Où l'on poursuit notre exploration de la discographie d'Autechre, duo électro anglais parmi les plus intéressants de ces vingt dernières années, avec leur quatrième album : le mésestimé Chiastic Slide. Un disque en apparence en roue libre, où le pouvoir semble laissé aux machines…
Rappelez-vous, c'était il y a presque vingt ans en 1997, Daft Punk déboulait avec un devoir maison des plus convaincant : Homework. De l’autre côté de la Manche, David Bowie s’essayait à la jungle avec l’excitant Earthling, Brian Eno balançait The Drop, drôle de machin glacial, Depeche Mode prouvait que le cadavre bougeait encore avec le tourmenté Ultra, Blur faisait du Blur avec le solide album Blur, Björk imposait son statut d’icône d’avant-garde pop avec le superbe Homogenic, Portishead exposait son spleen existentiel avec un deuxième album éponyme (avant de se taire pendant onze ans), Radiohead synthétisait les angoisses d’une époque avec leur chef d’œuvre OK Computer. Et les Rolling Stones montraient qu’ils étaient encore en vie avec Bridges to Babylon (mais on s’en fiche un peu). Aux USA, Sparks faisait son retour avec un album de reprises… d’eux-mêmes. Aphex Twin mettait tout le monde d’accord avec Come to Daddy, et Autechre passait la quatrième.
Dans l’œuvre musicale du duo electro Autechre, Tri Repetae représentait une sorté d’acmé, le parfait point d’équilibre entre l’ambient mélancolique des premiers disques et l’aspect abstracto-rythmique de la suite de la discographie. Chiastic Slide, quatrième disque des deux têtes chercheuses du label Warp, voit le basculement s’opérer nettement en faveur de cette recherche. Attention les oreilles, ça va commencer à piquer.
Dans la rubrique « Autechre et les nombres » : ici, c’est un peu plus complexe et plus grammatical qu’à l’accoutumée avec ce « glissement chiasmatique » (oui, le mot n’existe pas en vrai). Figure de style, le chiasme voit s’opposer deux groupes de mots dans un ordre inversé – « Schtroumpf vert et vert schtroumpf » – ce qui nous met en présence de quatre éléments. C'est l'hypothèse, du moins.
Sorti en février 1997, Chiastic Slide a été précédé d’un mois par l’EP Envane. Tous les morceaux de l’EP précédent, Anvil Vapre, débutaient par « Second… » ; ici, ils se terminent tous par « Quarter » (voilà). Si le titre de cet EP laisse libre cours à l’imagination, la pochette s’avère moins énigmatique : il s’agit de la fameuse « maison sur la cascade » conçue par l’architecte Frank Lloyd Wright.
Dès « GOZ Quarter », Envane entreprend de rappeler les racines hip-hop du duo et de les faire rentrer en collision avec leur électro froide. Un beat irrésistible, des scratches à l’ancienne, quelques synthés ébauchant une ligne de basse bien ronde… mais des micro-percussions typiques du duo, et à mi-morceau, une ambiance mélancolique à nulle autre pareille. Des racines bien dissimulées par la suite. « Latent Quarter » poursuit dans une veine similaire, avec une ambiance en mode mineur plus tristoune encore. En dépit de son titre, « Laughing Quarter » n’est pas un morceau riant, plutôt troublant d’une inquiétante étrangeté – genre « la maison sur la cascade hantée ». Le morceau préféré de votre serviteur sur cet EP, qui s’achève avec les onze minutes de « Draun Quarter ». Une atmosphère emplie d’une langueur maussade, sur fond de micro-rythmiques élaborées.
Dans l’ouvrage Modulations – une histoire de la musique électronique (Allia, 2007), intéressant ouvrage se consacrant aux musiques électroniques, le glossaire consacre une entrée à Autechre, lapidairement décrit comme un :
« influent duo de techno anglaise, dont les quelques gouttes d’électro-funk et de hip-hop distillées au milieu de paysages sonores désolés provoquent chez les jeunes nerds blancs des paroxysmes de jouissance. »
Déclaration un brin péremptoire, mais pas forcément dénué d’un fond de vérité.
Bref. Lançons Chiastic Slide. Pendant une quinzaine de secondes, des crépitements, façon engin qui peine à démarrer ou lecteur CD qui déconne… Puis un rythme, solide, se met en place, secondé par une mélodie engorgée de tristesse. Mais au bout de trois minutes, l’installation commence à déraper, avec l’arrivée d’une contre-rythmique détraquée qui amène le morceau dans une toute nouvelle direction, presque dansante. « Cipater » constitue une introduction réussie.
Peut-on dire la même de chose du morceau suivant, « Rettic AC » ? Des percussions à l’allure de frottements, agaçants, et une mélodie distante, pour une vignette de tout juste deux minutes. Mouais (la vidéo du lien est à l'avenant). Embrayons plutôt sur « Tewe », un morceau qui évoque, un peu, Aphex Twin, notamment pour les rythmiques (l’effet « boucing ball » en particulier). Mais la mélodie, elle, sonne bien comme du Autechre.
« Cichli » débute avec une rythmique râpeuse, façon hip-hop joué par des robots n’ayant aucune idée de ce qu’est le groove, avant que n’arrive une mélodie un brin mélancolique, qui se déploie au fil des neuf minutes du morceau. L’un des sommets du disque. À côté, « Hub », pièce centrale, fait pâle figure. Une esquisse mélodique ponctuée de percussions, une ambiance paresseuse, d’une langueur coupable. Le morceau n’évolue guère, et s’achève dans des crachotements, genre machine torturée. Suit « Calbruc », qui commence avec une rythmique martiale, agressive – le pouls implacable des machines. Mais les machines ont une sensibilité, comme le souligne la mélodie maladive.
Les trois derniers morceaux occupent près de la moitié du disque. La ligne de basse inquiète de « Recury » veut prouver que les choses sérieuses débutent. Une nouvelle fois, la rythmique est des plus travaillée, et prend, déforme, triture ses racines hip-hop et vire, imperceptiblement, vers une inquiétante ambiance indus. L’un des morceaux les plus directs de l’album, qui se développe sur près de dix minutes (tout de même). Une lente montée de puissance, qui se termine en bruit blanc et débouche sur « Pule ». Ce huitième morceau retrouve l’immédiateté mélodique d’un morceau comme « Slip » sur Amber. Apaisant, mais peut-être ennuyeux. Chiastic Slide se termine en beauté avec « Nuane » et ses 13 minutes en roue libre, sa mélodie pas très saine d’esprit, sa boucle rythme hypnotique, sa conclusion qui n’en finit pas de finir de se désagréger. Un peu comme ces groupes qui, en concert, quittent la scène en laissant leurs instruments continuer de vrombir derrière eux (Kraftwerk par exemple, avec l’inoxydable « Music non stop »). Le pouvoir est laissé aux machines – c’est là le principal reproche que les critique ont effectué à Autechre pour Chiastic Slide lors de sa sortie. De fait, il s’agit sûrement du disque le plus sous-estimé de la discographie du groupe. Le fait qu’il n’ait pas été disponible aux USA pendant un temps explique peut-être un peu cela ; son aspect très abstrait par rapport aux disques précédents, les morceaux assez statiques, et le retrait de l’humain face aux machines est une autre ébauche d’explication.
Quelques mois plus tard, l’EP Cichlisuite est venu conclure cette parenthèse chiastique. Comme le titre le laisse (vaguement) supposer, il s’agit de cinq remixes de « Cichli », quoique la filiation soit difficile à entendre. Les morceaux, « récupérés mécaniquement par Autechre » (manière de revendiquer les critiques portées sur Chiastic Slide, sont relativement courts (six minutes en moyenne), mais vont plus loin que Chiastic Slide dans l’abandon des sonorités Autechre-première-période, cela dès l’abstrait « Yeesland » qui ouvre l’EP, et amorce le travail quasi autistique (le terme n’est sûrement pas celui qui convient le mieux, mais je n’en vois pas d’autre) des albums suivants, notamment Confield et Draft 7.30, qu’on écoutera en temps voulu. On retiendra surtout « Pencha », qui débute avec une mélodie innocente avant que le morceau mute à mi-parcours vers une folie douce. « Characi » évoque la longue parade nuptiale de deux robots insectoïdes, et s’avère assez vite agaçant. « Krib » fait penser aux trajectoires et rebonds aléatoires d’une bille métallique dans une station spatiale du XXIIe siècle. Enfin, « Tilapia » est une jolie pièce, portée par des rythmiques complexes tandis que des ébauches de mélodies se débattent dans le lointain ; il faut attendre la moitié du morceau pour qu’apparaisse, enfin, de manière libératrice, une mélodie presque radieuse et insouciante.
On notera l’étrange reprise de « Tilapia » sur l’album Warp20 (Recreated) par John Callaghan (et son clip un brin flippant) :
En résumé, Chiastic Slide et ses deux EP forment le premier pas d’Autechre en direction d’une electro d’apparence froide et désincarnée. Adieu les paysages sonores post-industrielles : désormais, les recherches pures sur les textures sonores et les rythmiques vont prendre le dessus.
Introuvable : non
Inécoutable : ça commence
Inoubliable : oui