Si l'adaptation de Dune par Denis Villeneuve ne sort que dans un an, c'est toutefois dans deux jours que Dune – exploration scientifique et culturelle d'un livre-univers arrive en librairie. Pour la dernière partie de cette interview, nous avons demandé à l'équipe d'auteurs réunie par Roland Lehoucq et à l'illustrateur Cedric Bucaille leur opinion sur l'actualité du roman de Frank Herbert, cinquante après sa prime parution, et ce qu'ils attendent du film de Villeneuve…
Plus de cinquante après sa sortie, Dune, le roman de Frank Herbert, vous semble-t-il toujours pertinent ? Et attendez-vous quelque chose de son adaptation par Denis Villeneuve ?
Jean-Sébastien Steyer : Le roman est encore brûlant d’actualité : on exploite un milieu, ici une planète, pour ses ressources en se foutant bien de ceux qui l’habitent et de son écosystème. Les locaux, ici les Fremen, sont d’abord des terroristes qui luttent contre l’exploitant, puis ils deviennent résistants et enfin héros libérateurs. C’est l’histoire d’un peuple, d’une prise de conscience. Dune devrait être enseigné dans les écoles.
J’attends beaucoup de Villeneuve car avec Premier Contact et Blade Runner 2049 il a mis la barre haute. Très haute. Mais je ne doute pas de ses capacités car il sait adapter et prolonger un concept fort dans le respect de l’œuvre. Villeneuve est un peu le Kwisatz Haderach d’Hollywood ! J’ai hâte d’analyser ses vers des sables, bien que ce j’ai vu dans le teaser ne m’a pas trop convaincu…
Vincent Bontems : Sans doute parce que ma famille a vécu en Algérie, Dune était considéré comme une découverte de l’altérité de la civilisation arabo-musulmane, une réflexion sur la géopolitique du pétrole et une critique des conséquences désastreuses de l’impérialisme occidental au Proche Orient. C’est évidemment réducteur, mais il me semble que c’est précisément la dimension que la réception américaine de l’œuvre a toujours refusé d’intégrer : la Seconde Guerre du Golfe a été faite par des gens qui n’ont pas lu ou pas compris Dune. Comme Chani est blonde, je suppose que Villeneuve n’a que faire de cette lecture. J’espère aussi que les images où l’on voit des personnages exposer leur visage à l’air libre ne sont pas représentatives du distille. Bon, pour arrêter de faire le bougon, je placerais la barre de mes attentes assez bas : que le film raconte fidèlement et agréablement l’histoire.
Frédéric Landragin : Oui, je l’ai vérifié en le relisant lors de la préparation du volume Parallaxe. Peu de clichés, et un sense of wonder incroyable. Le premier volume a peut-être pris quelques rides (et encore), mais les développements des romans suivants me paraissent toujours aussi ahurissants. J’ai un peu peur pour Denis Villeneuve : autant j’adore son travail pour Premier Contact et Blade Runner 2049 (et Incendies hors du domaine de la SF), autant j’appréhende la mise en images du monument qu’est Dune. Le film de David Lynch ne m’avait pas convaincu, la complexité de l’univers d’Herbert amenant à une complexité visuelle difficile à appréhender. Mais c’est difficile de convaincre un lecteur.
Sam Azulys : Le roman est universel et intemporel mais il est également d’une actualité brûlante. Les préoccupations d’Herbert qu’à l’époque on pouvait prendre pour un écrivain de science-fiction farfelu, sont aujourd’hui celles de tout le monde : le fanatisme, l’écologie, la décolonisation, la raréfaction des énergies fossiles, de l’eau, etc. Au centre du roman, il a aussi cette vision très critique du progrès social : il faut parfois user de la violence pour s’émanciper, mais, lorsque le but est atteint, lorsque les têtes ont roulé, est-ce que le révolutionnaire ne se transforme pas toujours en oppresseur ? L’une des grandes leçons d’Herbert est que l’Histoire humaine échappe toujours aux individus qui la constituent. Son héros messianique, accablé par le don de prescience, est suffisamment lucide pour s’en apercevoir, mais cela ne l’empêchera pas d’aller jusqu’au bout d’une logique qui le dépasse et qui finira par l’anéantir.
Quant au film de Villeneuve, comme tous les fans de Dune, j’en attends beaucoup, trop peut-être ? Je pense que ce cinéaste a les qualités requises pour traduire ce livre réputé inadaptable en images. Il pourra lui insuffler le souffle épique que requiert une adaptation au cinéma. Son goût pour les séquences contemplatives et son esthétique minimaliste lui permettra sans doute aussi de donner forme à la spiritualité du récit qui en est une composante essentielle. Mais c’est un subtil dosage et, vu les enjeux commerciaux, il ne sera pas facile de préserver l’incroyable complexité et richesse du matériau original. Et puis, comme l’esthétique de Villeneuve est très épurée, j’espère qu’il n’asséchera pas trop l’aspect visuel du film qui appelle des visions baroques et grandioses. Cela dit, comme c’est un très bon cinéaste, il peut sans doute réussir l’impossible…
Roland Lehoucq : J’ai bien sûr relu Dune pour préparer ma contribution à cet ouvrage collectif et l’ai tout à fait trouvé d’actualité sur les questions écologiques. La citation de Pardot Kynes « […] la plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences » devrait être longuement méditée par nos dirigeants. J’espère que ce roman aura enfin l’adaptation cinématographique qu’il mérite !
Daniel Suchet : Outre le plaisir de la lecture et de la découverte d’un univers entier, Dune offre à ses lecteurs un véritable laboratoire de pensée. Le récit permet de poser des questions et d’explorer des dynamiques qui vont du dilemme individuel (quel sens donner au destin ? Quelle marge de manœuvre avons-nous réellement dans nos choix ?) aux grandes questions de société (lutte des classes, colonialisme, égalité des sexes, et bien sûr écologie). Dune restera pertinent aussi longtemps qu’on se posera ces questions – et restera toujours un monument de la littérature de l’imaginaire.
Comme tout travail de traduction, l’adaptation de Villeneuve devra trouver son équilibre entre la fidélité à l’œuvre originale, et sa propre interprétation, tout en tenant compte de ses contraintes spécifiques (faire un film de grande distribution en 2020 n’obéit pas aux mêmes règles que qu’écrire un livre de SF dans les années 80). Pour ma part, j’en attends surtout le plaisir d’un bon moment de cinéma, et l’occasion de découvrir pendant deux heures une vision de Dune nécessairement différente de la mienne. Comme si je pouvais retourner explorer l’œuvre, mais avec un point de vue un peu différent.
Frédéric Ferro : Il y aurait plusieurs angles pour prétendre que Dune serait « dépassé ». Le syncrétisme religieux de la Bible catholique orange qui a unifié de nombreuses croyances (et même leurs opposants, les Zensunnis, forment un autre syncrétisme avec le sunnisme zen), tout cela paraît d’un autre âge alors que les particularités se heurtent dans le narcissisme des petites différences. Tout le mythe d’une pharmacopée de drogue psychédélique qui étend la conscience n’est plus pour nous qu’une métaphore. On peut lire des critiques étroits qui continuent à réduire Dune de manière littérale à un contexte historique transposé : ce ne serait qu’une version plus saturée de références des vieilles « romances planétaires » des pulps à la John Carter ou Flash Gordon, Paul serait une projection colonialiste, un Lawrence d’Arabie qui prendrait la place du « Mahdi ».
Herbert a dit qu’un des axes du cycle était la méfiance envers le pouvoir donné à l’autorité charismatique d’un Chef. Paul n’est pas un « Héros conquérant » dans le parcours initiatique du Héros qu’on retrouve si souvent mais un personnage tragique qui ne voit pas comment échapper à la destinée qu’il entrevoit – le Jihad, la tyrannie et la perte de liberté pour l’Humanité. Cela justifie d’ailleurs l’intérêt des autres romans du cycle pour achever cela.
Comme méditation sur l’angoisse de la politique et du théologico-politique, le roman me paraît avoir été presque trop prophétique ! L’épice n’est pas simplement le pétrole comme métaphore de la rareté mais qui aurait dit 13 ans avant la Révolution iranienne chiite et avant l’exportation du salafisme sunnite à quel point la politique mondiale allait devoir faire face à la question du pouvoir prophétique ?
Même le luddisme apparent de l’Imperium et le refus de la Singularité technologique étaient des thèmes qui avaient plusieurs modes d’avance, comme si Frank Herbert réagissait déjà par anticipation à une partie du transhumanisme. Non, décidément, je ne crois pas que cela soit dépassé.
J’étais un peu sceptique sur ce qu’apporterait Villeneuve, malgré tout ce que j’ai pu aimer dans le film Arrival. Mais Dune version 2020, en deux parties sera plus long que celui de Lynch et pourra avoir un rythme plus ample.
En 2000 et 2003, les deux mini-séries télévisées produites pour la chaîne SyFy (Frank Herbert’s Dune & Children of Dune) avaient mieux traité que Lynch les ambiguïtés de Paul sur son statut de messie et il faudra voir comment Viileneuve va utiliser ces thèmes. Et c’est justement la marque d’un classique que de pouvoir justifier de nouvelles adaptations qui insisteront sur certains angles différents.
Fabrice Chemla : Avec le recul (et des relectures attentives encore plus récentes), je considère que le cycle de Dune est une des cycles majeurs de la littérature mondiale, et un exemple parfait de ce que la science-fiction peut apporter : au-delà de la création artistique en tant que telle (c’est un point important, mais il faut reconnaître que la SF a, comme toute littérature, son lot de réussites et d’échecs sur ce point), la science-fiction nous parle de nous, et de nous dans notre monde. Sous des apparences futuristes, elle nous questionne, l’air de pas y toucher, sur nos croyances, nos évidences, nos représentations sociales ; j’aime beaucoup la phrase de Joe Haldeman dans sa préface à son anthologie La IIIe guerre mondiale n’aura pas lieu : « [La science-fiction porte] une qualité absente chez les bons poètes et rare chez les philosophes : la perspective anthropologique, le parti-pris de rupture avec les opinions admises et de fidélité aux choses, condition nécessaire pour sortir de l’humaine condition et pour l’observer de plus haut. »
Il me semble que le cycle de Dune de Frank Herbert est un exemple parfait de ce point de vue : au-delà de l’aventure et des péripéties, la réflexion qu’on y trouve sur l’écologie, la religion, le sens et la pratique du pouvoir, la responsabilité individuelle et collective, l’histoire et la mémoire… est une réflexion puissante et constamment présente tout au long du cycle. Je regrette bien évidemment, comme beaucoup, que Frank Herbert n’ait pas eu le temps d’achever son cycle tel qu’il l’avait conçu, mais ce qui existe est déjà passionnant, d’une richesse impressionnante et les problématiques abordées restent toujours d’actualité, cinquante ans après le début de la parution.
C’est cette richesse et cette profondeur que j’attends du film de Denis Villeneuve. Bien sûr, il y aura des combats et des histoires d’amour. Bien sûr, certaines physionomies des personnages ne correspondront pas à l’image interne que je me suis faite des protagonistes de l’histoire. Bien sûr, je serai sans doute agacé de voir escamoté tel ou tel passage qui m’a emballé à la première lecture. Mais j’espère que Villeneuve saura conserver ce qui fait pour moi tout le prix du cycle : la vision de Frank Herbert sur l’humaine condition, sa survie et son évolution. Au vu de son Premier contact, adaptation fort réussie de la nouvelle de Ted Chiang « L’histoire de ta vie », je ne doute pas que Villeneuve en ait la volonté et la capacité. Pourra-t-il le faire dans le cadre hollywoodien et de plus « covidien » ? Nous le saurons très bientôt, j’espère !
Christopher L. Robinson :Dune est plus que jamais d’actualité.
On a beaucoup parlé de sa pertinence face à la crise climatique, mais n’oublions pas nos crises politiques du moment !
Herbert était un fervent partisan des valeurs de la démocratie américaine. Les valeurs qu’il défendait sont plus menacées aujourd’hui qu’à tout autre moment depuis plus d’un siècle. Herbert a dit que John F. Kennedy était le président le plus dangereux de l’histoire parce que son charisme avait amené le public américain à l’admirer comme une sorte d’aristocrate. Pourtant, l’adulation de Kennedy n’était rien, comparée à ce que nous voyons aux États-Unis aujourd’hui, du moins en ce qui concerne 43% des électeurs américains.
Le but de Herbert en écrivant Dune était de dénoncer le mélange de la politique et de la religion, et plus précisément le mythe messianique (qui était répandu dans la SF de la fin des années 50 et des années 60). En périodes de bouleversement culturel, certains se tourneront, en recherche d’un culte, vers des dirigeants dits « forts » ; mais les messies et leurs fidèles finiront toujours par détruire les valeurs mêmes qu’ils prétendent protéger. C’est exactement ce qui se passe aux É.U. depuis 2016. L’argument d’Herbert est plus évident dans les suites de Dune, mais tous les signes avant-coureurs sont là dans le premier roman.
Je suis un grand fan de Denis Villeneuve depuis Premier Contact. Ce qu’il a fait avec la suite de Blade Runner était à la fois courageux et magnifique. Je n’attends rien de moins pour Dune. Quand j’ai appris que le réalisateur envisageait d’adapter le roman, j’ai immédiatement contacté Roland Lehoucq pour lui suggérer l’idée de faire ce livre. (Merci à Roland et à Erwann Perchoc des Éditions du Bélial d’avoir accepté cette proposition avec tant d’enthousiasme !)
Malgré les échecs précédents pour adapter Dune de manière satisfaisante, il s’agit d’un roman qui a évidemment été influencé par des films, tels que Lawrence d’Arabie et les péplums qui étaient si populaires à l’époque. Un certain nombre de scènes – de la rencontre entre Paul et la Révérende Mère Mohiam au duel entre Muad’Dib et Feyd-Rautha — sont faites pour être adaptées au grand écran.
J’espère que Villeneuve ne succombera pas à l’interprétation simpliste de l’histoire de Paul Muad’Dib comme une histoire d’héroïsme triomphant, et qu’il respectera l’ambiguïté morale et politique des Atréides. Les conceptions néo-fascistes des costumes et des décors de la Maison Atréides qu’on voit dans la bande-annonce suggèrent que cela pourrait s’avérer le cas.
Mais, même si j’espère que Villeneuve sera le plus fidèle possible au livre d’Herbert, c’est un réalisateur avec une vision et un style très puissants, et il faut s’attendre à ce que l’esthétique du cinéma prenne le pas sur la fidélité au roman.
Carrie Lynn Evans : Je pense que le fait que Dune soit si populaire aujourd’hui témoigne de sa constante pertinence. Les inquiétudes sur la gestion de l’environnement, la compréhension de l’équilibre délicat des écosystèmes sont plus pressantes que jamais, et la lutte pour le pouvoir politique est éternelle. Certains aspects traditionnalistes – la façon dont Herbert présente les femmes et les thématiques – n’ont toutefois pas bien vieilli, et je suis donc curieuse de voir comment Denis Villeneuve abordera cela. De manière générale, le peu qu’on a pu voir du film m’enthousiasme beaucoup. Villeneuve déclare être un fan du roman de Herbert depuis qu’il est jeune, et je suis sûre que cette sorte de vénération envers le matériau d’origine transparaîtra.
Cedric Bucaille : Au bout du compte, je n’ai lu Dune qu’une seule fois. Pour être totalement sincère, c’était pour ainsi dire la première fois que je lisais vraiment de la SF : avant, j’étais accroc aux romans policiers et aux thrillers… mais ça, c’était avant. Une lecture difficile, car j’étais novice, mais assez passionnante pour aimer le style et s’évader. J’en garde surtout un imaginaire et comme tout imaginaire, il évolue et s’adapte aux temps et aux humeurs. Pour moi, il reste donc d’actualité et j’aime penser que Denis Villeneuve saura utiliser et dénoncer les travers de notre société (les écocides, le capitalisme violent, la place des femmes dans la société…) dans son adaptation. Je suis un grand fan de ce réalisateur, chacun de ses films m’ont transporté, surtout quand il touche à la SF avec Premier Contact et Blade Runner 2049. J’ai hâte. Vraiment !