T comme Tomorrow's Harvest

L'Abécédaire |

Boards of Canada, duo excessivement discret en matière d'electro, a sorti, après un long silence de sept ans, son dernier disque en date en 2013 : Tomorrow's Harvest. Album-testament ? Ou bande-son pour un monde moribond ?

Tomorrow’s Harvest, Boards of Canada (Warp, 2013). 17 morceaux, 62 minutes.

Quelques billets plus tôt, on évoquait Boards of Canada et leur discographie secrète. Il y a quatre ans, le duo formé par les frères Sandison est revenu sur le devant de la scène avec Tomorrow’s Harvest, un album longtemps espéré.

De fait, du côté des retours inespérés, 2013 a représenté une fort belle année : David Bowie a entamé le bal avec « Where Are We Now? » annonçant le solide The Next Day ; Daft Punk a rappelé au monde qu’ils existaient encore avec Random Access Memories ; Autechre, discret depuis trois ans, a sorti le double album Exai ; Nine Inch Nails a rempilé avec le discutable Hesitation Marks. Peut-on compter Delta Machine dans le lot, chaque sortie de Depeche Mode se faisant maintenant à un rythme quadriennal ? Bref : une sacrée bonne année sur le strict plan musical.

Et le retour de Boards of Canada… Posons le décor : fan de Boards of Canada depuis x années, vous vous languissez d’un nouvel album du duo, quasiment muet depuis l’EP Trans-Canada Highway. Il y a bien eu ce morceau inédit (« Seven Forty Seven ») sur la compilation des vingt ans du label Warp, et surtout des rumeurs de nouveau disque (telle qu’une version acoustique de Music Has The Right To Children), mais rien de concret à se mettre sous l’oreille. Et voilà que, le 20 avril 2013, alias le Record Store Day dans les pays anglo-saxons, apparaît dans les bacs d’un disquaire de New York un vinyle estampillé Boards of Canada et flanqué d’un titre énigmatique : ------ / ------ / ------ / XXXXXX / ------ / ------. Sur le vinyle, une voix distordue émet une séquence chiffrée – selon toute probabilité, cela correspond aux X de la pochette. Un code ? S’agit-il bien de Boards of Canada ? Connaissant le goût du duo pour le chiffre 6 et les easter eggs, l’espoir est permis pour les fans (dont votre serviteur). C’est le début d’une jolie campagne marketing prenant la forme course aux indices haletante. Complète, la séquence de chiffres forme un mot de passe pour un site qui annonce la parution de Tomorrow’s Harvest.

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Rappel des albums précédents : en quelques albums, Boards of Canada a imposé son style, fait de synthés aux sons troubles et d'une ambiance à nulle autre pareille. Music Has The Right To Children (1998) était une évocation touchante et nostalgique de l’enfance ;Geogaddi (2002) possédait une atmosphère plus inquiète ; enfin, The Campfire Headphase (2005), avec son ambiance solaire, célébrait radieusement l’été. Le thème ici ? Oh, rien que la fin du monde.

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La pochette montre une ville dans la brume – selon les frères Sandison, il s’agit plutôt là du fantôme d’une ville morte. Ambiance, ambiance… Plus tôt dans ce tour d’Abécédaire, on consacrait un billet au film Deadly Harvest , série B canadienne un brin fauchée racontant la fin du monde : par nombre d’aspects – la fin du monde, les récoltes agricoles –, cet album a de troubles évocations de ce film.

Le ton, angoissé, est donné dès le premier morceau : « Gemini » débute par une fanfare maladive avant de poursuivre aussi sec par une mélodie aérienne… qui se brouille après trente secondes, laissant placer à des notes éparses à travers une sorte de brouillard (musical) radioactif. Ne reste bientôt qu’une musique qu’on accolerait bien à des images de monde déserté/désertifié. Voilà qui change drastiquement des précédents morceaux introductifs de Boards of Canada (« Wildlife Analysis » et son ambiance onirique, « Ready Let’s Go » et son drone un brin inquiétant où se posait une ébauche de mélodie inquiète, et « Into The Rainbow Vein », vignette légère).

Lancé en éclaireur, « Reach for the Dead » est l’un des rares morceaux de Boards of Canada à être accompagné d’un clip officiel (les autres vidéos présentées dans ce billet sont l'œuvre de fans) – l’autre morceau, « Dayvan Cowboy », est une sorte d’ode radieuse à la liberté. Ici, rien de tel : c’est d’abord une succession de lieux désertiques et désolés, avec une musique évoquant une ambiance sèche mais pas chaleureuse, avant que, vers 3'30", le morceau décolle pour une envolée apaisée, illustrée dans la vidéo par une conclusion digne de 2001.

Changement d’ambiance pour « White Cyclosa » (une espèce d’araignée, pour qui se pose la question), hanté par un oppressant sentiment de fin du monde. Ce morceau, c’est celui d’après l’apocalypse : trois quatre notes qui se succèdent et dont il émane une poisseuse impression de désolation — c’est poignant. Certains exégètes ont noté les similitudes avec la bande originale de Day of the Dead de George Romero, et, interviewés par le Guardian , les frères Sandison reconnaissent l’influence de certaines bandes originales sur cet album. Un sentiment similaire se dégage de « Jacquard Causeway », morceau le plus long de l’album, implacable marche funèbre, et dont le titre fait probablement référence à l’inventeur du métier à tisser du même nom, premier métier à tisser mécanique programmable – la mécanisation comme début de la fin ?

« Telepath » est un petit intermède aérien, où l’on entend des voix déformées marmonner – l’auditeur a l’impression de surprendre quelque transmission radiophonique datant de la Guerre froide. Joué à l’envers, le morceau laisse entendre un bout de phrase : « This is the end of Earth for now. » Autre intermède bref et trouble, « Transmisiones Ferox » contient un sample d’une voix répétant « ninety nine », jusqu’à ce que les mots se confondent et laissent entendre à la place « dying ». Entre ces intermèdes, « Cold Earth » se caractérise par une ritournelle mélancolique tournant en boucle sur une rythmique complexe et une voix distordue ; le titre est peut-être une référence au roman éponyme de Sarah Moss, où une équipe d’archéologues se retrouve coincée au Groenland alors qu’une épidémie fait rage dans le reste du monde. Sale temps, non ? « Sick Times » conclut la première moitié du disque avec une atmosphère synthétique, mélancolique et résignée, une rythmique enlevée, et samples épars ; le morceau s’achève lentement, de manière maladive.

Au cœur de Tomorrow’s Harvest, « Collapse » propose un morceau-palindrome. La séquence mélodique reste la même, que le morceau soit joué à l’endroit ou à l’envers. Le souffle d’un vent sinistre – celui qui souffle sur les ruines, par exemple – introduit et conclut le morceau.

Tranchant avec le sentiment de fin amère de « Collapse », « Palace Posy » possède une ambiance un brin plus enlevée, syncopée, qui décolle dans la seconde moitié du morceau. Traduit, son titre donnerait quelque chose comme « petit bouquet de palais », ce qui ne veut pas dire grand-chose ; mais, une fois les lettres du titre réorganisées, on lit « apocalypse ». « Split Your Infinities » (une référence au roman de SF Split Infinity de Piers Anthony ou à une structure grammaticale anglaise ?) poursuit dans cette lignée mariant le chaud et le froid, avec une mélodie tournoyante sur laquelle on entend un sample terriblement distordu.

Passons sur « Uritual », probablement morceau le plus faible du disque, sorte de longue introduction plaintive à « Nothing Is Real » survolée par un drone agaçant. « Nothing Is Real » donc, qui conserve la mélodie du morceau précédent, sur un rythme plus marqué, où l’on entend une voix reprocher à Jésus de l’avoir tenté. Nouvel intermède aérien, « Sundown » propose une escapade crépusculaire avant que Tomorrow’s Harvest se lance dans son redoutable triptyque final.

Avec sa rythmique implacable, ses guitares prêtes à décoller (et une mélodie provenant peut-être des Old Tunes), « New Seeds » laisse entrevoir la possibilité d’un espoir, d’une renaissance. Nouvelles graines, nouvelles récoltes ? Ou peut-être s’agit-il de ce sentiment de joie triste  : apprécier ce qui peut encore l’être lorsque c’est la fin. Les deux musiciens évoquent un « short glimmer of hope ». Sorte de réponse immédiate, « Come to Dust » tire peut-être son titre de Cymbeline de Shakespeare :

« Ne crains plus la chaleur du soleil,
Ni les rages du vent furieux.
Tu as fini ta tâche en ce monde,
Et tu es rentré chez toi, ayant touché tes gages.
Garçons et filles chamarrés doivent tous
Devenir poussière, comme les ramonneurs. » (Cymbeline, IV:2, trad. F.-V. Hugo — source )

Quoi qu’il en soit, un puissant sentiment de résignation funèbre imprègne « Come to Dust », qui forme le pendant à « Reach for the Dead ». Enfin, « Semena Mertvykh » conclut l’album. Translittération du russe, le titre signifie « les semences des morts » (nouvelle référence à Deadly Harvest ?). Vous les sentez, la joie et la bonne humeur ? Le morceau consiste en une pièce de drone désespérante, propre à convoquer des images de films post-apocalyptiques : cieux tourmentés, stériles terres de suie, quelques survivants dont l’espérance de vie se chiffre en semaines dans le meilleur des cas. Ce qu’en dit Mike Sandison : « That last track has a deliberate feeling of complete futility that I find kind of funny. » ( Source.)

Ouaip.

Tout, strictement tout, dans Tomorrow’s Harvest, respire la désolation : une impression maladive d’un monde déjà mort. Même les morceaux les plus enjoués, comme « New Seeds », suintent le désespoir — mais une sorte de désespoir heureux, le pire en fait, celui où l’on sait que tout est fichu et qu’il n’y a plus rien d’autre à faire. Ce disque nihiliste servirait de bande-son idoine à La Fin du rêve de Philip Wylie. Un chef d’œuvre funèbre.

Depuis le printemps 2013, les frères Sandison n’ont plus guère donné de signe de vie (musicalement, s’entend). Sortiront-ils un autre disque dans huit, dix ans ? Ou peut-être nous laisseront-ils avec ce testament pour un monde moribond. À mesure que les mauvaises nouvelles s’accumulent au sujet du caractère difficilement enrayable du réchauffement climatique, on n’a certainement pas fini d’écouter ce disque.

Introuvable : non
Inécoutable : non
Inoubliable : définitivement

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