Le prochain opus de la collection Parallaxe, Dune – exploration scientifique et culturelle d'un livre-univers, passera le chef d'œuvre de Frank Herbert au tamis de la science. En attendant la sortie du livre, le 22 octobre 2020, nous vous invitons à (re)faire connaissance avec l'équipe du livre — Roland Lehoucq, directeur d'ouvrage, et les neuf autres co-auteurs, ainsi que l'illustrateur Cedric Bucaille —, au fil d'une interview tripartite dont voici la première partie…
En quelques mots, pourriez-vous vous présenter et évoquer votre travail sur Dune – exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers ?
(Par ordre d’apparition dans le livre… en commençant par la couverture)
Cedric Bucaille : Je suis illustrateur et directeur artistique dans une agence de communication dans la vieille cité religieuse du Dorat en Haute-Vienne et je m’occupe notamment des couvertures de la collection Parallaxe au Bélial’. Avant d’aborder l’illustration de la couverture, comme pour tous les projets Parallaxe, il y a une phase de discussion avec Erwann Perchoc. Il m’explique tout et me vulgarise les thématiques traitées. Il m’aide beaucoup car généralement, pendant ces échanges des images me viennent.
Sur cette couverture, nous avons tout d’abord commencé par choisir l’aplat coloré du fond. Nous étions d’accord pour retrouver une couleur jaune qui rappelle le sable… et il se trouve que ce jaune est l’exact opposé, dans le cercle chromatique, de l’habituel bleu-violet foncé des précédents Parallaxe. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour le graphiste que je suis, ça veut dire beaucoup !
Ensuite, j’ai créé une typographie pour le titre. Je souhaitais faire un mélange entre ce qu’il se faisait à la fin des 60’s, quand est sorti le premier tome du cycle, et ce qu’il se fera pour le film de Villeneuve. Une typo travaillée sur une base de quatre ronds qui peuvent rappeler les quatre planètes (Arrakis, Caladan, Giedi prime et Kaitan) que l’on voit dans le film de Lynch.
Enfin, l’illustration, comme pour les autres Parallaxe, elle a été pensée en mode plus ou moins symétrique. Cela donne naturellement un aspect construit et scientifique. Cette technique d’approche m’a permis de penser le Shai-Hulud comme un totem et de l’aborder de manière “symbolique et culturelle” (un mélange mystique entre un ver, un trône impérial, un symbole religieux). Habituellement je ne travaille qu’avec trois couleurs (une pour le fond et deux autres pour le dessin) ; exceptionnellement ici, j’ai rajouté une quatrième, le bleu, par petites touches discrètes pour rappeler les yeux des Fremen et donc l’épice. Pour le reste, je vous laisse observer attentivement les détails, jusqu’au logo du Bélial’…
Roland Lehoucq : Astrophysicien au CEA, je suis très actif dans la diffusion des sciences et l’enseignement. Ma marque de fabrique est d’utiliser la SF comme point de départ pour parler des connaissances scientifiques mais aussi de la façon dont ils ont été obtenus. Je mène des enquêtes pour tirer des œuvres des informations qui n’y sont pas explicitement données. C’est ce que je fais dans ma contribution, analysant les mondes de Dune, mais aussi le fonctionnement possible du distille. C’est aussi l’ambition de la collection Parallaxe, que je dirige : diffuser les connaissances en s’appuyant sur la SF, retissant ainsi le lien originel qu’elle entretenait avec les sciences.
Jean-Sébastien Steyer : Je suis paléontologue au CNRS et au Muséum de Paris. Comme aujourd’hui la science fait peur et la religion rassure – alors que ce devrait être l’inverse –, je fais beaucoup de vulgarisation pour amener les jeunes vers les sciences. Pour cela j’utilise les œuvres de science-fiction. Pour Dune, je me suis penché sur l’écologie de la planète et la biologie des vers : je suis parti des descriptions qu’en donne l’auteur et j’analyse ces formes de vie exactement comme je le fais lorsque je découvre un fossile entre deux strates géologiques ! Cela permet d’expliquer la démarche scientifique tout en développant l’esprit critique.
Fabrice Chemla : Je suis professeur de chimie à Sorbonne Université, spécialisé en chimie organique. Passionné de science-fiction, j’ai accepté tout de suite la proposition de Roland Lehoucq de participer à l’aventure de cet ouvrage avec un article consacré au Mélange, qui est un thème fondamental du cycle de Dune. L’objectif était de tenter de définir la composition de cette substance merveilleuse, en utilisant tous les indices semés par Frank Herbert au long de ses livres.
Outre mes activités de chimiste, il se trouve que je suis aussi un passionné d’histoire des religions et d’ethnologie. Lorsque Roland m’a proposé de mettre cette passion au service du livre, j’ai un peu hésité, car je ne suis pas un chercheur en histoire des religions. Mais j’ai relevé le défi, et j’ai pu contribuer avec deux autres articles. Le premier est consacré aux religions présentes dans l’univers de Dune, en essayant de retrouver les sources d’inspiration de Herbert. Bien sûr, il s’agit de l’islam, mais aussi du christianisme, du bouddhisme et d’autres religions. Ce qui m’a tout particulièrement intéressé, c’est de questionner la vision de Herbert sur le concept de religion et ses relations avec le pouvoir politique. C’est une question qui reste encore d’actualité !
Le deuxième article est consacré au phénomène de possession dans Dune, au travers du cas de l’Abomination d’Alia. Là encore, on peut y voir de nombreuses références, en particulier au christianisme, mais également aux formes de possession par un ancêtre que l’on trouve dans d’autres religions, et particulièrement les religions d’Afrique Noire.
Daniel Suchet : Je suis maître de conférences à l’École polytechnique, spécialisé dans les questions d’énergie. Quand on pense aux ressources de Dune, celles qui y sont et celles qui y manquent, on pense d’abord à l’épice et à l’eau. Dans mon texte, je montre qu’un troisième ingrédient joue en réalité un rôle stratégique dans le récit : l’énergie. Discuter d’énergie dans Dune, c’est une façon de jouer avec l’œuvre avec une perspective un peu différente du fil narratif, c’est aussi l’occasion de parler de ce concept « d’énergie » dont on est abreuvés, mais dont le sens est parfois confus ; c’est enfin une opportunité de dépayser la question énergétique pour évoquer, en miroir, la façon dont cette question se pose ici et maintenant.
Vincent Bontems : Je suis philosophe des sciences et des techniques. « Penser l’innovation sur Arrakis » est un article de philosophie des techniques consacré à un paradoxe : comment définir l’innovation dans un futur qui a renoncé à plusieurs éléments constitutifs de l’idéologie du progrès ? C’est un travail spéculatif stimulant dans la mesure où, en éliminant certaines technologies par le Jihad Butlérien (comme l’intelligence artificielle), Frank Herbert a libéré un espace imaginaire pour penser l’apparition d’autres dimensions du Progrès. Par ailleurs, la planète Arrakis étant, d’une certaine façon, le personnage principal du roman, cela implique de repenser l’innovation en fonction des contraintes de cette planète et de réfléchir, en retour, sur le visage que l’innovation prendrait si elle était aussi pensée en fonction des contraintes écologiques de la Terre.
Frédéric Landragin : Je travaille au CNRS, dans le domaine de la linguistique et dans celui du traitement automatique des langues. Grand lecteur de SF, je me suis particulièrement intéressé aux romans qui traitent de ces deux domaines, ce qui m’a conduit à les « exploiter » pour vulgariser, comme les lecteurs de la collection Parallaxe le savent déjà. Mon article sur Dune traite des mots inventés par Frank Herbert et de leur capacité à déclencher ce fameux sense of wonder. J’y analyse quelques termes, leur traduction en français, et je décortique l’expérience que vit le lecteur face à la complexité de l’univers qui s’offre à lui, élément après élément.
Carrie Lynn Evans : Je fais un doctorat en littérature anglaise à l’université Laval au Québec, avec un intérêt spécifique pour la science-fiction. Mon chapitre s’appuie sur l’idée que Lady Jessica et les sœurs du Bene Gesserit peuvent être perçues comme des cyborgs, comme ceux que l’on verra dans la SF des années ultérieures. C’était le sujet de ma thèse de master, et je suis ravie de présenter ce travail exécuté avec amour à un lectorat aussi passionné par le cycle de Dune que je le suis.
Sam Azulys : Je suis docteur en philosophie, professeur de cinéma à la New York University, scénariste professionnel, réalisateur et dramaturge. Mon article se focalise sur la « géopolitique de Dune », ce qui peut sembler paradoxal puisqu’il serait plus logique de parler d’une « Arrakispolitique », mais c’est un terme moins usité, n’est-ce pas ? Dans cet article, je tente de relier l’univers de Dune aux préoccupations de son auteur vis-à-vis de son époque (Guerre froide, crise pétrolière, décolonisation, etc.) J’essaie aussi de proposer une lecture philosophique du roman en m’interrogeant sur l’influence exercée par Jung sur Herbert et en explorant certaines notions comme la justice, le pouvoir, les passions ou la foi afin de mettre au jour les problématiques universelles soulevées par l’auteur.
Frédéric Ferro : Je suis professeur de philosophie et j’ai travaillé sur la notion de mondes possibles et d’expériences de pensée, ce qui conduit aussi à réfléchir à ce que fait la science-fiction.
Mon article, « Science et prescience dans Dune », a pour but de prendre au sérieux certaines des métaphores qu’utilise Frank Herbert quand il fait des allusions aux sciences mais aussi à la métaphysique ou à la théologie. Par exemple, je voulais comprendre pourquoi il parlait tant de dynamiques des fluides ou de mécaniques ondulatoires quand Paul Muad’Dib évoque sa vision du futur. Était-ce seulement une métaphore « vague » ?
Une des questions philosophiques du roman est celle de savoir si le futur est déjà « Écrit ». Si on pouvait connaître le futur, qu’est-ce que cela impliquerait ? Le métaphysicien Gottfried Leibniz a dit que l’un des plus grands labyrinthes dans lesquels nous nous perdons est celui de la liberté et de la nécessité et l’article résume comment Herbert développe ces thèmes de ce labyrinthe.
Christopher L. Robinson : Maître de conférences à l’École polytechnique, j’y enseigne des cours de la littérature et du cinéma anglophones sur les thématiques de la science-fiction, de la fantasy et de l’épouvante. Membre du Laboratoire Interdisciplinaire de l’X et de la Chaire Arts & Sciences, je poursuis, en tant que chercheur, une approche aux œuvres dans ces trois genres qui traverse des disciplines et des méthodologies universitaires traditionnelles.
Dans mon chapitre sur Dune, je voulais aborder deux lieux communs sur le roman de Frank Herbert, et le faire en combinant deux des stratégies d’interprétation les plus rigoureuses qui aient été conçues dans les études littéraires de la SF, par Darko Suvin et Fredric Jameson. Le premier lieu commun est que Dune, comme Star Wars, n’est pas « vraiment » de la SF, mais quelque chose plus proche de l’heroic fantasy. Le deuxième lieu commun est que le roman est une allégorie : Arrakis représente le Moyen-Orient, l’épice représente le pétrole – ou bien le LSD, etc.
Même s’il est imprégné d’histoire et de politique des cultures diverses, Dune n’en est pas moins une œuvre d’imagination (et quelle imagination !). C’est le mélange scientifiquement plausible du réel et de l’imaginaire, du familier et du nouveau, qui ouvre l’esprit des lecteurs à d’autres façons de voir notre monde et aux possibilités de le changer – pour le meilleur ou pour le pire.