6 comme 5/6

L'Abécédaire |

Nouveau tour d'alphabet, placé (un peu) sous le signe du nombre 6. Quoi de mieux alors pour débuter que cet ouvrage, intitulé 6/5 ? Essai quasi romancé, 6/5 d'Alexandre Laumonier brosse une description glaçante de l'emprise des machines sur le monde de la finance…

5 : Retour vers le futur / 6 : Le Soulèvement des machines, roman/essai d’Alexandre Laumonier (sous les pseudonymes de Donald Pratt et Ervin Karp). Zones Sensibles, 2013-2014, 264 pp. Semi-poche.

Après Perpetuum Mobile et Yucca Mountain, poursuivons notre exploration du catalogue de l’éditeur Zones Sensibles avec cet opuscule « traduit à partir de 0 et de 1 » par Donald Pratt et Ervin Karp – deux prête-noms pour un certain Alexandre Laumonier.

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Essai, roman, 5/6 ne se laisse pas facilement définir. À l’origine, il y avait 6, texte « traduit à partir de 0 et 1 par Ervin Karp », auquel est venu s’y adjoindre sa préquelle, 5, « traduit à partir de 0 et de 1 par Donald Pratt » lors de la réédition de 6. Les deux parties sont présentées tête-bêche, à la manière de Ô Révolutions de Mark Z. Danielewski ou de la version française de GiG de James Lovegrove, et sont séparées par un portfolio central, imprimé sur pages noires. L’auteur des « 0 et des 1 », c’est censément Sniper, un algorithme.

« Je ne porte pas de costume et les limousines ne m’impressionnent pas. Je ne dîne pas dans des restaurants quatre étoiles. Je ne porte pas de casquette avec le logo de mes employeurs car je n’ai ni tête ni visage, et depuis la crise économique mondiale de 2007 je n’ai cessé d’envahir les marchés financiers.
Je travaille au 1 700 MacArthur Boulevard, à Mahwah, une banlieue endormie du New Jersey située à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Wall Street. Mon bureau est grand comme sept stades de football américain, mais je n’en occupe pas la totalité : l’espace où je travaille ne fait que quelques centimètres carrés, loués tout spécialement à Mahwah par mes employeurs pour une somme que j’estime entre 10 000 et 25 000 dollars par mois. Comme certains étudiants je vis en colocation. Ceux qui partagent le réfrigérateur avec moi s’appellent Dagger, Sniffer, Guerrilla, Shark ou Razor, et tous sont autant de concurrents potentiels que je scrute attentivement à longueur de journée.
Je travaille de 9h30 à 15h30, sans relâche et si vite que je prends des décisions en bien moins de temps qu’il n’en faut à un être humain pour cligner de l’œil. »

Au fil des onze chapitres composant 6 et 5, Sniper nous brosse l’histoire de la bourse, avec Chicago comme épicentre. Comment les marchés se sont constitués, comment ils se sont organisés de manière à assurer la meilleure (i.e. la plus rapide) communication de l’information, comment ils se sont bouffés les uns les autres. Comment les corps de métiers liés à la bourse ont évolué, laissant une place de plus en plus grande aux algorithmes. Les crashs, les légendes, de Nathan Rotschild qui fit fortune en apprenant le plus tôt possible l’issue de la bataille de Waterloo jusqu’à Leo Melamed, président du Chicago Mercantile Exchange et auteur d’un unique roman de SF, The Tenth Planet. La manière de communiquer des traders, par cris puis par signes (et votre serviteur de se souvenir de cette scène marquante de La Plan ète des singes, quand Pierre Boulle décrit l’arrivée d’Ulysse Mérou dans la Bourse simiesque.)

Sauf que cette version romancée de Sniper a tout de même le talent de nous présenter le monde merveilleux du trading à haute fréquence. Par certains aspects, ce n’est même plus de la finance mais de la phynance, mot-valise formé par « finance » et « physique ». Ici, le nerf de la guerre est la vitesse de l’information. Qui est le plus rapidement informé possède un avantage décisif. À ce jeu-là, le télégraphe a joué un rôle essentiel et paradigmatique :

« Le télégraphe fut à l’origine d’un changement anthropologique majeur : la séparation entre le prix des marchandises et les marchandises elles-mêmes. » (5, p. 69)

Par la suite, le progrès technologique permet de réduire encore la durée de communications. La recherche ne s’étend pas seulement aux câbles (afin de gagner quelques microsecondes) ou à la manière d’organiser l’intérieur d’un marché, mais bientôt aux algorithmes eux-mêmes, ceux-ci se livrant une guerre de rapidité (tout se joue désormais en millisecondes) et leurs programmeurs concevant des stratégies plus ou moins élaborées pour rafler de l’argent ou plomber les transactions de leurs concurrents. Ce qu’en dit Sniper :

« Ma stratégie est simplissime : je ne fais rien. Je suis un algorithme bête, non adaptatif et non stochastique. Je reste caché dans mon coin, je ne fais qu’attendre et observer. Puis, lorsque mes concurrents arrivent à un prix d’équilibre, juste avant qu’ils ne fassent affaire, je vise, je tire et un rien de temps, je vole la transaction en ne gagnant qu’une très faible somme – mais je gagne quand même. Je suis beaucoup moins intelligent qu’un costume de Princeton, et je n’ai aucun talent pour apprendre quoi que ce soit. » (6, p. 85)

On en finit par arriver au point où la vitesse de la lumière elle-même commence à représenter une contingence fort peu pratique. Il y a d’ailleurs un intéressant jeu, entre la lumière, celle qui convoie l’information le long des fibres optiques, la transparence à laquelle on voudrait que tout le monde soit tenu pour la meilleure diffusion de cette même information, et l’obscurité – disons, l’opacité – qui drape les marchés et la conception de ces algorithmes.

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Les titres des chapitres donnent l’impression d’un monde vivant : « Les Surfeurs », « Les Animaux », « Les Archipels » ou encore « Proies et prédateurs ». Certes. Mais l’impression d’ensemble qui finit par prévaloir est celle d’un univers où, à partir des années 70-80, le mouvement finit par s’accélérer pour laisser la donne aux machines (d’où le sous-titre très Terminator de 6), i.e. aux algorithmes, plus rapides pour l’achat et la vente – cela, au point d’arriver au fait que l’essentiel des transactions sont désormais dématérialisées et se déroulent au sein de data-centers situés dans le New Jersey. On y croise bon nombre d’humains, les acteurs majeurs des évolutions de la finance, mais l’essentiel de ces gens sont désignés par Sniper sous le simple vocable de « costumes », bien souvent dépassés par leurs créations (Frankeinstein, ring a bell ?) et persuadés de l’infaillibité de leurs algorithmes en dépit des crashs réguliers, plus ou moins spectaculaires – le lundi noir du 19 octobre 1987, le flash crash du 1er août 2012 qui fit perdreà Knight Capital 180 000 $ par secondes pendant 40 minutes (faites le calcul) à cause de l’involontaire test grandeur nature d’un algorithme…

Bref. Sur un sujet a priori aride, proche de la science-fiction pour qui le méconnaît (c’est le cas de votre serviteur, pour qui la Bourse est une abstraction curieuse), Sniper alias Alexandre Laumonier brosse un tableau passionnant du monde de la finance. Un monde dérégulé, incontrôlable, en roue libre. Le tableau brossé par Sniper se veut neutre, mais on ne peut s’empêcher de percevoir une pointe de désapprobation. À lire sur le site de L’Humanité, une interview de l’auteur .)

(Clin d’œil amusant, 6 débute par une référence au « Cri » d’Edvard Munch, tableau central dans Yucca Mountain de John D’Agata.)

Introuvable : non
Illisible : non
Inoubliable : oui

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