Pour finir cette année qui semble avoir fait l’unanimité contre elle, Raphaël Gaudin, avec le coup de main inattendu de Bruno Para, nous propose quelques récits jeunesse propres à l’évasion, mais aussi des histoires à même de nous faire réfléchir au monde qui nous entoure et à notre avenir (pas toujours rose)…
Un peu de rêve pour les plus jeunes
Andrus Kivirähk avait fait une entrée tonitruante dans le paysage éditorial avec la publication en 2013 de L'Homme qui savait la langue des serpents, splendide fantasy tragic-comique estonienne parue chez Attila et lauréate du Grand Prix de l'Imaginaire. Deux autres romans avaient suivi au Tripode, Les Groseilles de novembre et Le Papillon, avec moins de succès mais tout autant de loufoquerie et de dépaysement balte. Son quatrième roman arrive aujourd'hui, toujours au Tripode, et, – surprise – il s'agit de littérature jeunesse, plutôt tournée vers les 10-12 ans.
La famille Jalakas a l'air normal au premier abord : un couple avec deux enfants (Siim le garçon, Sirli la fille). Pourtant, si l'on partage son quotidien, on s'aperçoit vite que chaque membre a son jardin secret – mais pas une chose ordinaire, comme un journal intime ou une passion tenue cachée. Siim, par exemple, a découvert un petit trou dans le tapis qui l'a mené vers une forêt merveilleuse et un costume de magicien. Sa sœur monte régulièrement au ciel pour jouer avec les nuages-ballerines et le soleil. La mère est la reine d'un royaume féerique où elle retourne régulièrement. Quant au père, s'il sort de sa voiture par la porte arrière, il devient capable des plus grands exploits sportifs. Il suffit de lire ce qui précède pour comprendre que Kivirähk s'en donne à cœur joie pour inventer les situations les plus farfelues les unes que les autres. La facétie succède à l'émerveillement, le saugrenu à la fantaisie. On se laisse emporter sans mal par cette histoire très dynamique, aux personnages attachants, dont on ne rougirait pas de partager l'existence. Au fond, il n'y a que dans le monde normal que ces personnages ne sont pas vraiment à leur place : même une sortie pêche entre père et fils tient de l’expédition, car ni l’un ni l’autre ne sait où se trouvent les rivières et les deux sont contraints de marcher des heures durant ! Et puis il y a aussi M. Mouton, le voisin irascible, qui leur gâche régulièrement la vie avec ses remarques pleines d'acrimonie. Aussi, Siim, Sirli et leurs parents passent-ils souvent « de l'autre côté » et retournent dans leurs mondes imaginaires respectifs, célébrant par là même la puissance des rêves et l'échappatoire d'une réalité parfois un brin pesante qu'ils constituent.
Les Secrets, dont on signalera également les illustrations signées Clara Audureau, se révèle ainsi plein de folie, de magie et de surprises, inventif en diable, un vrai remède à la morosité – ce qui n'a rien de superflu par les temps qui courent. Dans L'Homme qui savait la langue des serpents, destiné aux adultes, Andrus Kivirähk avait au détour de certaines scènes déjà montré qu'il était capable de s'adresser à de plus jeunes lecteurs, on ne sera donc pas surpris qu'ici il s'acquitte de ce malicieux roman jeunesse avec son brio habituel.
Bruno Para
Andrus Kivirähk – Les Secrets – Le Tripode, novembre 2020 (roman inédit traduit de l'estonien par Jean-Pierre Minaudier – 200 pp. GdF. 15 €)
Du rêve aux étoiles
Changement totale d’imaginaire avec un spécialiste des sagas, Brandon Sanderson, qui délaisse un temps ses univers de fantasy pour nous offrir un Top Gun spatial. Enfin, délaisser, c’est vite dit, puisque l’auteur continue la série des « Archives de Roshar » dont le quatrième tome devrait sortir l’année prochaine (en deux forts volumes). Le présent roman, Vers les étoiles, est le premier tome de la série « Skyward » qui en comporte déjà deux publiés aux États-Unis (le troisième est en cours d’écriture).
On ne reviendra pas sur le hasard qui, ici, fait mal les choses à propos du titre, puisque ce livre de Brandon Sanderson est sorti en même temps que celui de Mary Robinette Kowal, l’un et l’autre portant le même titre VF. Pourtant, aucun rapport entre les deux. Le hasard, que voulez-vous !
Dans Vers les étoiles, version Sanderson, nous suivons Spensa, une jeune fille sur qui les fées (ou le hasard, encore lui) ne se sont par penchées : au cours de la bataille décisive des humains exilés sur la planète Détritus contre les monstrueux Krell, son père s’est enfui, comme un lâche, et a été abattu par son coéquipier. La tache indélébile a marqué Spensa à vie. Elle mène depuis une existence solitaire, à explorer des cavernes à la recherche de nourriture. Car sur Détritus, les humains survivent plus qu’ils ne vivent, réfugiés dans de grandes cavernes, souterraines et isolées. Les attaques des Krell sont incessantes. En cas de trop grands rassemblements, ces extraterrestres fondent sur les humains et détruisent leur habitat. Mais depuis peu, les choses ont changé : les humains tentent de se regrouper, soutenus par une base aérienne placée à la surface. Des pilotes s’envolent chaque jour de la base Alta pour intercepter les formations ennemies et, surtout, empêcher le bombardement de cette enclave à la surface, dernier espoir d’une population aux abois.
Brandon Sanderson sait y faire. Il use de toutes les cordes pour s’attacher le lecteur. Spensa, la jeune héroïne, a tout pour nous émouvoir (qui a dit « un peu trop » ?) : son père est mort ; tout le monde la regarde comme une lâche ; son rêve de devenir pilote pour venger l’honneur familial se heurte à d’innombrables obstacles, dont certains d’une injustice phénoménale. Bref, on ne peut qu’être de son côté. À cela s’y ajoutent la découverte d’un mystérieux objet, cet ennemi extra-terrestre, étrange et au comportement difficilement explicable, ainsi que les raisons inconnues de l’arrivée de ce groupe d’humains sur Détritus, cette planète entourée d’une épaisse couche de débris spatiaux, qui cache en grande partie les étoiles. Voilà de quoi intriguer et captiver. Et cela fonctionne.
Vers les étoiles est un page turner redoutable, certes un peu formaté, mais auquel on s’abandonne avec joie. L’auteur aligne les obstacles sur la route de Spensa et distille progressivement des indices pour permettre de découvrir progressivement les clefs de cet univers. Il titille la curiosité tout en alignant les scènes d’action dignes du Top Gun cité plus haut. L’entrainement, dur et cruel, des jeunes recrues, les combats aériens sont d’une grande efficacité et l’on entend presque les tirs nous frôler à la lecture de certaines pages.
Lire Vers les étoiles, c’est passer un bon moment, comme quand on regarde un bon gros blockbuster. Alors allez chercher le paquet de pop corn et laissez-vous embarquer. En ces temps troublés, cela ne peut pas faire de mal !
Raphaël Gaudin
Brandon Sanderson — Skyward T1. Vers les étoiles – Le Livre de poche – 7 octobre 2020 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Mélanie Fazi – 698 pp. GdF. 21,90 €)
Demain, il fera chaud !
Après l’échappée dans les étoiles, retour brutal sur Terre, où l’eau a fini par manquer, réchauffement climatique oblige. Des hordes de réfugiés quittent le sud de la France devenu progressivement un enfer pour tenter de trouver de quoi subsister plus au nord. Las, les nouveaux venus sont chassés, marqués, voire abattus. Le choléra s’invite dans la partie, décimant les rangs des survivants. Certains parviennent à s’organiser et vivent dans des communautés enterrées, loin de la surface surchauffée et de ses virus mortels. Mais Oliver, un jeune garçon appartenant à l’un de ces groupes, ne supporte plus la routine et les secrets véhiculés par les dirigeants de l’abri. Il conteste sans cesse les règles et finit par découvrir que tout ne se passe pas comme on le dit. Il va donc devoir risquer sa vie pour comprendre ce qui se trame réellement dans les souterrains, mais aussi à la surface.
Après son incursion dans la fantasy doublée de steampunk (Les Secrets de Tharanis ), David Moitet fait un passage réussi dans le post apocalyptique avec RC 2722. En lien avec l’actualité – enfin, une actualité qui dure déjà depuis pas mal d’années –, il nous offre une vision funeste de notre avenir. Un monde sans suffisamment d’eau potable pour tous ses habitants. Les conséquences sont là, dans toute leur noirceur et horreur : l’obligation de quitter sa maison, sa routine, sa vie rassurante pour affronter l’inconnu, la peur et l’égoïsme qui lui est lié. Et, parallèle évident avec la crise actuelle, la venue d’un super virus dévastateur, qui se propage à la vitesse de l’éclair à travers la planète grâce aux échanges incessants entre les différents pays. Le bilan, même s’il est noir, s’avère hélas très réaliste et mis en scène de façon très efficace, au point de se montrer dérangeant par moments.
D’autant que nous suivons la fuite d’une famille composée d’un jeune couple et de ses deux enfants en bas âge, chose qui renforce encore le côté poignant des scènes où l’humanité disparaît derrière l’instinct de survie. Ce qui effraie davantage le lecteur qui se demande quel passage de cette histoire va se réaliser dans un avenir plus ou moins proche. C’est d’ailleurs la force de ce roman : son réalisme. La toile de fond proposée est diablement crédible. Bien sûr, certains côtés sont un peu exagérés (il faut bien tenir, question rythme, et cela impose des facilités ou des raccourcis), certains coups de théâtre sont un peu transparents (pour un lecteur adulte). Mais dans l’ensemble, l’ambiance est diablement lourde. Surtout dans les flashbacks, intelligemment insérés dans le récit et qui nous font vivre la chute de notre société de l’intérieur. On ne peut s’empêcher de se demander ce que l’on ferait si cela arrivait… ou quand cela arrivera…
RC 2722, dont le titre est une référence de plus vers l’horreur, est donc un récit initiatique d’aventures prenant, rythmé et porteur d’un avertissement très net sur les conséquences de nos choix actuels. Un roman à conseiller vivement.
Raphaël Gaudin
David Moitet – RC 2722 – Didier Jeunesse – septembre 2020 (roman inédit – 302 pp. GdF. 15,90 €)
Voyage au pays de l’atome… et de ses restes
Dans la même optique d’éveil des consciences, on s’aperçoit qu’une bonne idée ne fait pas nécessairement un bon roman. Non pas que Les Sentinelles de Pangéa soit mauvais, ni même désagréable à lire. Mais il manque de substance. Dès le début, on se doute de ce qui va suivre et on sent que l’auteur va tirer à la ligne pour nous y conduire. Peut-être les plus jeunes lecteurs se laisseront surprendre, mais les lecteurs plus aguerris risquent de trouver le chemin un peu long.
Voici Pangéa, vaste continent où les êtres humains tentent de vivre au plus proche de la nature, en la respectant. La magie est présente, tout comme certaines sciences : la botanique, par exemple, mais aussi la physique, avec la création de quelques appareils volants, plus ou moins expérimentaux encore. Lowana, justement, est botaniste. Dans sa profession, elle est l’une des meilleures. Ce qui explique pourquoi elle est envoyée avec Renjo, un garde forestier austère, pour enquêter sur l’origine d’un mal mystérieux qui frappe une zone au nord du continent. Les animaux comme les habitants sont touchés et cela se répand. Tout vient d’une grotte maudite, protégée par d’étranges sculptures de métal, venues d’on ne sait où, et qu’on trouve à plusieurs endroits du continent.
Le but du roman est louable : sensibiliser, par la fiction, les plus jeunes aux dangers des déchets nucléaires. D’ailleurs, pour prolonger le récit, on trouve à la fin du livre un court cahier traitant de la radioactivité et des solutions pour stocker ces déchets. Cette démarche rappelle l’initiative d’ActuSF avec son recueil Nos futurs, anthologie réunissant scientifiques et écrivains, là aussi pour faire prendre conscience au plus grand nombre de certains dangers qui nous menacent. Et donc, nous inciter à les éviter ou, à tout le moins, à en minimiser les impacts.
À l’instar de nombre de récits pour un public plus jeune, Les Sentinelles de Pangéa est un roman de voyage tout autant qu’un roman initiatique. Voyage empli d’embûches et de découvertes d’autres cités d’abord. Joslan F. Keller sait doser ses effets : les péripéties ne sont pas trop nombreuses et leur enchainement maintient l’intérêt du lecteur sans l’assommer sous les détails et les rebondissements multiples. Initiation ensuite car Lowana, sans réel but en début d’ouvrage, va se trouver une vocation et une place affirmée dans la société. Elle va participer à son sauvetage et déjouer un complot. Le job normal d’une héroïne de roman, quoi !
La lecture des Sentinelles de Pangéa, à défaut d’être transcendante, peut distraire et amener à réfléchir à notre façon de gérer la production de déchets nucléaires. Mais elle est réservée à un public plus jeune, moins habitué aux récits de ce type.
Raphaël Gaudin
Joslan F. Keller – Les Sentinelles de Pangéa – Scrineo – octobre 2020 (roman inédit – 380 pp. GdF. 17,90 €)