Ach, Deutschland… Côté musique, la production de nos voisins d'outre-Rhin est loin de se limiter à Rammstein ou Nena et ses quatre-vingt-dix-neuf ballons. Si Kraftwerk a célébré le système routier et ferroviaire de l'Allemagne, si Klaus Schulze et Tangerine Dream ont fait planer le monde comme personne, si DJ Hell s'est occupé de faire se trémousser les popotins, Wolfgang Voigt, sous le pseudonyme de GAS, a entrepris d'amener la fête au plein cœur de la forêt… En la matière, l'album Narkopop en est le plus beau (et inquiet) fleuron.
Narkopop, GAS (Kompakt, 2017). 10 morceaux, 77 minutes.
En matière de musique, il est facile de réduire l’Allemagne à Wagner et Kraftwerk. Justement : à quoi ressemblerait le rejeton improbable du compositeur à l’origine du concept d’œuvre d’art totale et des quatre androïdes célébrant avec une once d’ironie la modernité allemande ? Quand Gesamtkunstwerk et Wirschaftswunder se rencontrent – aber in einem Wald, bitte…
Rembobinons. Au mitan des années 90 en Allemagne, un habitant de Cologne du nom de Wolfgang Voigt publie un EP intitulé Modern sous le pseudonyme de GAS. Quatre titres, plutôt technoïde, chacun avec un titre ainsi qu’une ambiance très différente – notons-le bien, car ce sera la dernière fois. Un quart de siècle de plus tard, force est de reconnaître que cet EP a bien vieilli, et s’écoute surtout (si on me permet l’expression) dans une optique archéologique. Bref. Ce Wolfgang Voigt n’est pas exactement un nouveau venu : alors âgé d’une petite trentaine d’années, il a fondé un magasin de disques spécialisé en techno, Delirium, qui deviendra bientôt un label, nommé Kompakt. En 1996, Voigt remet le couvert avec un album tout simplement intitulé GAS : au programme, six morceaux sans titre, qui développent une même idée sur une douzaine de minutes. S’il s’agit de techno, celle-ci vire plutôt vers le minimal et l’ambient et cherche moins à électriser son auditeur qu’à le plonger dans une forme d’hypnose. Mais, là encore, le résultat peine à vraiment convaincre (du moins, avec le recul des années). Ah, et puis la pochette est hideuse. Considérons ces deux disques comme un galop d’essai : par la suite, Voigt ne fera rien pour rééditer Modern, à la manière de Kraftwerk qui a mis sous le boisseau ses trois premiers albums, et délaissera GAS.
Entre 1997 et 2000, GAS (le musicien, pas le disque éponyme, faut suivre) va sortir trois albums : Zauberberg (en référence au roman de Thomas Mann), Königsforst (du nom d’un bois situé non loin de Cologne) et Pop (parce que U2 n’a pas le monopole de ce titre). Cela, sans oublier l’EP Oktember (plus automnal, tu meurs). Chacun de ces trois albums se dessine de la même façon : une pochette avec une dominante colorée monochrome sur fond arboré ; une demi-douzaine de morceaux sans titre déployant sur une dizaine de minutes en moyenne des rythmes binaires, des samples tirés de la musique classique avec accrocs des vinyles. Pas de mélodie à proprement parler, mais une ambiance inimitable. L’ensemble forme un tout faussement uniforme, pleinement forestier… et radieux, si l’on peut dire. Pop s’achève sur une envolée d’une quinzaine de minutes – façon course dans un bois ensoleillé en plein cœur du printemps, tandis que défile le générique de fin.
Après Pop : le silence. Pendant dix-sept ans, Wolfgang Voigt va laisser GAS en sommeil, tout en continuant à œuvrer sous un nombre de pseudonymes destinés à faire pâlir Aphex Twin : All, Auftrieb, Brom, C.K. Decker, Centrifugal Force, Crocker, Dextro NRG, Dieter Gorny, Digital, Dom, Doppel, Filter, Freiland, Fuchsbau, Gelb, Grungerman, Kafkatrax, Love Inc., M:I:5, Mike Ink, Mint, Panthel, Popacid, Riss, RX7, Split Inc., Strass, Studio 1, Tal, Vinyl Countdown, W.V., Wassermann et X-Lvis ( merci Wikipedia). En 2008, GAS sort un coffret regroupant ses quatre premiers albums ; en 2016, nouveau coffret mais sans l’album GAS.
Et en 2017, Wolfgang Voigt fait retour avec un disque dont le titre l’inscrit dans la continuité directe du précédent : Narkopop.
La pochette a beau représenter un bout de forêt, quelque chose a changé. Là où les précédents albums montraient une photo à peine retouchée (si ce n’est via la colorimétrie), les branchages de Narkopop sont altérés – on y distingue des structures métalliques de mauvais aloi. La teinte turquoise et les contrastes forts de la pochette lui donne un caractère onirique, façon nuit américaine – un procédé que je déteste au cinéma mais qui, bien détourné comme ici, plonge une scène dans une ambiance spectrale, à la fois trop sombre et surexposée.
Musicalement, Narkopop est introduit par un morceau ample, à l’ambiance sombre et lancinante. En dix-sept ans, quelque chose s’est cassé, la forêt s’est assombrie – à supposer qu’il reste encore une forêt et que celle-ci ne soit pas envahie par le métal. En cinq minutes, cette introduction à Narkopop pose le décor : là où Pop et les précédents albums étaient solaires, nous voici passés dans l’envers nocturne de la forêt mentale de Wolfgang Voigt. Du côté des samples, les violons sont amples, les boucles orchestrales s’entrelacent de façon magnifique ; les vinyles d’origine crépitent comme quelqu’un (quelque chose ?) marchait dans le lointain sur un tapis d’aiguilles de pin et les bandes magnétiques des cassettes font entendre un souffle pareil à une brise fraîche dans les branches.
Les huit morceaux suivants nous convient à un voyage inquiet au sein d’une forêt où tous les arbres sont presque identiques. (Qu’on ne se méprenne pas, hein : les morceaux sont variés.) Plus haut, j’évoquais Wagner et Kraftwerk : bon, la comparaison est sûrement exagérée, Voigt ne retenant de l’un que l’orchestre et de l’autre le caractère rythmique. SiNarkopop a un progéniteur, il s’agirait alors du superbe Shenzhou de Biosphere, où Debussy est remixé en mode ambient par le musicien norvégien.
La fin du neuvième morceau laisse planer un sentiment d’attente où la menace se mêle à l’exaltation. Quelque chose se trame mais on ne sait pas quoi. Arrive donc le morceau de bravoure du disque : un riff de violons allant crescendo, une pulsation lointaine…
Vous vous souvenez de « A Forest » de The Cure et ses paroles hantées ?
« And I start to run
Into the trees
Suddenly I stop
But I know it's too late
I'm lost in a forest
All alone
The girl was never there »
Voilà. Remplacez « the girl » par « the party » et vous obtenez le morceau final de Narkopop : une longue échappée à travers les bois, à la recherche d’une fête là-bas au loin, dont on entend les rythmiques étouffées par la distance. Au bout d’une dizaine de minutes, on se rend compte qu’il ne sert à rien de courir, la fête – si tant est qu’elle existe – est trop loin, elle n’existe peut-être pas. Il reste six interminables minutes au morceau pour se déliter lentement… et à son auditeur pour retourner dans le monde réel.
On pourra toujours ressortir les clichés sur les Allemands, la Forêt noire, le romantisme, le sublime, etc. Ouais. Pas faux.
Un an après Narkopop, GAS est revenu avec Rausch (« fumée »). Après les premières minutes, qui reprennent le meilleur de Narkopop, le reste de l’heure que dure l’album peine à retrouver l’inquiétude de l’objet du présent billet. On demeure dans l’envers nocturne de la discographie de GAS, mais le résultat touche moins. Qui sait si Wolfgang Voigt fera perdurer encore GAS. Qu’importe : il reste les délices inquiets de Narkopop à explorer…
Unauffindbar : Bandcamp ist dein Freund
Unhörbar : nein
Unvergesslich : ganz natürlich