Pour quelques runes de plus (Bifrost 101)

Critiques |

Les 192 pages de Bifrost n'étant pas aussi extensible qu'on l'aimerait, c'est une nouvelle fois que l'on retrouve une partie du cahier critique du numéro 101 dans les espaces infinis du Retz web. Au programme, une huitaine de livres, pour une bonne part situés aux marges des genres qui nous intéressent…

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Eau douce

Akwaeke Emezi – Gallimard, coll. « NRF » - février 2020 (roman inédit traduit de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle – 256 pp. GdF. 20,50 euros)

Que se passe-t-il quand un enfant grandit dans le ventre de sa mère ? Pour les Igbo, il est encore en contact avec les esprits qui décident de son destin. Mais le portail est censé se fermer le jour de la naissance.

Ada, elle, n’a pas eu cette chance : la porte est restée ouverte, et elle est désormais ọgbanje, habitée par les esprits qui n’ont pas réussi à quitter son corps avant la naissance.

Elle grandit au Nigeria dans une famille divisée, en ignorant cette possession. Jusqu’à son départ pour des études aux États-Unis, et à l’agression violente qu’elle subit là-bas, qui déclenche sa « renaissance  ». Désormais, elle partage sa vie avec les êtres qui habitent son âme, chambre de marbre censée être inviolable. Tiraillés entre l’émerveillement d’être chair, et l’appel insistant des « frèresœurs », ceux qui sont restés dans l’obscurité de l’autre côté, les esprits prennent parfois le contrôle de son corps, comme Asụghara, la bête, qui gère tout contact charnel, ou Saint Vincent, qui offre une autre alternative à l’Ada, « en suspension, entre ces concepts inadaptés de masculin et de féminin ». Car comme le disent si bien les voix, les « nous », qui protègent l’Ada de l’intérieur, pour lui éviter de trop souffrir : « beaucoup de choses sont préférables à une souvenance totale. »

Sans fard, mais gardant néanmoins toujours une certaine pudeur sur les agressions vécues, qui se devinent, et se dévoilent peu à peu pour être enfin écrites dans la dernière partie du livre, ce récit en partie autobiographique exprime avec brio le terrible parcours des troubles de la personnalité, et des traumatismes qui ont pu les déclencher.

Jouant parfois avec le fantastique par la multiplicité des personnalités mythologiques et divins qui s’y expriment, ces narrateurs si différents, l’histoire retrace surtout avec force et intimité le parcours d’une vie fracassée, et le coût de la survie, ses années passées à se chercher, et à tenter de recoller les morceaux éparpillés dont on n’avait pas conscience ni connaissance. Car comment réparer ce qui est dévasté ? Comment avancer, quand seule la déshumanisation permet de continuer ? Les émotions sont précises, et la sincérité visible derrière chaque voix, chaque moment de la vie de… de qui d’ailleurs ? Chaque voix, à sa façon est unique, et le patchwork dessiné est fascinant, dans ses détails ou dans son ensemble.

Le fantastique n’est qu’esquissé, à travers le doute entre folie ou la foi dans la cosmologie igbo ou chrétienne, est sert surtout de passerelle vers la construction d’un nouvel être, qui sera la somme de tous les autres, et de toutes ses expériences, charnelles, divines, mystiques, qui forment, malgré tout, l’humain.

Maëlle Alan

 

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Petit Blanc

Nicolas Cartelet - Mu éditions / Mnémos - avril 2020 (roman [réédition] - 176 pp. GdF. 17 euros)

Albert Villeneuve rêve de richesse. Pour y parvenir, il entreprend en cette année 1895 de franchir l’océan pour les colonies, accompagné de sa femme et de sa fille, et armé de cette soif inextinguible de faire fortune en tant que futur propriétaire et exploitant de caféiers. Mais les voies capricieuses du destin en ont décidé autrement : emportées par la maladie durant cette périlleuse traversée, épouse et enfant ne verront jamais le Nouveau Monde. Dépourvu de statut conjugal et confronté à une administration retorse, notre protagoniste ne peut dès lors faire valoir son droit de propriétaire. Face à ce revers de fortune, il se traîne de bouge en bouge, noyant dans les vapeurs d’alcool malheurs et frustrations. Et c’est tout imbibé qu’il provoque une dispute avec le cruel sergent Arpagon, lequel, humilié, va dès lors employer son art et son influence pour exiger réparation. Reste la fuite. Se fondre dans la forêt vierge, où sa rencontre avec le Noir Arona et son perroquet Siwane lui permettra d’échapper aux griffes du revanchard. Et notre trublion de découvrir de bien étranges mœurs, loin de toute civilisation, rassuré de pouvoir jouir d’un refuge des plus salvateurs. Pour un temps, du moins…

« Je hais les voyages et les explorateurs », nous expose d’emblée Lévi-Strauss dans Tristes tropiques. Il est vrai que le voyage entrepris par l’anthropologue est aux antipodes de tout exotisme candide, tout comme l’est celui entamé par Albert Villeneuve. L’un et l’autre dépeignent les méandres de l’âpre réalité humaine. En se détournant du processus civilisationnel de sa culture européenne, toujours aussi soucieuse d’éduquer le sauvage – fût-il bon –, Albert fait la connaissance de l’Autre, figure ô combien insaisissable pour notre pauvre hère… Confronté à l’hermétisme de cette pensée sauvage et magique, il se laisse alors emporter par le flot dévastateur d’une série d’enchaînements au dénouement surprenant.

De cette rencontre inattendue, opposant le civilisé au sauvage, Nicolas Cartelet nous dresse dans ce conte philosophique un portrait sans équivoque de notre chère humanité. Qu’elle soit traditionnelle ou moderne, cette dernière ne cesse de se fourvoyer dans des logiques pour le moins délétères, l’auteur se gardant bien ici de vouloir entreprendre une quelconque hiérarchisation. Si les colons se singularisent par leur individualisme forcené, d’autres singularités, d’autres mèmes sont à l’œuvre chez les populations indigènes, pour le moins insondables au regard des Petits Blancs – référence aux Petits Blancs des Hauts, premiers habitants d’origine européenne et au faible statut social ayant peuplé l’île de la Réunion.

Petit Blanc donne à voir une belle et sombre incursion en territoire colon, dans une Sainte-Madeleine imaginaire, sous le couvert d’une écriture soignée et poétique. Étrange et envoûtant voyage en Absurdie, où l’amertume semble être la seule richesse d’une utopie virant au cauchemar. Soulignons la superbe illustration de couverture, signée Kévin Deneufchatel, achevant de faire du jeune label Mu porté sur les œuvres transfictionnelles un espace éditorial qui ne manquera pas de retenir toute notre attention, la dimension imaginaire se déployant ici entre les interstices ténus du réel.

Franck Brénugat

 

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La Neuvième Maison

Leigh Bardugo - De Saxus - août 2020 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Sébastien Guillot - 528 pp. GdF. 19,90 euros)

Leigh Bardugo est une écrivaine américaine spécialisée dans le Young Adult. Elle se lance avec La Neuvième maison dans le New Adult (un genre (?) dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans, destiné principalement à un lectorat qui leur ressemble ; les délires créatifs des marketeurs sont sans limite).

La Neuvième maison est donc l’histoire d’une jeune femme, Alex « Galaxy » Stern. Fille d’une mère baba et d’un père enfui, Alex a connu la lente descente aux enfers de la drogue, du deal, de la prostitution occasionnelle. Signe d’une grande force, elle a survécu tant à ces années d’errance qu’à leur fin sanglante. Alors qu’elle se remet à l’hôpital, et que le seul avenir qui lui est promis est un retour vers le même, elle reçoit la visite d’un doyen de l’université Ivy League de Yale qui lui propose d’intégrer le prestigieux établissement en première année d’art. Cette offre aussi inespérée que généreuse est une couverture pour l’admission de la jeune femme dans la maison Lethé, la plus secrète des sociétés secrètes d’une université qui n’en manque pas (huit, parmi lesquelles la Bone and Skull dont furent membres d’anciens présidents des USA, entre autres). Elle y sera l’apprentie de Darlington, un troisième année qui est l’agent de terrain du Lethé. Et y apprendra à remplir la mission du Lethé, à savoir empêcher que les agissements des huit autres sociétés n’aient de conséquences néfastes sur des innocents. Car, écrivons-le, les sociétés secrètes de Yale pratiquent la magie – à l’insu du commun des mortels –, dans le but d’aider à la carrière et aux accomplissements professionnels et personnels de leurs membres. Et que, n’oublions pas de l’écrire, Alex doit la proposition inespérée qui lui a été faite au pouvoir très rare qu’elle détient (même au sein des maisons) : celui de voir les fantômes.

En commençant son roman presque par la fin, puis en revenant sur deux fils en flashback tous les deux séparés de quelques mois, Leigh Bardugo met immédiatement le lecteur dans la position anxieuse de celui qui sait que des événements très graves se sont produits mais ne sait pas lesquels, ni pourquoi, ni surtout comment ils se concluront. Elle met la barre haut en faisant de sa magie une force réellement menaçante qui peut provoquer la mort de ceux qui y sont confrontés – on n’est pas ici dans une sitcom lycéenne. Elle tisse une histoire complexe, mais jamais obscure, dont la progression est cohérente en dépit de la profondeur de la timeline considérée. Elle construit un personnage – Alex – dont la force et la résilience forcent l’admiration, et qui parvient à s’opposer victorieusement à des forces profondément maléfiques alors même qu’elle éprouve un fort syndrome de l’imposteur. Elle décrit finement une université (et des sociétés) dont la fonction principale est de légitimer la reproduction des élites américaines (faisant ainsi du roman une version ludique du très critique The Meritocracy Trap, de Daniel Markowitz, lui-même professeur à la Yale Law School). Elle raconte une jeunesse dorée et indifférente à autrui – même si ce trope-ci est plus banal. Elle fait tout cela à travers une histoire nerveuse qui fait du roman un vrai thriller, et évite habilement la mièvrerie YA en tournant le dos à toute velléité de romance.

Prix Goodreads du meilleur roman fantastique 2019 et loué par Stephen King himself, La Neuvième maison oscille entre fantastique et urban fantasy soft pour raconter une histoire policière dont les tenants, aboutissants et résolution sont de nature strictement magiques. Une histoire de débutante aussi, plongée dans un monde, de fait deux – le Yale visible et l’invisible –, qui lui sont inconnus et mettent durement à l’épreuve sa confiance en elle.

Ce n’est pas, n’exagérons pas, le meilleur roman de l’année, mais c’est une lecture très plaisante qui revendique un lectorat jeune sans jamais rendre la chose rédhibitoire. Ne serait-ce que pour ça…

Éric Jentile

 

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Les Hurleuses (Vaisseau d'arcane T.1)

Adrien Tomas - Mnémos - août 2020 (roman inédit - 380 pp. GdF. 21 euros)

Les Hurleuses est la première partie du diptyque « Vaisseau d’Arcane », qui se déroule dans le même univers qu’ Engrenages et sortilèges, roman d’Adrien Tomas YA paru chez Rageot. Celui-ci se destine cette fois aux adultes et se place dans un autre coin de ce monde. En termes de genre, Les Hurleuses relève de l’Arcanepunk / Fantasy industrielle mélangeant technologie et magie, la première étant alimentée par la seconde (l’arcanicité remplace l’électricité). En effet, la magie peut se présenter sous forme solide ou liquide, pouvant notamment frapper quelqu’un pris sous un « orage de mana » et le transformer en « Touché », individu dont la personnalité et l’intelligence sont quasiment annihilées mais qui, contrairement à un mage classique, a accès à des réserves d’énergie surnaturelle illimitées, utilisées pour alimenter trains, canons à rayons et autres ascenseurs à lévitation. La magie a de plus des effets mutagènes, transformant des essaims d’insectes en intelligences de groupe ou les poissons des abysses en une civilisation hautement évoluée, qui explore la surface via des aéroscaphes mécaniques. On comprendra donc que les villes humaines soient sous dômes !

L’intrigue nous fait suivre Sof, une infirmière qui cherche à soustraire Solal, son frère qui vient juste de devenir un Touché, du sort de centrale énergétique vivante qu’impose le gouvernement, tandis que Nym, Opérateur (assassin) jadis au service de ce dernier, cherche à les retrouver, alors qu’il vient de décider de trahir et est lui-même poursuivi par ses anciens collègues. Le roman nous emmène aussi sur les premiers pas de l’ambassadeur Gabba Do du peuple des Profonds… pardon, des Poissons-crânes. Le tout alors que la guerre menace sur deux fronts, d’un côté avec les orcs (qui sont verts car partiellement autotrophes grâce à la chlorophylle), de l’autre avec l’ancienne puissance colonisatrice, la république isocratique (comprenez : Communiste) de Tovkie.

Au début, on croit deviner dans Les Hurleuses un classique pamphlet pro-écologiste, anti-industrialisation, anti-préjugés (ici envers les orcs), dénonçant une oligarchie vaguement déguisée en démocratie, les assassinats commandités par l’État, les collusions entre les officiels et les industries (armement, minières), les méfaits du capitalisme débridé, le musellement (ou pire) des intellectuels, journalistes, opposants et syndicalistes, avec en point d’orgue « l’ isocratisme, c’est le Bien ». Sauf qu’on finit par s’apercevoir que le propos d’Adrien Tomas est considérablement plus nuancé et subtil que cela. Et que de toute façon, l’univers (même si les races tolkieniennes végétales ou celles mutées par magie ne sont pas originales, juste assez inhabituelles), les personnages, les dialogues, le style, et surtout un scénario remarquablement astucieux compensent largement ce qui aurait pu être une maladresse. Et de toute façon, comment résister à un roman mettant en vedette la gougère à la méduse ? Vivement la suite !

Apophis

 

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Chinatown, Intérieur

Charles Yu - Aux forges de Vulcain - août 2020 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Aurélie Thiria-Meulemans - 277 pp. GdF. 20 euros)

Hollywood, ses films grandioses, ses tournages fantastiques, ses milliers de figurants. Et parmi eux, toute une foule de personnages asiatiques, tous plus stéréotypés les uns que les autres : Asiat’ de Service, Vieil Asiat’, Jolie Fleur d’Orient, Chinois Fripé. Willis est l’un d’eux. Tout au bas de l’échelle, il tente de gravir les échelons, un par un, afin d’arriver au Graal : Mister King-fu ! Toute sa vie est tournée vers ce seul but. Il ne parvient pas à imaginer qu’il existe un autre monde, un autre système. Il est prisonnier de ce cadre astreignant, imposé par d’autres, mais qu’il a totalement intégré et accepté.

Avec Chinatown, Intérieur, Charles Yu délaisse un peu la SFFF pour nous offrir une allégorie originale. Inspiré par les travaux d’Erving Goffman, particulièrement les deux ouvrages de La Mise en scène de la vie quotidienne, il pose ses personnages sur une scène. Car, dans cette théorie du sociologue canadien, nous tous, êtres humains, sociaux, sommes en perpétuelle représentation, avec des acteurs, un décor, des coulisses. Une théorie que Charles Yu fait sienne. Dans Chinatown, Intérieur, la scène de théâtre est remplacée par un plateau de cinéma. Logique : l’écrivain, scénariste, entre autres d’un épisode de la série Westworld, connaît bien ce milieu et en maitrise parfaitement les codes. Il place donc son héros, un jeune homme déjà formaté, imprégné des attentes et des exigences formulées par la société américaine à l’encontre des Asiatiques, dans le restaurant chinois typique. C’est là qu’il est censé passer son existence. Au rez-de-chaussée, dans le restaurant à proprement parler, lieu du travail, avec des petits rôles ; à l’étage, dans un des petits appartements exigus, mal isolés, lieu de vie. Avec aucune volonté d’en sortir, juste de réussir dans les limites imposées. Cruel constat !

Pour ajouter à l’originalité de cet ouvrage, le roman sort, lui aussi, de sa forme habituelle. Il se présente avec les codes typographiques du scénario de cinéma : lieux, dialogues, etc. Même la police de caractère est adaptée à ce genre littéraire. La lecture en est d’autant plus rapide, même si elle déroute un peu. D’autant que l’auteur use d’une autre particularité  : il s’adresse directement au lecteur / personnage avec un « tu » assez rare dans la littérature (même si il a été pas mal utilisé dans le Nouveau roman, avec Nathalie Sarraute par exemple, les tentatives récentes sont plus exceptionnelles). Une bonne idée, qui renforce l’identification nécessaire au propos du récit. Car le but de Charles Yu est bien, à travers une fiction, de faire comprendre et ressentir le sort des Asiatiques, le racisme à leur encontre, non seulement dans le cinéma hollywoodien, mais surtout dans la société américaine. De nous faire voir de l’intérieur la sensation d’enfermement dans des rôles prédéterminés, sans issue possible. De nous faire réagir, nous qui avalons à longueur de films (voire de livres), des clichés par dizaines sans nous en étonner, sans nous en offusquer. De nous faire saisir combien vivre dans l’enfermement desdits clichés est difficile. Un pari ambitieux mais réussi, tant Chinatown, Intérieur s’avère prenant. Une petite pierre à l’édifice de la compréhension de l’autre, tout récemment récompensée par un National Book Award amplement mérité.

Raphaël Gaudin

 

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Capitale Songe

Lucien Raphmaj - Éditions de l’Ogre - août 2020 (roman inédit - 320 pp. Semi-poche. 20 euros)

Futur pas si proche. Une île artificielle, Capitale S, abrite au long de ses cinq quartiers aux ambiances variées toute une population hétéroclite d’humains plus ou moins cyborgisés et d’Intelligences Vectorielles (les descendantes des intelligentes artificielles d’antan), qui se nourrissent des rêves des humains. Dans ce décor interlope, les trajectoires de trois protagonistes vont se croiser. D’un côté, Vera rejoint la Dreamsquad, organisation rebelle ayant pour but d’abolir le sommeil et donc affamer les IV. De l’autre, C-29, un « dissimulacre » – être artificiel dont l’existence consiste à servir de réceptacle pour les IV lors de leurs incursions dans le monde réel –, erre dans Capitale S, cherchant à libérer ses semblables du joug de leurs maîtres. Il y a enfin Kiel Phaj C Kaï Red, autre dissimulacre conçu par la puissante IV Nova, qui va plonger dans les bas-fonds les plus ténébreux de l’île. Ces trois personnages vont se croiser de loin en loin, chacun lancé dans des quêtes parallèles dont les enjeux, majeurs, vont se révéler peu à peu…

Les éditions de l’Ogre se sont fait la spécialité de publier des textes de SF cherchant à amener le genre vers d’autres territoires (cf. Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, Ravive de Romain Verger ou La Maison des épreuves de Jason Hrivnak, critiqués dans les Bifrost 83 et 86). Cela, au risque de perdre le lecteur au passage, et ce premier roman de Lucien Raphmaj n’y fait pas exception. On ne pourra pas dénier l’ambition de Capitale Songe, sorte de Blade Runner biopunk en plein trip onirique post-exotique, d’autant que sur le papier, tout est là pour séduire : une île artificielle, des IA d’un autre type, un nouveau stade du capitalisme dans lequel les rêves sont devenus une ressource exploitable, un récit porté par une écriture élégante, riche en inventions lexicales (un glossaire d’une vingtaine de pages, établi par un narrateur un brin désinvolte, figure au cœur du livre). Las, comme dans tout rêve, l’obscurité et le flou règnent en maîtres incontestés dans Capitale Songe. Pour qui cherche une histoire clairement dessinée ou des personnages approfondis, ce roman volontiers expérimental déroutera. Le projet est intéressant en tant que tel, mais l’exécution risque fort de ne plaire qu’au plus exigeant des lecteurs.

Erwann Perchoc

 

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Les larmes du cochontruffe

Fernando A. Flores - Gallimard, coll. « La Noire » - septembre 2020 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Paul Durant - 336 pp. GdF. 20 euros)

Frontière américano-mexicaine, dans un avenir proche. Ou pas. Pendant que les Protecteurs scrutent l’horizon fermé par le double mur frontalier, en quête d’illégaux à arrêter, les cartels défendent leur conception criminelle de la concurrence libre et non faussée avec les seules méthodes qu’ils connaissent : l’intimidation et la cruauté. Rien de neuf sous le soleil de plomb du sud Texas. On trafique, on corrompt et on exécute dans le désert, loin des caméras, des médias et du chœur outragé des humanitaires. Seul l’objet du trafic change, s’adaptant à la demande nord-américaine. Depuis la grande famine, la vie elle-même est en effet devenue la terre promise des barons du crime. Dans les laboratoires de filtrage implantés près de la frontière, on cultive des chimères génétiques ressuscitant des espèces disparues ou donnant naissance à des créatures issues de l’imaginaire fertile de l’humanité. Veuf éploré, revenu de tout ou presque, Bellacosa s’accommode de ce monde pourri, survivant avec le maigre pécule accumulé au fil de petits boulots flirtant avec l’illégalité. Et même s’il tire un tantinet le diable par la queue, il n’est toutefois pas prêt à dîner avec lui, même avec une longue cuillère. Son association fortuite avec le journaliste Paco Herbert, venu là pour mener une enquête sur de mystérieux banquets clandestins, l’amène à explorer les zones étranges de la frontière.

Premier roman de Fernando A. Flores, Les Larmes du cochontruffe se joue des frontières sous toutes leurs formes, qu’elles soient géographiques ou littéraires. Roman noir mâtiné de dystopie et de réalisme magique, le récit de l’auteur américain a les accents d’un crépuscule désenchanté. La fin d’un monde où prévalait une certaine forme d’éthique, un idéal collectif habité par l’empathie et la chaleur humaine. Désormais irrémédiablement souillé, en proie à l’extinction de masse, à la violence endémique et à la guerre de tous contre tous, le monde où vit Bellacosa semble dépourvu d’espoir, ou du moins d’une bonne cause à défendre. Sur ce substrat de roman noir, l’auteur greffe des éléments surnaturels et science-fictifs. On croise ainsi des vieilles chamanes, des défunts, coincés entre le monde des vivants et celui des morts, et des créatures empruntées au légendaire amérindien dont les songes semblent avoir inspiré notre réalité. Mais on découvre aussi des laboratoires où œuvrent des émules du docteur Moreau, sous la garde de sicarios impitoyables. Sur fond de bistouris, d’incantations magiques, d’agapes décadentes, d’hallucinations stimulées par l’ingestion de peyotl, Fernando A. Flores compose un tableau inquiétant, incontestablement décalé, et un tantinet décousu, hélas, entremêlant la magie primordiale des peuples précolombiens à des préoccupations plus sociétales, écologiques et géopolitiques. Le résultat est étrange, voire déroutant, mais pas complètement déplaisant pour peu qu’on se laisse happer par l’atmosphère et l’aura de mystère nimbant la quête de Bellacosa.

Avec Les Larmes du cochontruffe, « La Noire » de Gallimard ne trahit donc pas sa réputation d’exigence et d’originalité, même s’il faut avoir la suspension d’incrédulité bien accrochée pour suivre jusqu’au bout Fernando A. Flores.

Laurent Leleu

 

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Effet de réseau (Journal d’un AssaSynth, T.5)

Martha Wells – L’Atalante, coll. « La Dentelle du Cygne » – septembre 2020 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Mathilde Montier – 416 pp. GdF. 23,90 euros)

Revoici, pour la cinquième fois, notre synthétique préféré : AssaSynth. Après être rentré sur Préservation avec le Dr Mensah, la SecUnit séditieuse la plus célèbre de la Bordure Corporatiste s’embarque pour sa cinquième aventure dans un vrai roman de plus de 400 pages au lieu des habituelles novellas qu’on lui connaît.
Cette fois, c’est un enlèvement pur et simple qui attend AssaSynth lorsqu’un vaisseau non identifié les aborde aux alentours de Préservation après une périlleuse mission sur une planète lointaine. Comme d’habitude, notre synthétique n’a d’autre choix que de protéger des humains souvent inconscients et irrationnels tout en payant un lourd tribut physique (et psychique) pour découvrir le fin mot de l’histoire.
On retrouve dans cet opus tous les ingrédients qui ont fait le succès des précédents volumes, à savoir de l’action finement cadencée, des environnements futuristes où les allégeances politiques (et les vues philosophiques, notamment sur la propriété et la liberté) divergent, et une SecUnit toujours délicieusement irrévérencieuse qui ne se lasse décidément jamais de ses séries télé de seconde zone avec quelques nouvelles pépites comme Cosmo-Trotteurs ou Orion.
Pour compléter ce tableau, Martha Wells offre des retrouvailles avec EVE, le vaisseau d’exploration au caractère revêche, et analyse les relations compliquées entre celui-ci et AssaSynth pour accoucher d’une simili-histoire d’amour 3.0 où les sentiments s’expriment d’une façon bien moins directe que chez les humains. De l’enlèvement, le récit se transforme en enquête policière matinée d’exploration planétaire et Effet de réseau en profite même pour offrir une nouvel SecUnit afin de faire vibrer la fibre nostalgique chez notre synthétique.
En somme, les habitués de la série seront aux anges tandis que les autres, eux, resteront toujours sceptiques face à ce roman de SF Militaire mâtiné de quelques réflexions philosophiques sur le libre-arbitre et la conscience.
Le seul reproche que l’on fera cette fois à Martha Wells, c’est que son univers semble moins bien s’adapter au format long, qu’elle tire parfois à la ligne et que le second tiers du roman a tendance à casser le rythme imprimé par les premiers chapitres. Mine de rien, cet opus brise l’aspect des précédentes novellas pour un parti-pris plus long et, certainement, moins percutant.
Notre AssaSynth fonctionne beaucoup mieux sur le format habituel. Au pire, comme dans le monde de la série télé, considérera-t-on cet Effet de Réseau comme un épisode de Noël plus long que la moyenne, une petite sucrerie un peu indigeste mais une sucrerie quand même. Espérons juste que cela ne devienne pas une habitude…

Nicolas Winter

 

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La Mort et le météore

Joca Reiners Terron - Zulma - octobre 2020 (roman inédit traduit du portugais [Brésil] par Dominique Nédellec - 192 pp. GdF. 17,50 euros)

Malgré lui, un fonctionnaire mexicain planqué au ministère de l’Immigration, dont le lecteur ne connaîtra jamais le nom, se retrouve en charge de la migration des Kaajapukugi vers une terre de refuge au Mexique. Ces Indiens d’Amazonie, une cinquantaine d’hommes, ont derrière eux une longue histoire faite de recombinaison, de renaissance et de destruction. Flanqué de l’étrange Boaventura, ethnographe raté auto-érigé en protecteur, le jeune bureaucrate va aider le peuple mazathèque du Huautla à accueillir les Kaajapukugi. Mais l’improbable se produit : ceux-ci se suicident à peine arrivés à bon port. Peu après, c’est Boaventura lui-même qui est retrouvé mort.

La première partie du roman est irriguée par la question des migrations et des rapports entre ethnographie et colonialisme. On y saisit l’importance des refuges et de la solidarité à créer face aux désastres écologiques et sociaux perpétrés par les Occidentaux. Le récit se complexifie ensuite en alternant les points de vue du bureaucrate et de Boaventura. Celui-ci s’adresse au fonctionnaire via une vidéo-testament où il confesse sa propre compromission dans la fin tragique des Indiens. On est transporté par sa voix dans une suite de péripéties où l’aventurier se perd et entraîne avec lui tous ceux qui l’entourent. Parallèlement, le fonctionnaire se trouve à la fois engagé dans une enquête visant à élucider la mort des Kaajapukugi et dans le travail de deuil de ses propres parents. Cela fonctionne assez bien, on suit avec aisance le passage entre ces différents questionnements et niveaux de réalité.

La mort rôde, donc. Mais quid du météore annoncé dans le titre et de « l’audacieuse pointe de science-fiction » mentionnée en quatrième de couverture ? Tout au long de l’ouvrage, on apprend qu’une sonde spatiale chinoise habitée est sur le point d’être envoyée vers Mars. De loin, le fonctionnaire suit les opérations jusqu’au jour du lancement. Quel est le rapport ? C’est là que le bât blesse un peu : en quelques pages, l’auteur tente de nous convaincre du lien intime entre la cosmogonie des Kaajapukugi et le voyage interplanétaire des Chinois. Certes, on accepte d’emblée de ne pas lire du Egan ni du Le Guin, mais ça reste tout de même maigre pour un amateur de SF.

Cette réserve formulée, il importe de noter tout l’intérêt du roman et le plaisir pris à sa lecture. Terron dépeint ce peuple de « Schopenhauer sauvages » avec finesse et humour. Ceux qui apprécient les messages métaphysiques seront d’ailleurs servis, voire surpris… Ils sortiront en tout cas de cette histoire avec des idées pour spéculer sur le temps, la génération, l’héritage et le devenir fantomatique (ou non !) des individus et des peuples.

Bref, voici un livre intelligent et divertissant qui vous fera parcourir des chemins inattendus, à condition toutefois de n’être pas trop chatouilleux au niveau des entournures logiques et des fondations scientifiques.

Nicolas Delforge

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