On s’est passablement intéressé à l’ambient tendance spatial, avec Dark Matter de Lustmord et KTL V de KTL. Remontons plus loin dans le temps avec Autour de la Lune, œuvre de celui que l’on surnomme volontiers le pape de l’ambient : Biosphere, qui propose avec son sixième album une évocation sonore du roman éponyme de Jules Verne…
Autour de la Lune, Biosphere (Touch, 2004). 9 morceaux, 75 minutes.
On s’est passablement intéressé à l’ambient tendance spatial, avec Dark Matter de Lustmord et KTL V de KTL. Remontons plus loin dans le temps avec Autour de la Lune, album composé par celui que l’on surnomme volontiers le pape de l’ambient (Brian Eno étant Dieu, cela va sans dire) : Biosphere.
La trajectoire du musicien norvégien Biosphere, alias Geir Jenssen, s’avère des plus intéressantes. Après avoir débuté au sein du groupe Bel Canto – il participera au deux premiers disques –, il entame une carrière solo à partir de 1989, d’abord sous le nom de Bleep (Northpole By Submarine, 1990) puis sous le pseudonyme de Biosphere. Le ton, très technoïde sur Microgravity (1991) et Patashnik (1994), se teinte de plus en plus d’ambient, en particulier sur Substrata (1997), probablement son meilleur album, voire de ce genre musical tout particulier qu’est le field recording, notable sur Cirque (2000) – d’ailleurs en 2006 et 2013, Geir Jenssen signera deux albums defield recording sous son nom propre : Cho Oyu 8201m – Field Recordings from Tibet et Stromboli. Après le superbe Shenzhou (2002), qui mixe Debussy avec l’ambient et le field recording, Biosphere est commissionné par Radio France en 2003 pour concevoir une évocation sonore de Autour de la lune (1895) de Jules Verne. Ce sera là son sixième album. Et il s’agit sûrement ici de la dernière œuvre d’importance de Biosphere, dont les disques ultérieurs, intéressants au demeurant, peinent à se montrer aussi puissants.
Autour de la Lune, donc… Moins réputé que De la Terre à la Lune, Autour de la Lune clôt le dyptique et raconte les aventures de Barbicane, Michel Ardan et du capitaine Nicholl après le tir du canon Columbiad, et la manière dont ce valeureux équipage revient sur Terre. Plutôt que de proposer une simple illustration sonore du roman de Verne, le musicien norvégien opte davantage pour une évocation musicale minimaliste.
Pièce maîtresse du disque, « Translation » se déploie sur près de vingt-deux minutes. Dans le genre austère, c’est une superbe réussite : hypnotique en diable avec ses basses fréquences, le morceau voit ses harmonies évoluer lentement, monter graduellement en puissance… À partir de la seizième minute, une oscillation aiguë fait son apparition, donne l’impression de vouloir emmener le morceau bien au-delà du système Terre-Lune, mais l’ensemble s’atténue en un lent fondu au noir.
Moitié plus court avec seulement onze minutes au compteur, « Rotation » représente un monument de minimalisme par rapport au morceau précédent. Des vibrations grenues saupoudrent des oscillations lointaines. Dans « Modifié », l’on croit entendre une voix qui chantonne, au son déformé (modifié…) par une transmission radio passablement grésillante. S’y ajoute un drone discret et quelques oscillations aiguës. Une véritable luxuriance sonore par rapport à « Vibratoire », qui consiste en des oscillations de très basses fréquences. Le genre de morceau à écouter à fort volume si on veut entendre quoi que ce soit, mais au risque de faire vibrer les murs… « Déviation » reproduit un schéma similaire, avec davantage de variations dans l’intensité et un drone cristallin à la lisière de l’audible. « Circulaire » consiste en de nouvelles basses fréquences, sur lesquelles se pose un sifflement suraigu et d’autres bruitages, genre la vibration d’une petite pièce métallique contre une autre. Dit comme ça, c’est sûr que ça ne fait pas vraiment rêver. Mais à l’écoute, c’est autre chose.
« Disparu » porte bien son titre, et cette antépénultième pièce musicale se montre des plus discrètes. Pour peu que l’on pousse le volume, le morceau devient audible et fait mine, oh, pas longtemps, d’ébaucher une mélodie, quelques accords légers et aériens. « Inverse » est un nouveau jeu sur les basses fréquences et de micro-drones. Le morceau enchaîne quasiment sans transition sur « Tombant ». Dans cet ultime morceau du disque, de nouveaux drones cristallins, scintillants, s’empilent sur une onde à basse fréquence, oscillent et forment peu à peu une véritable montée en puissance. Au loin, quelques remous, qui forment une esquisse de base mélodique. « Tombant » reprend le fil du morceau introductif – on aurait aussi bien pu l’appeler « Translation II » –, décolle sans jamais vraiment aboutir nulle part (mais, après tout, Barbicane, Ardan et Nicholl ne posent pas non plus sur la lune) et conclut ainsi l’album de la même manière qu’il avait commencé.
Mine de rien, Autour de la lune est un disque aussi funky que la lune elle-même, recouverte d’un terne régolithe. On le sait, l’espace interplanétaire n’est pas exactement l’endroit le plus hospitalier qu’il soit (comme à peu près 99,9999% du reste de l’Univers), et Biosphere parvient cependant à en rendre la beauté aride et majestueuse – une sacrée gageure.
L’album est sans conteste le plus austère de son auteur, et tend souvent à l’inaudible ; les mélodies sont étiques, le travail sur les textures sonores est microscopique (entendons par là qu’il faut tendre l’oreille). Pour autant, il s’agit là d’un disque passionnant – sûrement davantage que les collaborations Autechre/The Hafler Trio, parangons d’aridité musicale dont on vous avait entretenu plus tôt dans cet Abécédaire –, la bande-son idéale pour toute lecture du calibre de la hard SF de Stephen Baxter ou Greg Egan, mais qui nécessite l’implication de l’auditeur, la condition sine qua non pour ne pas demeurer planté sur le plancher des vaches.
Pour notre part, on se situe en orbite lunaire depuis une bonne douzaine d'années.
Introuvable :
Inécoutable : quasi
Inoubliable : oui