Après avoir abordé le contexte éditorial de Bob Morane, la galerie de personnages entourant le héros et le monde dans lequel il évolue, penchons-nous
maintenant sur les textes eux-mêmes. Au travers des questions de style, de structure et de genres, sans omettre le sujet plus délicat des collaborateurs,
l’on tentera de prouver que, peu importe son âge, Bob Morane se lit et se relit bien.
Une question de style
L’un des reproches communément fait à la littérature populaire, c’est l’être justement populaire (issue du peuple, donc) et de faire fi des questions de
style. Bref, d’être mal écrite. Henri Vernes a parfois essuyé de semblables reproches :
«… quelques éducateurs qui les [ses romans] qualifiaient de « mauvaise littérature » ou de « littérature populaire ». Ils allaient jusqu’à interdire Bob Morane dans les écoles ! » Henri Vernes in Bob Morane et moi – 50 ans d’écriture
Des romans populaires, oui, car lus par un grand nombre ; des romans vite écrits, certes, mais pas mal.
1. Stylé !
L’écriture est parfaitement au point, dès La Vallée infernale : Henri Vernes n’est pas un débutant, il sait écrire, et nullement avec ses
pieds. Une écriture très visuelle, qui sait se faire lyrique lors des descriptions de paysages (les descriptions psychologiques étant plutôt basiques).
De manière générale, le premier chapitre de chaque Bob Morane est toujours d’une écriture très soignée. L’écriture se relâche dans la suite du texte, sans
rien d’incommodant. Quelques incipits pour le plaisir :
« La montagne, couverte d’une jungle épaisse semblable à un tapis de caoutchouc en mousse, glissa sous le ventre brillant du Mitchell. Derrière l’avion,
les constructions blanches de Tamini n’étaient déjà plus qu’une agglomération de cubes minuscules à laquelle un grouillement humain conférait une vie de
fourmilière.
Ses mains nerveuses crispées sur les commandes, son visage osseux tendu en avant mais sa large poitrine gonflée cependant par une sourde allégresse, Robert
Morane pointait vers le ciel le nez de plexiglas de son appareil, tentant d’éviter le contact de la montagne. Cette lutte de l’homme et de l’avion unis
pour former un seul être lui rappelait l’époque où, Flying Commander de la Royal Air Force, il menait son escadrille de chasse au combat. Mais à présent,
au lieu d’un Spitfire, Morane pilotait un bimoteur de transport. Ses ennemis étaient la montagne et la jungle, et il était seul à les affronter. Une panne
de moteur, une erreur de manœuvre et ce serait la chute dans cette forêt hostile hantée par les serpents, les crocodiles et les Papous coupeurs de têtes. » La Vallée infernale
« Après avoir dépassé Folkstone, la puissante Thunderbird deux places quitta la route qui, franchissant la frontière de la Géorgie et de la Floride, fila
vers Jacksonville, pour emprunter une mauvaise voie secondaire se dirigeant plein ouest, en direction des marais d’Okefenokee dont on apercevait au loin
l’étendue glauque brillant par endroits au soleil, en de grandes plaques d’émeraude sale dont l’éclat était tamisé par de vagues nébulosités. L’homme qui
tenait le volant de la puissante voiture était un grand gaillard au visage osseux, couronné par des cheveux coupés en brosse, et dont la mise négligée de
voyageur n’excluait cependant pas une certaine élégance, due davantage à l’allure du personnage qu’aux détails vestimentaires eux-mêmes. » Le Dragon des Fenstone
« La jeune fille – presque une enfant – fuyait à travers le smog, ce brouillard londonien fait de brume et de fumée, qui l’entourait telle une
chair molle et visqueuse à laquelle les maisons auraient servi de squelette. Elle fuyait parce qu’elle avait peur. Elle fuyait pour sauver sa vie. Parfois
elle s’arrêtait et prêtait l’oreille, espérant ne percevoir que du silence, mais il y avait toujours ce bruit de pas qui sonnaient, amortis par le
brouillard. Les pas d’un homme qui, elle le savait, n’avait qu’un but pour l’instant : la tuer, l’anéantir. Car ce n’était pas seulement tuer que
cet homme voulait, mais anéantir… » Les Yeux de l’Ombre jaune
« Quand la puanteur du mazout n’est pas trop forte, le port de Hambourg sent le sel et la vase. La vase des lointaines darses abandonnées, le sel que le
vent du nord apporte du large.
Ce jour-là, ces remugles de vase et de sel l’emportaient sur celui du mazout. Il faisait gris, mais, de temps en temps, un rayon de soleil perçait, telle
la lame d’un stylet furtif qui fouille des chairs tendres, l’épaisseur ouatée des nuages. Venus de Sankt Pauli, Bob Morane et son ami Bill Ballantine
s’avançaient le long des quais. L’un, grand, mince et costaud, les cheveux noirs coupés court, l’œil gris d’acier, le visage tanné et buriné des coureurs
d’univers, et cette allure nonchalante de grand fauve sûr de sa force et de ses réflexes ; le second, dépassant d’une demi-tête son compagnon, des épaules
d’une largeur à faire rêver plus d’un boxeur poids lourd, une face large et rougeaude, un peu bovine, marquée par mille coups et que couronnait une
chevelure couleur de feu. » Les Crapauds de la mort
« L’homme borgne aurait pu vivre longtemps encore s’il n’avait pas eu l’idée de pénétrer dans cette maison. Sûr, s’il avait pu deviner ce qui l’attendait
là, il aurait fait demi-tour et il aurait pris ses jambes à son cou, sans demander son reste. Mais il ne savait pas. Comment aurait-il pu savoir ?
Tout ce qu’il savait avec certitude, c’est que la pluie n’arrêtait pas de tomber en hallebardes, qu’il était trempé jusqu’aux os et que la nuit était
horriblement froide. C’est pour ces trois raisons que l’homme décida d’entrer dans la maison.
Il aurait aussi bien fait de se tirer une balle dans la tête. » Les Voleurs de mémoire
« El Matador – le tueur – ouvrit la porte et s’immobilisa sur le seuil de la pièce, les paupières réduites à deux minces fentes qui laissaient tout juste
filtrer les regards des yeux invisibles. En face de lui, l’éblouissant soleil d’un spot de mille watts était braqué sur son visage aux traits glacés. » El Matador
On pourra continuer encore… Voilà en quelques lignes le décor posé, l’ambiance mise en place, les protagonistes ou l’antagoniste introduits.
La place nous manque pour étudier plus en détail ces incipits. Il serait intéressant en effet de se pencher sur la fréquence de certaines figures
imposées : Morane au volant d’un bolide ; Morane s’ennuyant à Paris ; la description d’un paysage baigné de soleil (destination exotique) ou d’une ville
noyée dans le brouillard (les aventures londoniennes).
Il est permis cependant d’émettre quelques bémols dans l’écriture. On peut ainsi regretter que l’auteur n’aime guère se relire : on trouve régulièrement
des répétitions, d’une page à l’autre, voire d’un paragraphe à l’autre. Ainsi que quelques incohérences, parfois savoureuses : le lecteur rencontre dans
les Sortilèges de l’Ombre jaune un vieillard imberbe (p. 2) à la longue barbe blanche (p. 10) ?
Dans les premiers romans, les dialogues sont souvent empesés, ampoulés. Et Morane (comme les méchants qu’il affronte) ne peut s’empêcher, au moment de
mettre le vilain hors d’état de nuire, de proférer un long discours où il explique par A + B comment il est parvenu à ses fins. Un procédé qui a vieilli,
dont le but était de ne pas perdre le lecteur, et qui disparait, passé le centième numéro, Commando Épouvante. Sauf en ce qui concerne
Ming, dont le petit plaisir restera d’expliquer en détail ses plans à Bob Morane. Certains n’apprendront jamais…
Le pire du pire étant atteint, dans les dialogues, quand Henri Vernes fait converser les gens s’exprimant dans une langue étrangère. Cela va d’un
petit-nègre assez moyen à l’agzent teuton exbrimé de la manière la plus karikaturale :
« – Je groyais, monzieur Haudeglare, articula Norgha en un français guttural, gue fous afiez chanché d’afis. Fous afez mis si longdemps à oufrir… » Les Mangeurs d’atomes
Le temps aidant, le style d’Henri Vernes change ; l’écriture reste impeccable au-delà des seuls premiers chapitres, il est fait montre de plus de tendresse
envers les personnages. D’aucuns y ont vu l’influence ou la patte de ses « collaborateurs » (sujet sur lequel on reviendra à la fin de cet article). Les
dialogues sonnent plus juste, le ton est moins boy-scout.
« Une lutte inégale. Pour commencer, Callo mesurait une bonne tête de plus que Sucre. En outre, Callo avait deux mains, et Sucre une seule : il y avait
plusieurs années de cela, sa dextre avait été tranchée au ras du poignet. De plus, Callo possédait un avantage psychologique certain, celui d’être le
chasseur, alors que Sucre, qui fuyait depuis deux jours, tenait le rôle de gibier. Enfin, Callo n’avait rien à perdre, et Sucre, lui, défendait le sac de
toile et son précieux contenu.
Mais, tout à coup, alors que Callo le serrait à la gorge pour l’étrangler, Sucre se rendit compte qu’il avait à défendre une chose infiniment plus
précieuse encore que tous les trésors : sa vie. » Ceux-des-roches-qui-parlent
« Lorsque les hommes eurent disparu, il se tourna vers Morane qu’il fixa de son œil unique.
– Si j’avais encore des larmes, dit-il, je pleurerais la mort de Rufino…
– Je suis désolé…
– Muy bien, dit l’homme, c’est la guerre.
– C’est la guerre, répéta Bob.
– C’est la guerre pour vous aussi ? C’est votre guerre ?
– Peut-être… Je ne sais pas encore… Où est André Novo ? » Piège au Zacadalgo
Enfin, lire Bob Morane jeune, c’est aussi le plaisir d’apprendre de mots nouveaux : sclérotique, darse, nyctalope, sicaire, ou
crotopodomane (l’existence de ce dernier terme n’est attestée nulle part sinon dans La Cité des rêves et Rendez-vous à Maripasoula).
2. Idiosyncrasies
Personne n’est à l’abri de l’idiosyncrasie. Ça peut être contagieux, jamais dangereux.
Dans les premiers Bob Morane, Henri Vernes prend soin de ne pas perdre son lecteur, avec souvent un zèle excessif : les rappels abondent,
souvent alourdis de « on s’en souvient », « comme il est dit plus tôt »), de peur que le lecteur ait oublié ce qui s’est passé au chapitre précédent.
Pariant sur l’intelligence du lecteur, Vernes abandonne ces tics dans l’Âge classique.
La lecture régulière des Bob Morane permet de repérer la récurrence de certaines expressions-type, que ce soit dans la bouche des
personnages : l’insulte « mangeurs de petits enfants », la menace « couper en huit dans le sens de la longueur » ; tout barouf évoque la « troisième guerre
mondiale » ; ou bien dans la narration : Ballantine qui boit du whisky comme un « geste patriotique », Sophia Paramount la reporter « de charme et de
choc »… et surtout Morane qui « passe dans ses cheveux drus des mains aux doigts déformés par la pratique du karaté ».
Les romans n’évitent pas toujours le didactisme : lorsque le livre ne contient pas un appendice scientifique (essentiellement dans les titres publiés en
Marabout Junior), on trouve parfois de véritables exposés (tel celui sur les plantes carnivores mythiques dans L’Orchidée noire) qui
auraient eu bonne place dans les Marabout chercheurs en fin de volume. Le lecteur est diverti… et s’instruit en passant !
*
Une question de structure
1. Format
De manière générale, les Bob Morane sont des romans courts, et entreraient plutôt dans la catégorie des novellas : La Vallée infernale et les aventures de l’Âge d’or approchent des 250 000 signes, mais les textes ultérieurs oscillent entre 160 000 et
200 000 signes. La fréquence de publication des Bob Morane (six titres par an de 1956 à 1976). De ce fait, tous les romans publiés par Marabout entrent
ainsi dans un format de quelque 145 pages.
Quelques-uns néanmoins dépassent le format imposé. Les Dents du Tigre a d’abord été publié en un seul volume avant d’être divisé en deux. La Cité de l’Ombre jaune est immédiatement suivi des Jardins de l’Ombre jaune, au point que l’on pourrait dire que les
deux récits forment un seul roman. Et les trois premiers tomes du cycle d’Ananké, estampillé « Super Spécial » chez Pocket Marabout, font bien le double du
format habituel. Par la suite, quelques autres romans font exploser le compteur, toujours pour des occasions bien spécifiques : La Guerre du Pacifique n’aura pas lieu, deux centième roman d’Henri Vernes, ou Les Secrets de l’Ombre jaune, deux
centième Bob Morane, sont plus longs que la moyenne (ce qui, accessoirement, ne les rend pas meilleurs).
À noter que les Bob Morane célèbrent les nombres : le centième Bob Morane est ainsi augmenté d’un dictionnaire des personnages
apparaissant dans chacune des quatre-vingt-dix-neuf romans précédents ; le deux centième possède une encyclopédie de l’Ombre jaune (en réalité, rien de
plus qu’un résumé des romans du cycle).
2. Structure
Dans la première centaine d’aventures, on constate que, de roman en roman, chaque histoire suit souvent un schéma similaire, qui n’est d’ailleurs pas
éloigné de celui du conte. De fait, les trente-et-une fonctions du conte dégagées par Vladimir Propp dans son Analyse du Conte de fées
s’appliquent étonnamment bien.
Le premier chapitre introduit les héros (Morane et Ballantine, donc) et l’élément perturbateur (le vilain et/ou son méfait) qui va les emmener à
l’aventure. Le vilain réussit son forfait (dérober un objet, enlever une personne) et demande est faite au héros de réparer ledit forfait (à moins qu’il ne
décide de lui-même d’agir). Partant à l’aventure, le héros arrive en un endroit exotique (à moins qu’il ne soit déjà sur place) et enquête afin d’accomplir
sa mission. Il peut rencontrer un donateur, qui le mettra à l’épreuve avant de l’aider. Fonçant dans la gueule du loup, le héros retrouve le vilain, et le
combat. Cette séquence est parfois doublée, la première occurrence se soldant par la défaite du héros. Lors de la deuxième confrontation, le vilain est
finalement défait puis puni, le méfait est réparé, le héros est célébré… et tout est bien qui finit forcément bien.
La plupart des aventures de l’Âge d’or et de l’Âge classique de Bob Morane suivent un schéma similaire, à quelques variations près (doublement ou
inversions de séquences). Henri Vernes, s’il écrit comme on part à l’aventure, c’est-à-dire sans plan préétabli, suit néanmoins un canevas-type de
quatorze/quinze chapitres pour chaque roman.
L’Âge adulte bouleverse ces conventions le temps de quelques romans, qui se complexifient – sous l’influence probable de collaborateurs. Quelques
exemples : La Prison de l’Ombre jaune débute par un long prologue suivant les pérégrinations spatio-temporelles d’un drone robotique ; un gunfight occupe le deuxième quart du roman, et ça n’est qu’à la moitié que les enjeux sont posés… pour une résolution occupant un petit dernier
quart. Le Sentier de la guerre alterne les points de vue de Morane, du vilain et d’un enfant. Quant aux Fourmis de l’Ombre jaune, le roman commence et se termine in media res.
L’Âge néoclassique opère un retour aux structures narratives conventionnelles.
*
Une question de genre
Le roman populaire implique un pacte de lecture. Par la collection, le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, sa couverture et son résumé, le lecteur
choisit un livre en parfaite connaissance de cause. On ne lit pas un Harlequin « Azur » pour y trouver des combats spatiaux. Ce pacte de lecture engage
aussi l’auteur, qui doit avoir fait en sorte de proposer au lecteur ce qu’il est venu chercher.
Avec Henri Vernes, le maître mot est, on l’aura compris, l’aventure. Ce qui n’empêche nullement les Bob Morane d’alterner entre différents
genres : l’aventure, l’espionnage, la SF… Et la longévité de la série peut sûrement s’expliquer par ce panachage : au lieu de s’enfermer dans un genre bien
précis, Vernes varie les plaisirs. Et fait celui du lecteur par la même occasion.
1. Aventure
La Vallée infernale, tout premier Bob Morane, est un pur roman d’aventure : cadre exotique, tribus isolées, trésor… Un cocktail imparable, qui sera donne le
ton pour bon nombre de romans ultérieurs. Au fil des décennies, la recette ne va guère changer, à l’inverse des destinations (comme on a pu le voir dans
l’épisode précédent).
Parmi les plus nombreux dans la série, les romans relevant du genre « Aventure » peuvent être subdivisés en deux genres. Il y a ceux qui se déroulent dans
un environnement hostile, peu ou pas exploré, habité par des peuplades primitives (par exemple, La Vallée infernale). Mais le ton est déjà
désabusé.
« Avec les Démons des Cataractes, ce serait encore un peu de la vieille Afrique qui disparaîtrait, la nature avec ses forces mauvaises et bénéfiques qui
reculerait un peu plus encore devant l’homme. Mais sans doute était-ce cela la civilisation, ce gigantesque rouleau compresseur qui, comme la langue
d’Esope, pouvait être la pire, mais aussi la meilleure des choses. » Les Démons des cataractes
D’autre part, il y a les romans mettant en scène un complot ou une révolution ; Morane sera du côté des conjurés ou du pouvoir en place, si les premiers
veulent renverser le régime dictatorial ou si le second est légitime (par exemple, Le Sultan de Jarawak ou Tempête sur les Andes).
2. Espionnage
Si Morane collabore de temps à autres avec les services secrets français, américains ou européens, cela ne fait pas de lui un espion. Et de fait, les Bob Morane qui relèvent de l’espionnage sont plus exactement des aventures au fin vernis d’espionnage.
Les premiers Bob Morane « Espionnage » mettent le héros en prise avec une puissance étrangère jamais nommée. Cela, afin d’éviter toute
prise de parti. On ne pourra s’empêcher d’y deviner cependant la silhouette de l’URSS. Par la suite, cet ennemi occulte est remplacé par le Smog… laquelle
organisation reste employée par une puissance inconnue. L’opposition Est/Ouest tend à disparaître avec le temps. Dans tous les cas, Morane se fait le
défenseur du monde libre.
Cette stylisation du genre lui donne un cachet intemporel. Quelques romans néanmoins ont un vague écho politique : Mise en boîte maison se
déroule dans une Afrique du Sud encore sous le régime de l’Apartheid ; plus curieusement, Le Jade de Séoul se conclut avec l’assassinat du
dictateur nord-coréen.
3. Fantastique
Le fantastique est présent dès l’Âge d’or, quoique de manière légère et essentiellement via la cryptozoologie : le chipweke de la Vallée des brontosaures, le mosasaure de la Croisière du Mégophias, les dinosaures de la Vapeur du passé. Si le monstre du Loch Ness reste au fond des eaux, on rencontre des yétis dans Les Dents du tigre.
Plus tardivement, l’étrange Krouic est à rapprocher du fantastique. Ce n’est néanmoins pas le genre dans lequel Vernes s’illustre le plus.
Et tant qu’à être dans les littératures de l’imaginaire, c’est du côté de la SF que Vernes a penché.
Aucun Bob Morane n’est véritablement un roman fantastique – c’est-à-dire un roman où le mystère peut s’expliquer de manière rationnelle ou
surnaturelle. L’ambiance étrange de nombreux romans confine néanmoins à ce genre.
4. Policier
Le genre policier est le parent pauvre dans les aventures moraniennes. Peu de romans ressortissent à ce genre. Chez Bob Morane, le policier oscille entredetective story (Le Dragon des Fenstone, élucidation d’un mystère à la Conan Doyle) et polar hard-boiled (Poison blanc et son ton résolument adulte). Le genre connaît son heure de gloire à l’Âge adulte de Morane.
À l’Âge néoclassique, le thriller à tendance ésotérique tente une percée. C’est ainsi que Morane affronte deux anciens démons dans Les Esprits du vent et de la Peste, ou les Cavaliers de l’apocalypse dans le roman du même titre.
5. Science-Fiction
Un bon nombre d’aventures moraniennes flirtent avec la SF. Qu’il vaut mieux lire (ou avoir lues) enfant. Car le lecteur chevronné de SF risque d’être sur
sa faim à les (re)lire. Lorsqu’Henri Vernes écrit de la SF, cela ressemble à de la SF pour ceux qui n’en lisent pas. Néanmoins, la plupart des grands
thèmes de ce genre traversent les Bob Morane : extraterrestres, voyages spatiaux ou temporels, manipulations génétiques, pouvoir de l’atome, civilisations
disparues et Grands Anciens.
Il n’empêche : les voyages spatiaux sont rares ; les paradoxes liés au voyage temporel guère employés. Les aliens présents dabs Les Bulles de l’Ombre jaune ou Une rose pour l’Ombre jaune ne feront pas partie du panthéon de la SF. Et ceux de L’œil de l’iguanodon sont consternants : il ne suffit pas d’inverser les lettres d’un mot pour le rendre extraterrestre (nodonagui =
iguanodon, haha).
Après tout, pourquoi pas. Cela se comprend aisément : les aventures de Morane oscillent entre différents genres, et il s’agit de diversifier lesdites
aventures sans perdre le lecteur en s’embarquant dans des extrapolations trop éloignées du ton habituel. Un équilibre délicat, qui impose de ne pas trop
s’enferrer dans un genre.
6. Répartition
Au fil des décennies et des Âges moraniens, les genres mis à l’honneur varient : certains fleurissent tandis que d’autres tombent dans une relative
défaveur. Des variations moins liées aux changements d’éditeurs qu’à l’envie de l’auteur, qui, dans ses interviews, insiste sur le fait qu’il a toujours eu
les coudées franches pour écrire ce qu’il voulait :
« [L’éditeur] me foutait une paix royale. Il faut dire que Bob Morane représentait, et de loin, les meilleures ventes de Marabout. On
avait donc intérêt à me laisser faire à ma guise. » Henri Vernes in Bob Morane et moi - 50 ans d’aventure
L’Âge d’or se consacre quasi-exclusivement à l’aventure, mais se permet déjà quelques incursions dans la SF et l’espionnage. Un ratio qui se perpétue à l’Âge classique.
Arrivé à l’Âge adulte, Morane voit la SF prendre la part du lion (grâce au Cycle du Temps) et le fantastique apparaître (ne faisant pas
réellement appel à un argument science-fictif, le cycle d’Ananké sera classé dans le fantastique).
*
Henri Vernes nouvelliste
Henri Vernes est aussi bon romancier que pas-très-bon nouvelliste (voire mauvais). Même ses romans les plus paresseux peuvent être lu sans grand déplaisir.
Ses nouvelles, en revanche, sont souvent d’une autre eau.
Il s’agit pour part d’épilogues à des romans qui n’en avaient vraiment pas besoin : bonus à des rééditions, « Retour au Crétacé », « La Dernière Rosace »
et « La Mort de l’épée » concluent inutilement Les Chasseurs de Dinosaures, L’Épée du Paladin et le cycle d’Ananké.
Pour part, ce sont des romans en germe. Pourquoi pas : réécriture moranienne d’une nouvelle d’aventure, « L’Œil d’émeraude » est devenue le premier
chapitre du roman éponyme. À l’inverse, Les Démons de la guerre a donné « Un collier pas comme les autres ». Anecdotiques.
Présentes dans le Troisième Âge, les novellas parviennent à être plus convaincantes : « L’Épée de d’Artagnan », « Le Cri de la louve » ou « Aux origines de
l’imaginaire » se lisent sans déplaisir, sont des textes construits mais manquant d’intérêt. Dans le lot cependant, la detective story « Chambre
312 » tient davantage ses promesses.
Le fix-up ne réussit pas non plus très bien à notre auteur : Les 1001 vies de l’Ombre jaune est constitué de deux nouvelles, narrant
l’étude par Morane et Clairembart, de documents sur les origines de Ming, puis se conclut dans une soudaine course-poursuite dans le Londres de 1888. Ce
qui aurait pu donner un bon roman, sortant des clous fixés par Vernes lui-même, se révèle bancal et peu concluant. Les Cavaliers de l’Apocalypse et Les Nuits de l’Ombre jaune, textes tardifs bâtis sur un schéma de quatre nouvelles
recousues en un seul roman, s’en tirent un peu mieux.
Sous un aspect éditorial, la publication des nouvelles est également problématique : les textes paraissent sous forme de plaquettes individuelles à tirage
limité, en bonus d’omnibus ou de diverses rééditions – ou, cela arrive aussi, sous forme de recueil. Mais ils restent difficiles à trouver.
*
Emprunts et collaborateurs
En plus de deux cent trente romans et nouvelles, il est difficile d’être original à tous les coups. Ni d’avoir systématiquement l’inspiration.
1. Emprunts et inspirations
Néanmoins, lorsqu’Henri Vernes fait des « emprunts », il ne le fait pas chez n’importe qui : chez les meilleurs. En voici une courte liste, regroupant les
sources d’inspiration principales ou évidentes.
Poul Anderson
La Patrouille du Temps du colonel Graigh provient directement de la brigade du même nom imaginée par l’écrivain américain quelques années
plus tôt. L’une et l’autre sont chargées au strict maintien de l’Histoire. Si le Cycle du Temps est globalement une réussite dans le
corpus moranien, force est cependant de reconnaître que l’élève n’égale pas le maître.
Adolfo Bioy Casarès
« L’invention de Morel », cette machine à enregistrer le temps dans le court roman éponyme de l’auteur de Journal de la guerre au cochon, devient dans Le Cratère des Immortels « l’invention de Frankel » – d’après son nazi
d’inventeur. On frôlerait presque le plagiat…
Arthur Conan Doyle
Vernes le reconnaît volontiers, Le Dragon des Fenstone s’inspire du Chien des Baskerville. Morane
joue à Sherlock Holmes… et parfois au professeur Challenger. La vallée sous les glaces de l’Antarctique (Le Secret de l’Antarctique),
recouverte d’une chape de nuage, évoque bien sûr Le Monde perdu. Tout comme, dans une moindre mesure, le plateau inaccessible où vivent
les derniers Mayas (Le Secret des Mayas).
Ian Fleming
L’Organisation SMOG est sûrement parente du SPECTRE qu’affronte régulièrement James Bond. Et c’est à peu près tout. James Bond et Bob Morane
ne jouent pas dans la même cour. Bond est un loyal officier de sa Majesté, en lutte contre le communisme ; Morane reste farouchement indépendant et combat
pour la liberté. À part une organisation criminelle tentaculaire et brumeuse, il n’y a pas d’autres points communs entre Vernes et Fleming.
H.P. Lovecraft
Le Maître de Providence a laissé des marques chez Henri Vernes. En Himalaya, Morane et Clairembart arpentent le plateau de Leng (Les Dents du Tigre). Les ruines cyclopéennes souterraines que l’on trouve en Antarctique (Le Secret de l’Antarctique) ou,
surtout, dans les Andes (Les Crapauds de la mort) évoquent les cités des Anciens des Montagnes hallucinées. Et que dire
du Grand Dagon dans Les Spectres d’Atlantis ? Une créature gigantesque à la face mi-humaine mi-poisson, un vaisseau spatial où règnent les
lois d’un autre espace-temps…
Jean Ray
Vernes a beaucoup lu Harry Dickson, que les aventures du « Sherlock Holmes américain » soit traduites ou réécrites par Jean Ray. Il est
difficile de ne pas voir dans le personnage de Georgette Cuvelier, jeune et prodigieuse criminelle à la tête de la bande de l’Araignée (dans la nouvelle
éponyme et sa suite, « Les Spectres bourreaux »), une influence pour l’ineffable Miss Ylang-Ylang. Pour sa part, Georgette se parfume abondamment à
l’ambre, et nourrit une tendre amitié pour Harry Dickson. De manière générale, l’ambiance fantastique qui imprègne bon nombre des aventures de Morane tient
beaucoup de l’auteur de Malpertuis.
Henri Vernes
Tant qu’à faire ! On n’est jamais mieux servi que par soi-même. En manque d’inspiration dans les années 70, Vernes recycle en romans ses
scénarios originaux. Scénarios de BD : L’Oiseau de feu, Les Tours de cristal, La Terreur verte, Le Collier de Çiva… La trentaine de BD originales seront adaptées en roman. Ou scénarios écrits pour la série télévisée de 1964 : quatre
épisodes seront novélisés (Les Joyaux du Maharadjah, Mission à Orly, Le Camion infernal, La Rivière de perles). Certains romans d’Henri Vernes pompent sans vergogne des textes plus anciens, via un détour par la bande dessinée. Les Yeux du brouillard (BD puis roman) est un décalque des Yeux de l’Ombre jaune ; L’Œil du Samouraï (BD
puis roman) s’inspire d’Un parfum d’ylang-ylang. Et quand Henri Vernes ne copie plus Henri Vernes, il va chercher chez son pseudonyme
Jacques Colombo. Ainsi, La Bête aux six doigts est une copie de Chromosome Y, aventure de Don, tandis que Super-Tueur (autre Don) est recyclé en Exterminateur.
H.G. Wells
Le père anglais de la science-fiction a influencé également Henri Vernes. Les extraterrestres des Monstres de l’espace
tiennent beaucoup de leurs ancêtres martiens décrits dans La Guerre des mondes. Côté savant fou, Formule X-33 reprend la
thématique de L’Homme invisible. Plus tard, Les Bulles de l’Ombre jaune s’inspire de La Machine à explorer le temps : les affreux Khops sont les Morlocks et les Enfants de la Rose sont les Elohis. Quant au Réveil de Kukulkan, il fait nommément référence à L’Île du Docteur Moreau.
2. Collaborations
Une question revient régulièrement : celle des collaborateurs d’Henri Vernes. L’auteur l’a lui-même reconnu : parmi les Bob Morane,
certains ne sont pas exactement de sa main.
« Parfois, j’ai un collaborateur qui me crée un premier jet que je retravaille, mais la plupart du temps je les invente moi-même. »
« Ce fut tout particulièrement le cas à une période où je rencontrais des problèmes avec Marabout. J’ai fait appel à des collaborateurs extérieurs à qui
je donnais un canevas. Ils écrivaient dans leur coin et me soumettaient un premier jet. Je me rendais alors compte que j’étais obligé de tout réécrire.
Finalement, il est plus simple pour moi d’écrire directement le roman. Aujourd’hui, il m’arrive de faire appel à des auteurs pour trouver de nouvelles
idées. » Henri Vernes in Bob Morane et moi – 50 ans d’aventure
L’un des collaborateurs les plus notables de Vernes est Philippe Vandooren (1935-2000), journaliste, écrivain et directeur de collection chez Marabout, qui
a « signé » ses Bob Morane, écrits dans au début des années 70, par la présence d’anagrammes de son nom dans les personnages ou les lieux
(Rovodenan dans Krouic, André Novo dans Piège au Zacadalgo, Vorodanne dans Les Cavernes de la nuit).
Les quatre Bob Morane parus en 1972 (Ceux-des-roches-qui-parlent, Poison blanc, Krouic et Piège au Zacadalgo) sont/seraient de sa plume. Avec le recul, les Bob Morane de Vandooren comptent parmi ceux qui se relisent le mieux, avec leur ton plus adulte et leurs dialogues
sonnant plus juste.
Plus récemment, c’est Christophe Corthouts (dont on pourra lire une interview dans un prochain épisode) qui a collaboré avec Vernes à partir de 2002 et du Portrait de la Walkyrie. Un autre collaborateur, Philippe Durant, est quant à lui responsable de la moitié de la
trilogie en quatre volumes du Piège infernal.
Les inspirations appuyées et les collaborateurs ne doivent – ne devraient – aucunement amoindrir le mérite d’Henri Vernes, qui a tout de même réussi à
créer un héros mémorable, dont les aventures ont enchanté plusieurs générations. Et le lecteur que l’on est à dix-douze ans se fiche probablement de ces
questions d’emprunts et de paternité.
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Bob Morane a vécu plus de deux cents aventures en variant les genres littéraires, sous le patronage commun de l’aventure. Une tranversalité qui lui
également permis de ne pas sombrer dans le ressassement d’une même formule. Une autre raison à son succès est son adaptation régulière sur d’autres
supports, de la bande dessinée à la série télé…
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