Histoire de la SF : rencontre avec Xavier Dollo

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Fin novembre est paru La Science-fiction, projet unique en son genre  une imposante bande dessinée de 200 pages, retraçant l'historique de notre genre favori, des origines à nos jours — rien de moins ! Derrière cette folle entreprise : le dessinateur Djibril Morissette-Phan aux pinceaux et l'écrivain Xavier Dollo au scénario. Ce dernier, au micro virtuel de Philippe Boulier, nous raconte les origines de cette BD, ses choix, sa collaboration avec Djibril Morissette-Phan et ses projets futurs !

Histoire de la science-fiction

Comment est né le projet ?

Grâce aux Humanoïdes Associés. Ils ont fait faire des essais à plusieurs écrivains de SF, mais ça n’a pas matché. À l’époque, je travaillais encore à Critic, et Eric Marcelin a lancé en collaboration avec les Humanoïdes Associés une collection censée adapter les romans des éditions Critic. Lorsqu’il a entendu parler du projet, il a proposé que je passe le test. Je n’étais pas très chaud au départ, le projet me semblait assez dantesque, et je n’étais pas sûr d’être la bonne personne pour celui-ci. Mais comme j’ai quand même cette passion quelque peu dévorante pour le genre, j’ai fini par proposer un script de quelques planches sur Jules Verne. Bruno Lecigne, qui dirigeait le projet, a visiblement aimé ces planches et a dit banco. À partir de là, je ne pouvais plus reculer. Ils ont ensuite commencé à chercher un dessinateur et c’est Djibril Morissette-Phan qui a été choisi, pour mon plus grand plaisir parce que c’est vraiment lui qui m’avait tapé dans l’œil.

Tu le connaissais ?

Cryptomonnaie

Pas du tout, mais on m’a montré quelques planches d’autres projets, notamment son travail sur les X-Men. Il avait également dessiné Crypto monnaie, un album qui m’avait bien plu. J’avais un avis d’autant plus favorable que ce que je voyais dans son dessin me paraissait extrêmement malléable, c’est-à-dire qu’il est capable d’adapter son dessin à des typologies très différentes. Et pour un album comme Histoire de la Science-Fiction, il me fallait quelqu’un qui soit capable de s’adapter aux différentes époques dont on parle. Il a lui aussi passé le test Jules Verne et on a tous été convaincus par ses planches. Dès lors, le projet était définitivement sur les rails.

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Connais-tu un équivalent à ce livre ailleurs dans le monde ?

J’ai cherché et je n’en ai trouvé aucun. J’y ai beaucoup réfléchi au départ  : on peut trouver paradoxal de parler de littérature en bande dessinée. Mais c’était aussi le souhait des Humanoïdes Associés de familiariser le grand public à ce genre, et de ce point de vue la bande dessinée offrait un support intéressant, ludique.

Effectivement, l’histoire de la science-fiction telle que tu la racontes est avant tout l’histoire de la littérature de science-fiction. Etait-ce dans le cahier des charges ou est-ce toi qui considères la littérature comme le moteur de la science-fiction depuis les origines ?

C’est incontestablement le moteur du genre. Quand j’ai proposé mes premières planches, on m’a aussi demandé de faire un plan de l’ensemble. Ce que j’ai fait, en prenant comme base ce que j’aime et connais, c’est-à-dire la littérature de science-fiction principalement – sans toutefois négliger le reste.

Tu fais des passerelles vers les autres media.

Tout à fait, je distille des informations qui permettent de faire le lien vers certains films ou séries. Utiliser un Tardis dans le déroulé de l’album, c’est de la méta-narration sur la culture SF. Pour les planches qui concernent Rosny aîné par exemple, j’ai demandé à Djibril de s’inspirer des dessins de Robert Bressy qui a adapté les Xipéhuz. C’est une passerelle vers le dessin. On trouve beaucoup de méta-données, qu’on verra ou pas à la lecture, c’est aussi là le petit plaisir du scénariste, voire du dessinateur. Mais je pense n’avoir négligé aucun des aspects de la science-fiction, j’ai juste balisé la route du côté littéraire, parce que ma sensibilité me porte plus vers la littérature.

Le Sciencefictionnaire

En tant que lecteur, y a-t-il une histoire de la science-fiction qui t’a particulièrement marqué ?

Histoire de la SF par Jacques Sadoul

Il y en a au moins deux : celle de Jacques Sadoul, et le Science-fictionnaire de Stan Barets. J’ai grandi avec ces deux essais qui m’ont permis de découvrir pas mal de grands auteurs et de textes qui ont fait ma culture. Ils ont un peu balisé le cheminement de l’album, même si je me suis rapidement rendu compte qu’il me faudrait creuser d’autres pistes, et que pour avoir un panorama un peu plus global, il me fallait recouper les travaux de gens qui ont abordé la science-fiction de manière très différente. C’est vrai que l’histoire de la SF de Jacques Sadoul se lit comme un roman.

C’est le point commun entre le travail de Sadoul et le tien. La grande différence est que lui – comme Barets – ont des opinions beaucoup plus tranchées que toi. Chez toi, on perçoit clairement ton enthousiasme pour tel ou tel auteur, beaucoup moins l’aversion que tu peux ressentir pour tel autre.

Complètement. C’est vraiment l’angle principal que je m’étais fixé. Je ne voulais pas me placer en position de juge, sans pour autant cacher le fait que tel ou tel auteur m’intéresse plus que d’autres. J’ai essayé d’avoir un ton qui soit le plus neutre et le plus juste possible. La période Campbell est longuement traitée parce qu’il me semble qu’il s’agit du point nodal du développement de la science-fiction mondiale. Je ne suis pas forcément très fan de tous les auteurs que j’aborde, y compris de Campbell lui-même, mais il était important d’en parler en détail. Comme il me semblait important de m’intéresser ensuite à un personnage atypique comme Simak, qui me permettait aussi de montrer que d’autres types de science-fiction, tout aussi intéressants, se sont développés hors du noyau Campbell. Simak faisait le bon lien, je trouve, entre l’école Astounding et celle de Galaxy.

Dans le cas de Simak, il y a cette anecdote qui montre bien qu’il était un peu à part malgré tout, le fait que Campbell ait refusé la dernière nouvelle de Demain les Chiens parce qu’elle ne donnait pas une vision conquérante de l’humanité.

Asimov, lui, s’est plié beaucoup plus aux desiderata de Campbell et a quitté les Futurians pour publier dans Astounding.

Qu’y a-t-il comme avantages et inconvénients à raconter cette histoire en bande dessinée ?

Le visuel apporte au moins deux choses : il permet de donner à voir cette culture, ce qui a été filmé, publié, dessiné, et il permet aussi de mettre des visages sur des noms trop souvent ignorés.

Il y a un gros travail de référence là-dessus.

Ça a été un travail très minutieux. J’ai beaucoup exploré les archives en ligne, écumé les photos des conventions de SF où sont identifiés la plupart des auteurs ou éditeurs des années 30 à 50. Je me suis parfois cassé les dents sur certains visages. Il y a quelques personnages qui n’apparaissent que de dos, dans un coin de case, parce que je n’ai trouvé aucun document sur eux. Hormis ça, on trouve assez facilement en ligne des documents qui permettent de ne pas se tromper. J’ai lu des centaines de pulps pendant le premier confinement, et c’est du pain béni pour faire une histoire visuelle d’une littérature.

À l’inverse des auteurs dont on ne connaît pas le visage, pour ceux qui ont un demi-siècle de carrière, il fallait choisir à quelle époque de leur vie les représenter.

De ce côté, il s’est surtout agi d’un défi narratif. Quand on arrive dans ce que j’ai appelé « la maison de la science-fiction », on se retrouve avec des auteurs comme Asimov, Heinlein et Van Vogt. J’ai choisi de les représenter assez âgés parce qu’il y a un côté sage, avec une certaine aura, mais aussi pour montrer dans certaines scènes de flashbacks leur « jeunesse », si bien qu’on retrouve certains personnages à différentes périodes de leur vie. Ça donne du rythme à la narration, en l’entrecoupant de scènes qui se déroulent à différentes époques ou qui mettent en scène telle ou telle histoire. Les codes couleur aident beaucoup dans ces cas-là, aidant également à la différenciation.

Choisir une représentation âgée de ces personnages leur permet donc, en tant que narrateurs de l’histoire, de regarder en arrière sur leur œuvre.

C’est exactement ça.

Comment s’est passé le travail avec Djibril ? Il vit au Canada ?

À Montréal, oui. Le travail était on ne peut plus simple : je scriptais mes planches, les lui envoyais, et cinq jours plus tard je recevais le travail fini. La scénarisation a pris beaucoup plus de temps que le dessin. C’est moi qui étais tout le temps en retard. S’il avait été seul à travailler sur l’album, il aurait été achevé en 2-3 mois ! Il a une vitesse d’exécution impressionnante. J’ai eu l’impression de travailler avec un virtuose. Il m’a mis plein d’étoiles dans les yeux. Et il n’a que 25 ans !

Il travaille autant en France qu’aux états-Unis.

Khiêm, terres maternelles

C’est ça. Dans le même temps où il dessinait l’album, il travaillait sur un comic book et un album magnifique, Khiêm, terres maternelles, qui vient de sortir chez Glénat Québec. C’est un artiste complet, professionnel, qui comprenait tout ce que je voulais sans que je n’aie jamais rien à redire. Pourtant je lui fournissais des consignes extrêmement denses et pointues, je mettais beaucoup d’information dans chaque planche – le fichier global doit peser plus d’un million de signes.

C’était un vrai bonheur de travailler avec lui. Tu imagines un truc et soudain il est là, devant tes yeux. C’est beaucoup grâce à lui, à sa facilité à saisir ce que je demandais, que j’ai pu faire l’album que je voulais.

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Tu mets beaucoup en avant la place des femmes dans la science-fiction, des origines à aujourd’hui.

Au fur et à mesure de mes recherches, j’ai trouvé que la place des femmes dans la science-fiction a toujours été négligée. Même quand elles sont publiées, elles sont peu commentées, peu critiquées, ce qui m’a chagriné. Et dans les différentes histoires de la science-fiction que je connais, personne ou presque ne parle réellement des femmes, ou alors de façon beaucoup trop sporadique. La plupart des articles intéressants que j’ai trouvés avaient été écrits par des femmes. Beaucoup d’articles non traduits d’ailleurs. L’exception étant Christopher Priest, qui a pas mal écrit sur le sujet dans diverses encyclopédies.

J’ai découvert des personnalités féminines qui m’ont assez fasciné, notamment une femme qui a joué un rôle clé dans le développement de la SF anglo-saxonne, et qui pourtant n’est jamais mise en valeur : Judith Merril. J’ai découvert le rôle qu’elle a joué pendant mes recherches en picorant des informations à droite et à gauche, en lisant une partie de son œuvre aussi, et c’est en les synthétisant que je me suis rendu compte de son rôle. Il faudrait la redécouvrir par le biais de ses nouvelles je pense.

À partir de cette autrice, je me suis dit que je devais faire un vrai bon chapitre sur les femmes dans la science-fiction. En découvrant certaines autrices, comme Doris Piserchia ou Sonya Dorman, Carol Emshwiller, je me suis demandé pourquoi je n’en avais jamais entendu parler. Ou si peu. La plupart des histoires de la science-fiction ne mentionnent jamais ces autrices, ou alors de façon tellement pointilliste que finalement on ne retient pas leur présence, elle se dissout dans le propos, alors qu’elles ont été là, qu’elles se sont battues, qu’elles ont essayé d’émerger elles aussi. Toutes les minorités, quoi qu’on en pense, ont toujours eu des difficultés à émerger dans la science-fiction. On voit toutefois le résultat de cette « lutte » aujourd’hui : les femmes et les minorités sont en train de prendre les rênes de la SF, et c’est un processus qui a vraiment démarré avec des autrices comme Judith Merrill, mais aussi Virginia Kidd, qui a créé une agence littéraire, notamment pour mettre en valeur le travail des femmes, sans oublier Cele Goldsmith, qui a dirigé Amazing Stories et a publié les premiers textes d’Ursula Le Guin. Après elles, l’évolution a été lente, mais balisée, jusqu’à l’émergence de certaines autrices dans les années 60 comme Joanna Russ ou Ursula Le Guin, qui ont vraiment orienté la SF vers d’autres prairies avec des thématiques beaucoup plus sociales et féministes qui n’étaient pas du tout, u trop peu, le terrain de jeu des hommes. Dans les années 80 à 90, on a Joan Vinge, Carolyn J. Cherryh, Lois McMaster Bujold qui s’emparent des thèmes et des cadres masculins de la science-fiction, notamment le space opera qu’elles vont renouveler. Aujourd’hui on a une diversification assez énorme des plumes féminines, surtout chez les anglo-saxons, beaucoup d’autrices émergent qui sont au top de la créativité et des ventes comme Becky Chambers, Rivers Solomon, N.K. Jemisin ou Emma Newman.

Pour faire une synthèse des enjeux actuels, tu reprends un extrait du discours de Rebecca Kuang à la remise des Hugo.

Oui, parce qu’il m’a semblé extrêmement juste. Je trouve que c’est l’aboutissement de tout ce qui a été fait et qu’elle le synthétisait parfaitement.

Si j’avais un reproche à faire au livre, je trouve qu’il manque 20 ou 30 pages sur la fin du livre. Les 40 dernières années de la SF anglo-saxonne sont traitées en 6 pages.

Je suis d’accord avec toi. J’aurais voulu avoir 250 pages plutôt que 210. J’ai réussi à avoir 10 pages de plus que ce qui m’était donné au départ. J’ai regretté de ne pas avoir pu aller davantage dans la période moderne, l’album aurait été plus équilibré. J’ai dû un peu sacrifier cette période, à mon grand regret, me concentrant sur la vocation « racinaire » de ce genre d’ouvrage documentaire.

En même temps, faute de recul, n’est-ce pas difficile d’estimer l’importance de telle œuvre ou tel auteur dans l’histoire de la SF ?

Complètement. C’est une des données qui entrait en jeu et une des questions que je me suis posées pendant la construction de l’album. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai moins développé cette partie, que c’est celle qui a été le plus sacrifiée.

C’est la même chose pour la SF française d’après-guerre.

Tout à fait. J’aurais aimé avoir deux tomes…

Quel bilan tires-tu de ces deux ans et demi de travail ?

Pour le moment, je suis encore dans une phase de réception de l’album. Forcément, ça m’angoisse de passer après tant de gens extrêmement érudits qui ont travaillé sur ce sujet. Mais le bilan personnel est bon. Ça a été une super expérience, notamment le fait de changer de support, moi qui suis habitué au roman et à la nouvelle. Ce travail était en quelque sorte une synthèse de ma passion, de mon travail de libraire aussi. On n’entend pas assez la voix des libraires spécialisés, qui sont avant tout des passionnés. Je suis un passionné depuis toujours et j’ai toujours défendu la cause de la SF à travers mon travail de libraire. Pouvoir écrire une somme comme ça, c’est aussi une façon de montrer tout le travail que j’ai pu faire en tant que libraire de genre. Les libraires de genre ne sont pas souvent mis en avant, ne sont jamais invités dans les festivals, dans le débat global, car ils ne sont souvent vus que comme des « commerçants », et il y a du vrai, sans doute. A ma connaissance, il n’y a eu que Bifrost pour mettre en valeur leur travail dans ses pages. Cette histoire de la science-fiction, c’est une synthèse de tout ce que j’ai pu vendre, conseiller, aimer dans mon travail de libraire, depuis plus de quinze ans.

Tu es un passeur.

C’est souvent ainsi qu’on me décrit, et que je me décris maintenant aussi. J’ai eu un peu de mal à l’identifier pendant longtemps, mais ma mentalité est effectivement d’être un passeur passionné. Et c’est sans doute pour cela que j’aime être libraire, auteur, éditeur, voire enseignant.

Tes projets ?

Je suis en train de monter une maison d’édition, Argyll, avec Simon Pinel, ce qui nous prend beaucoup de temps. On est également en train d’élaborer le concept d’une librairie participative et collaborative qui ouvrira à Rennes en 2021. On est dans un principe d’économie solidaire et sociale, et notre projet est d’ailleurs « incubé » par une structure qui s’appelle le Tag35. Ce qui me rappelle qu’il y aura un troisième pôle à notre projet, celui du passeur, justement, un rôle d’incubateur : on va aider des projets culturels, aider de jeunes auteurs et éditeurs qui veulent se lancer sans forcément avoir les moyens ou les réseaux, on veut aller dans les écoles, les collèges et les lycées, parler de science-fiction, d’imaginaire, y amener des auteurs, des éditeurs, des passionnés, faire des ateliers. On veut vraiment être sur le terrain. C’est un très gros projet qu’on est en train de bien mettre en place…

Argyll

Sinon, je suis en train d’écrire un roman pour les Moutons électriques, une fantasy uchronique bretonne, et j’ai une élégie de science-fiction (écrite en hexamètres et en pentamètres) à paraître chez Goater, peut-être l’an prochain, tout dépend de l’illustratrice, Anna Boulanger, qui travaille sur le projet. Pour avoir ses illustrations, je suis prêt à attendre cinq ans sans problème tant j’aime ce qu’elle fait.

Pour le reste, des nouvelles paraissent ici et là ces jours-ci, une dans une anthologie qui s’appelle Le Dragon rouge, au côté d’Alice Zeniter ou PPDA, rien que ça, l’autre dans une anthologie qui s’appelle Rennes No(ir) futur, où je rends un petit hommage à Robocop version rennaise. Le tout chez Goater éditions. Encore des rennais !

Les Humanoïdes Associés m’ont demandé si je voulais faire un autre album, mais comme pour l’instant les idées que j’ai eues n’ont pas eu l’écho espéré, je ne sais pas encore ce que je vais leur proposer.

Tu as pris goût à écrire de la bande dessinée ?

La Fin d'Illa

Oui, c’est une autre forme d’écriture que j’aime de plus en plus, une écriture de synthèse et d’ellipse dont je n’ai pas trop l’habitude, et qui m’aide même en dehors de l’écriture scénaristique. Ceci dit je ne suis pas sûr d’en faire beaucoup, j’aime trop l’écriture romanesque et les nouvelles.

J’avais le projet de faire l’adaptation de La Fin d’Illa de José Moselli. Ça, j’aurais adoré le faire !

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