements d’accord, une rythmique inéluctable. On croirait entendre un morceau classique d’Autechre. Mais Booth et Brown s’empresse de déjouer les attentes, car voilà qu’au bout de deux minutes, le morceau fait mine de ralentir, de se vautrer sur lui-même. Impression passagère et trompeuse, car le tempo recommence à grimper, de manière frénétique… et ne s’arrête plus. Les percussions s’accélèrent et se confondent en une cavalcade hystérique, les voix se fondent en un magma hideux : les cinq minutes suivantes voient le morceau continuer de s’effondrer sur lui-même, jusqu’à finir en bruit blanc.
Là où les premiers albums d’Autechre esquissaient de mélancoliques paysages post-industriels, Confield, dans la lignée de LP5, propose en lieu et place de véritables sculptures sonores : des morceaux pour l’essentiel repliés sur eux-mêmes, résolument abstraits. Un déluge de percussions aux textures travaillées, des rythmiques complexes, et des mélodies à l’arrière-plan ; au milieu de tout cela, le spleen inhérent au duo Booth/Brown demeure présent, quoique de manière moins évidente que par le passé. On adhère ou on décroche. Pour sa part, votre serviteur adhère, et plutôt deux fois qu’une : c’est là un album parfait pour accompagner la lecture des ouvrages les plus récents de Greg Egan. L’essentiel du disque pourrait servir de bande-son à Diaspora, tandis que « Lentic Catachresis » serait idéal avec « La Plongée de Planck ».
Peut-on effectuer des reprises d’Autechre ? Assez curieusement, la réponse est positive. En 2006, l’orchestre Alarm Will Sound a repris le morceau « Cfern » sur leur album a/rhythmia pour un résultat… intrigant, quoique respectueux (et bien moins whatthefuckesque que cette autre reprise ).
Jusqu’à présent, Autechre avait la généreuse habitude d’accompagner chaque album d’un ou deux EP, soit afin d’apporter un addendum, jamais gratuit, au travail entrepris sur le LP précédent, soit dans le but de préparer le terrain du LP suivant. À partir de Confield, cette règle non-formulée cesse d’avoir cours et l’album paraît sans prolongement d’aucune sorte. Néanmoins, un an après Confield et un an avant l’album suivant, Draft 7.30, Autechre a balancé, l’air de rien, un EP qui avait tout de la petite bombe à fragmentation. Un petit machin qui explose et qui ne laisse rien derrière lui.
Un EP accompagné, une fois n’est pas coutume, d’un clip pour le morceau-titre. Et quel morceau-titre. « Gantz Graf » débute par quelques secondes de silence avant que le chaos ne se déchaîne. Une sorte d’arc électrique s’agite convulsivement tandis qu’un déluge de percussions entreprend de dissimuler une vague ébauche de mélodie tenant sur deux notes de synthé étouffé. Cela tabasse les oreilles ainsi pendant à peine une minute, avant que tout ne se mette soudain à marquer le pas, à tituber et à s’effondrer pendant les trois minutes qui suivent. Une explosion sourde conclut l’ensemble, laissant l’auditeur abasourdi (en tout cas, ce fut le cas de votre serviteur, qui, après l’écoute initiale de cette déflagration sonique, repoussa son casque avec l’impression que ses portes de la perception venaient d’être atomisées.
En comparaison, les deux autres morceaux de l’EP, « Dial » et « Cap.IV », s’avèrent d’un intérêt mineur. « Dial » (référence à « Dael » sur Tri Repetae ?) est sympathique mais ne reste guère en mémoire. « Cap. IV » semble un décalque du « Lentic Catachresis » concluant Confield : un morceau qui accélère peu à peu jusqu’à se désagréger en un fourmillement frénétique.
Le plus intéressant avec « Gantz Graf » reste son clip. Réalisé par un certain Alex Rutterford, qui a puisé son inspiration dans un trip au LSD, les quatre minutes du clip sont l’exacte transposition du son en image. Une approche synesthésique, probablement la seule capable de rendre palpable la complexité de la musique. Pour ma part, ce clip a représenté la porte d’entrée pour cette déflagration sonique. Avant de visionner ce clip, « Gantz Graf » n’était à mes oreilles qu’une bouillie sonore, un magma bruitiste (mais j’étais jeune et ignorais l’existence de la noise music et d’artistes du calibre de Merzbow). Après… tout est devenu clair, à peu près.
Un autre clip, alternatif, pose « Gantz Graf » sur une vidéo d’un lave-linge en pleine autodestruction…
Une claque, en somme.
Introuvable : non
Inécoutable : carrément
Inoubliable : forcément