En route vers Dune (2/3)

Rencontres |

C'est dans une semaine tout juste que sortira le prochain volume de la collection Parallaxe, Dune – exploration scientifique et culturelle d'un livre-univers. Sous la houlette de Roland Lehoucq, neuf spécialistes, scientifiques, philosophes et linguistes s'intéressent au chef d'œuvre de Frank Herbert et à ce que la science peut nous en dire. La semaine dernière, nous vous invitions à faire connaissance avec l'équipe du livre. Dans la deuxième partie de cette interview, les auteurs et l'illustrateur nous parlent de leur découverte de Dune — l'occasion de constater l'importance des couvertures de Wojtek Siudmak.

Quand et comment avez-vous découvert Dune ? Quelle importance revêt ce roman pour vous ?

(Réponses par ordre générationnel… ;-)

Roland Lehoucq : Je me rappelle l’avoir lu dans l’édition de Pocket SF, avec une couverture de Siudmak. Ce devait être au milieu des années 1980, quand je lisais énormément de SF dans le train de banlieue qui m’amenait à Paris, où j’étais en classe préparatoire aux grandes écoles. Comme beaucoup de la SF que j’aimais à l’époque, c’était une évasion, un changement de monde.

Christopher L. Robinson : J’ai découvert Dune tardivement. Jeune lecteur, je préférais l’histoire et la science. Quand je me suis intéressé à la littérature au lycée, c’était à des auteurs comme Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Sartre. Plus tard, j’ai découvert l’œuvre d’Ursula K. Le Guin. Et, par la suite, j’ai décidé d’aborder d’autres auteurs de fantasy et de SF. Pour être honnête, la première fois que j’ai lu Dune, je n’ai pas été impressionné.

On a souvent dit qu’Herbert n’avait pas les qualités « littéraires » d’un auteur comme Le Guin, et je suis d’accord, avec l’avertissement que le terme « littéraire » implique un jugement sur les valeurs esthétiques prescrites, et que ces valeurs changent d’une génération à l’autre. Il m’a fallu un certain temps pour surmonter mes préjugés en tant qu’étudiant de la « grande » littérature européenne et pour apprécier l’œuvre d’Herbert pour ses propres qualités.

J’estime aujourd’hui que Dune est une immense réussite de l’imagination humaine. Dans la littérature américaine, il se situe dans une catégorie à part, un peu comme Moby Dick de Herman Melville (que de nombreux critiques ont aussi longtemps considéré comme non littéraire). Là où Moby Dick est une « baleine de roman », Dune est « un ver de sable de roman » !

Fabrice Chemla : J’ai initialement lu le cycle de Dune au fur et à mesure de sa parution en version de poche, au début des années 80. Ce cycle m’a frappé comme un coup de massue à l’époque, en raison de son souffle, de sa puissance, de sa capacité d’évocation. Il faut dire qu’à cette époque, les univers-monde n’étaient pas aussi courants que maintenant en science-fiction. J’ai dévoré les quatre premiers tomes (Dune, à l’époque en deux parties, Le Messie de Dune et Les Enfants de Dune) avec passion au fur et à mesure de leur disponibilité.

Puis est paru l’Empereur-Dieu de Dune. Et je dois dire que mon enthousiasme de jeunesse s’est particulièrement refroidi à ce moment-là. J’ai trouvé ce livre difficile, moins intéressant pour le jeune homme que j’étais, et pour tout dire un peu rébarbatif. Je n’ai pas compris ce que Herbert voulait faire partager, et malheureusement j’ai abandonné le cycle.

L'Empereur-Dieu de Dune

Une dizaine d’années plus tard, à l’occasion de la sortie de la série télévisée, j’ai recommencé à zéro la lecture. Le début m’a toujours emballé, comme du temps de ma jeunesse folle, mais le livre L’Empereur-Dieu de Dune, contrairement à la première fois, ne m’a pas semblé rébarbatif, mais simplement plus contemplatif ; en réalité, je me suis aperçu qu’il occupe une position centrale dans le cycle. C’est effectivement un livre dans lequel Herbert fait moins preuve de son souffle épique, mais en revanche, la réflexion philosophique très puissante qu’il mène sur le pouvoir absolu, sur le développement historique des civilisations et sur la prescience comme malédiction m’a fasciné. J’ai bien sûr enchaîné sur les deux derniers tomes (Les Hérétiques de Dune et La Maison des Mères) avec un grand plaisir.

Frédéric Landragin : près une phase de découverte de la science-fiction de Jules Verne et H.G. Wells au début de l’adolescence, je me suis vraiment mis à lire de la SF vers 18 ans, soit un peu avant 1994, date de la sortie du Science-fictionnaire de Stan Barets, dont le tome 1 m’a servi de guide de lecture pendant des années. Dune y est présenté comme un incontournable (« Lire Dune, c’est devenir Fremen »). Pas question de faire l’impasse. Et j’ai adoré. C’était pour moi le roman du dépaysement et de l’évasion. Je l’ai lu au moment de passer les concours des grandes écoles d’ingénieur (eh oui !), et franchement, ça m’a fait un bien fou.

Le Sciencefictionnaire

Frédéric Ferro : Denis Villeneuve dit dans ses interviews qu’il a eu la chance d’avoir le même âge que Paul Muad’Dib quand il a lu le livre de Frank Herbert et je pense que c’était la même chose, en tout cas avant de voir le film de David Lynch de 1984. Je l’ai lu en édition Presse Pocket et, en y repensant, la couverture de Wojtek Siudmak de 1980 figurait une tête de Paul flottant au-dessus du désert, ce qui avait sans doute comme défaut de déjà déifier le personnage au lieu de faire de son statut messianique un problème.

Dune T1

J’étais plus amateur de mythes épiques ou de fantasy que de science-fiction en général et le lexique de l’Imperium de Dune m’a fait me rendre compte qu’un univers fictif de SF pouvait être encore plus profond dans son utilisation de l’histoire qu’un passé imaginaire. J’avais le préjugé que la haute technologie de la SF retirait une part d’humanité aux personnages et Dune détruisait ce présupposé en montrant que la fiction spéculative pouvait explorer des organisations, des cultures et des systèmes de croyances et pas seulement les sciences dures de la physique. Je passais brutalement de l’idée que le futur serait nécessairement une sorte de positivisme scientifique (tout le monde serait post-religieux) à une Humanité augmentée mais qui pouvait parfois paraître incompréhensible dans la place du mysticisme.

L’influence de Dune a été si forte depuis un demi-siècle qu’on ne remarque plus que ce lointain futur qui renvoie en même temps à plusieurs périodes opposées de l’histoire a pu briser toute linéarité de la fiction d’anticipation. On avait déjà fait des planètes plongées dans une époque médiévale, des niveaux technologiques divergents et des Empires galactiques parfois archaïsants mais le Jihad Butlérien et l’interdit contre les Machines pensantes ont rappelé que les mentalités des Humains pourraient demeurer plus importantes que le cours inexorable du progrès technique.

Je ne peux pas relire Dune sans être frappé par la multiplicité de résonances que le roman peut avoir aussi bien avec l’histoire qu’avec l’actualité. On peut faire sans doute bien des reproches à tout chef d’œuvre (et à ses suites) mais cela me paraît absurde de vouloir nier que Herbert a réussi à créer un univers fictif qui tisse de si nombreux thèmes philosophiques.

Dune, par David Lynch

Jean-Sébastien Steyer : J’ai d’abord vu le film de Lynch plusieurs fois quand j’étais jeune, puis des amis rôlistes m’ont encouragé à lire le roman, et là j’ai été littéralement scotché ! Le film m’a beaucoup marqué, et le roman aussi. Il s’agit d’une œuvre culte, d’une saga épique qui mêle écologie, histoire et géopolitique. Cela allait bien plus loin que ce que je connaissais alors en science-fiction.

Vincent Bontems : Dune figurait en bonne place dans le panthéon familial des livres indispensables à la culture de l’honnête homme. Je l’ai lu à la fin des années 80 affalé dans le canapé en écoutant Led Zeppelin en boucle (et pendant longtemps réécouter ce groupe évoquait en moi les images du désert). Cette lecture a été la porte d’entrée dans la science-fiction ample et « sérieuse » (avant je lisais plutôt de la S-F plus légère comme les nouvelles d’Asimov, de Brown ou de Lem) et la découverte d’un univers singulier et inoubliable.

Dune T2

Sam Azulys : J’ai découvert Dune quand j’étais adolescent, d’abord dans la collection Presses Pocket, attiré par les couvertures de Wojtek Siudmak. Ces grands yeux bleus flottants au-dessus du désert m’ont tout de suite fasciné. Après, j’ai dévoré le roman et il m’est apparu évident que j’avais affaire à une œuvre monumentale. J’avais l’impression de lire une pièce de Shakespeare se déroulant dans un futur lointain qui pouvait aussi bien être un lointain passé, celui des origines de la civilisation humaine. En fait, l’un des aspects qui m’a le plus séduit dans le livre est la prodigieuse distance temporelle qui nous sépare de l’univers qu’il dépeint. Cela permet à Herbert de s’émanciper de toutes les contraintes de la « hard science » pour se concentrer sur les sciences sociales et nous offrir une méditation sur le destin de notre espèce, sa puissance visionnaire mais également sa propension à s’autodétruire. Car Herbert montre bien en quoi la finitude humaine est liée à notre besoin inhérent de violence, en quoi la grandeur de notre espèce et ses pires travers ont partie liée et sont, en réalité, indissociables.

Ensuite, j’ai vu le film de Lynch que j’ai trouvé passionnant même s’il était bancal. Je n’ai pas cru à l’interprétation de Paul proposée par Kyle MacLachlan, pourtant bon acteur. Le film était maladroit, boursouflé et inégal mais il y avait des fulgurances esthétiques, des trouvailles vraiment originales. Ce qui m’a le plus impressionné sont certains décors. Notamment le palais de l’Empereur Padishah qui est un syncrétisme improbable alliant l’esthétique des cours européennes au XIXe siècle, l’art arabo-musulman et le design industriel cher à David Lynch. Le grand regret bien sûr, c’est que l’adaptation de Jodorowski n’ait pas vu le jour. Nous sommes nombreux à avoir fantasmé Dali en Empereur, la planète des Harkonnen façon Giger ou la B.O. qu’auraient pu composer les Pink Floyd…

Cedric Bucaille : Je me souviens très bien quand j’ai découvert Dune. Je rentrais à peine en classe de seconde Arts appliqués, en internat. Cette même année, après une quinzaine d’années sans épisode de Star Wars , sortait l’épisode I. Pour moi, c’était une première : je ne connaissais pas du tout l’univers. Avec une bande de potes (plutôt aguerris eux), on a décidé d’aller au cinéma le voir. J’en suis ressorti avec le sourire, mais pas mes amis, très déçus. Je n’ai pas saisi toutes les critiques mais, suis attentif et curieux, il m’a semblé entendre dans la conversation le nom d’un roman : Dune. En rentrant à l’internat, j’ai filé vérifier sur l’intranet de la bibliothèque du lycée si ce roman au nom très sableux et énigmatique existait… Bingo, et il n’y en avait pas qu’un, apparemment ! J’ai emprunté le premier tome le lendemain même… C’était il y a pile poil vingt-et-un ans.

Carrie Lynn Evans : Une de mes tantes m’a recommandé Dune quand j’étais petite. J’ai lu le livre quand j’avais douze ou treize ans, le reste du cycle plus tard. Je suis tombée sous le charme de Jessica et des compétences que les sœurs du Bene Gesserit pouvaient acquérir, non par la magie mais par un entraînement intensif. J’ai pris à cœur leur philosophie, selon laquelle on doit avoir une pleine maîtrise de soi avant de pouvoir contrôler les autres. Je pense que c’est ce qui m’a porté à travers l’université.

Daniel Suchet : Dune fait partie de ces livres que j’ai l’impression d’avoir toujours connus. Mes parents, tous les deux amateurs de SF, m’en ont parlé bien avant que je le lise moi-même et l’épice : les vers des sables et le Bene Gesserit ont peuplé mon imaginaire depuis longtemps. Dune est donc pour moi un univers familier, qui rappelle l’enfance, et qui occupe une place de « grand classique » : une œuvre qu’il faut lire non seulement pour sa qualité propre, mais aussi parce qu’elle a considérablement influencé tout ce qui vient après elle.

 

Billet précédent | Billet suivant

Haut de page