Si la superbe bibliographie d'Ursula K. Le Guin est riche en fleurons du genre, du cycle de l'Ekumen au cycle de Terremer en passant par La Vallée de l'éternel retour. Pourtant, dans le lot, il est un roman qui passe souvent inaperçu : L’Œil du Héron, racontant une révolution sur une planète pénitentiaire. Récit mineur ou chef-d'œuvre oublié ?
L’Œil du Héron [The Eye of the Heron], Ursula K. Le Guin. Roman traduit de l’anglais par Isabelle Delord. Presses de la Cité, coll. « Futurama / Superlights », 1983 [1978].
L’ample bibliographie d’Ursula K. Le Guin est riche en fleurons :La Main gauche de la nuit, Les Dépossédés, Le Dit d’Aka dans le cycle de l’Ekumen (ou bien cycle de Haïn, c’est selon), ou encore La Vallée de l’éternel retour, ses « Chroniques des rivages de l’ouest », Lavinia… Pourtant, dans le lot, un ouvrage semble constamment survolé :L’Œil du héron. Dans l’article que l’ami Nébal et moi avions consacré au cycle de l’Ekumen dans le Bifrost 78, ce roman étant surtout évoqué pour signifier son appartenance incertaine au dit cycle. Le Guin elle-même n’était pas très à cheval sur ce thème : « L’Œil du héron appartient à l’univers haïnien, ou non ; ça n’a aucune sorte d’importance. »
Parce qu’il me fallait une œuvre our la lettre O de ce piteux Abécédaire et qu’un Œ compte presque pour un O, j’ai ressorti le petit volume paru aux Presses de la Cité dans la superbe collection Superlights – illustration douteuse au verso et publicité pour les cigarettes Philip Morris au verso (mais oui) –, où furent publiées plusieurs romans mineurs (ou moins mineurs) d’auteurs comme Philip K. Dick, Philip José Farmer, Clifford D. Simak, Arthur C. Clarke, Isaac Asimov ou Octavia Butler. Et donc Ursula K. Le Guin.
« Le héron victorien n’était pas à proprement parler un héron, ni même un oiseau. Pour décrire le nouveau monde, les bannis n’avaient eu à leur disposition que quelques mots de l’ancien. » (p. 53)
L’Œil du Héron nous propulse sur la planète Victoria, qui n’a de victorieuse que le nom. Une centaine d’années plus tôt, le Brésil y a déporté une partie de sa racaille via deux vaisseaux spatiaux. Il restait un troisième astronef mais le gouvernement avait changé avant qu’on l’envoie. À la place de criminels brésiliens, on y mit cinquante ans plus tard le Peuple de la Paix, des immigrés pacifistes ayant accompli une « Longue Marche » à travers l’Eurasie avant d’être parqué dans des camps de concentration au port de Montréal. Personne ne savait quoi faire de ces dix mille militants ; en envoyer deux mille vers Victoria, ça serait déjà pas mal. Sur Victoria justement, la situation a vite viré à la situation à laquelle on peut s’attendre : les colons involontaires se sont entassés sur le même recoin de continent, au pied des carcasses des vaisseaux, et les descendants des criminels brésiliens, habitant la Cité, exploitent le Peuple de la Paix, résidant à Zona et trimant dans les champs alentour. Se révolter, les Zoniens ? Pas pour eux.
« À leurs yeux, l’acte de violence était un acte de faiblesse, et la force spirituelle résidait dans la fidélité à la vérité. » (p. 60)
Le charismatique Lev Schultz est le petit-fils de l’un des pacifistes terriens. Avec quelques amis, il a exploré les secteurs alentours et a trouvé un endroit accueillant où une partie de Zona pourrait s’établir — d’ici une génération ou deux, les lieux seront surpeuplés. Falco, l’un des membres du Conseil dirigeant la Cité, refuse tout net : pas question de laisser fuir une partie de cette main d’œuvre corvéable à merci. À ses côtés, il y a le jeune Herman McMillan, qui bout de montrer de quel bois il se chauffe et qui s’imagine déjà promis à Luz, la fille de Falco. Ni la Cité ni Zona ne veulent céder, et la tension commence à monter. La Cité va-t-elle plier ? Le Peuple de la Paix renoncer à ses principes d’airain en matière de non-violence ?
Après tout, comme le dit l’une des habitantes de Zona : « La liberté se gagne par des sacrifices. » (p. 123)
Roman bref, L’Œil du Héron va droit au but. Le Guin en profite pour esquisser un monde boueux, avec sa propre faune et flore, indifférents à ce qui vient de la Terre. En un siècle, les bannis n’ont guère exploré leur monde, qui recèle encore des mystères. Ici, pas de société aux mœurs étranges : pas besoin d’exotisme extraterrestre pour dépeindre cette relation exploitants/exploités, avec deux modèles aux antipodes – d’un côté, une clique abusant d’une loi toujours à leur avantage, et de l’autre, des épigones de Gandhi. Quant aux protagonistes, ils incarnent chacun une version de leur idéologie : Lev est le leader (quoique involontaire, mais le charisme n’est pas quelque chose dont on se défait aisément), qui représente l’idéal non-violence ; la vieille Vera représente le pragmatisme dans cette même mouvance. Du côté des oppresseurs, Falco est l’autorité et McMillan la pure brutalité. À cette aune, rien d’étonnant que les noms des personnages soient presque tout un programme : Lev, c’est le prénom Léon (lion) en russe, Falco est transparent ; Herman McMillan sonne comme « Herr Mann », Monsieur Homme en allemand, allez faire plus viril… Pour autant, le récit échappe à la caricature.
Bon, il échappe aussi à la flamboyance. Background ténu (voire moyennement plausible), galerie de personnages à la puissance réduite par la taille du roman… Moins brillant que Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit, L’Œil du Héron possède ses atouts discrets, et voit son autrice effectuer un changement dans son approche de l’écriture et des protagonistes. Certes, comme elle le reconnaît dans l’interview donnée à The Paris Review (reproduite dans le Bifrost 78), ce sont « des lieux communs maintenant ». Le changement ? Attention, spoiler en approche : il s’agit de se débarrasser du personnage de Lev Schultz.
« À la moitié du roman, mon bon héros insiste pour se faire tuer. J’ai alors pensé : "Hé, tu ne peux pas me faire ça ! Tu es mon protagoniste." Mon inconscient m’a alors obligé à me rendre compte que le poids de l’histoire reposait dans la conscience de la fille [Luz], non celle du garçon [Lev]. »
Et le roman de se découvrir féministe à mi-chemin de l’intrigue ? Pas exactement : il l’était déjà avant, Le Guin s’interrogeant sur les questions de genre au sein de la société – une scène cruciale entre Luz et Vera, est l’occasion pour elle de s’exprimer sur les différences entre les hommes et les femmes.
« Voyez-vous, il me semble que les hommes ont un point faible, la vanité. La femme se suffit parce qu’elle a en elle un centre de gravité ; mais l’homme est différent, il a besoin de s’étendre. » (p. 83)
Peut-être est-ce là simpliste, mais cela permet au roman de trouver sa résolution, en laissant les femmes reprendre la main sur les événements — quitte à s’étendre. Comme l’aurait celle qui voulait être reine de Westeros, il faut briser la roue. De fait, la figure du cercle apparaît de loin en loin dans le roman : l’œil de la créature qui n’est pas exactement un héron mais presque, les arbres-anneaux autochtones, le cycle d’oppression présent sur Terre et reproduit sur Victoria. Après la confrontation suit une manière de long épilogue, avec une longue échappée vers les territoires inconnus de la planète. Charge aux fuyards d’établir un nouveau foyer, où ne seront pas répétées les erreurs de la colonie.
Malgré les légers manques du roman, Ursula K. Le Guin propose avec L’Œil du Héron une histoire réussie, prouvant que même en mode mineur, le talent de son autrice est toujours présent.
Introuvable : en occasion
Illisible : à moins d’être allergique à UKLG, nope
Inoubliable : presque