Pour une fois, foin de musique sombre ou inécoutable dans l'Abécédaire mais un peu (beaucoup) de lumière, avec Leyfðu Ljósinu de la musicienne islandaise Hildur Guðnadóttir. Un album élégiaque et minimaliste, qui emmène son auditeur vers des altitudes lumineuses et ne laisse pas indemne…
Assez souvent dans les billets de cet affligeant Abécédaire, je discours en long et en large sur des musiques que l’on pourrait qualifier de sombres voire d’inécoutables (#AutechreForEver). Lorsque j’essaie autre chose, cela donne des billets excessivement laborieux pour dire, par exemple, à quel point Dirty Computer de Janelle Monáe est un album cool, en phase sur son époque et avec un zeste de SF. Cette fois, je vais essayer d’être moins laborieux sur un autre album, à savoir Leyfðu Ljósinu de la musicienne islandaise Hildur Guðnadóttir. Pas de paroles là-dedans, pas vraiment de SF non plus, mais un disque qui vaut l’écoute pour peu que l’on ait quarante minutes devant soi.
Ceux qui suivent la série The Handmaid’s Tale ont pu entendre Hildur Guðnadóttir lors de deux épisodes (S01E02 « Birth Day » et S02E04 « Other Women », avec le somptueux « Heyr Himnasmiður », morceau élégiaque, aux inflexions spirituelle. La musicienne a également composé la musique de Sicario: Day of the Soldado, prenant la suite de son compatriote, feu Jóhann Jóhannsson, responsable de la BO du premier opus (et des autres films de Denis Villeneuve, au passage). On peut d’ailleurs ressentir comme une sorte de filiation dans l’approche néo-classique (si je ne m’avance pas tro) des deux Islandais : combinaison d’instruments traditionnels et modernes, minimalispme. On pourra entendre ses compositions dans la future série Chernobyl HBO (rien à voir, dommage, avec le roman éponyme de Frederik Pohl).
Outre la nationalité, Hildur Guðnadóttir et Jóhann Jóhannsson partagent le même label : Touch, spécialisé en musiques électroniques. Des artistes comme Biosphere (Autour de la lune), The Hafler Trio (sans Autechre) et Lustmord (Dark Matter – pour du sombre, on est servi) ont également publié leurs albums sur ce label.
Musique sombre ? Ici, nullement : le titre de l’album signifie, dans la langue de Björk, « autorisez la lumière » (ou peut-être « laissez la lumière », mon islandais est passablement lacunaire). Et, promis, ça n’a rien à voir avec « Let the sunshine » de la comédie musicale Hair. Il s’agit ici du troisième disque de la musicienne, aprèsWithout Sinking (2009) et Mount A (2010) et avant Saman (2014), dernier en date (et d’où provient le morceau entendu dans The Handmaid’s Tale). Ce disque-ci s’avère assez particulier : les notes du livret indiquent que celui-ci a été enregistré en une unique prise, en solo et en live au Music Research Centre de New York en janvier 2012. Pas le moindre tripatouillage en studio, affirment les mêmes notes : « To be faithful to time and space – elements vital to the movement of sound – this album was recorded entirely live, with no post-tampering of the recordings’ own sense of occasion. »
Deux morceaux forment ce Leyfðu Ljósinu – mais ils pourraient n’en constituer qu’un seul et unique, tant l’introductif « Prelude » s’avère… eh bien, le juste prélude du morceau-titre, ample pièce-titre de trente-cinq minutes. Une introduction portée seulement par un violoncelle hésitant. La voix de Hildur Guðnadóttir intervient dès les premières secondes de « Leyfðu Ljósinu » – ce sont des vocalises ici plutôt qu’autre chose.
Peu à peu, l’aspect discret, timide, s’estompe ; le violoncelle gagne en assurance puis disparaît, laissant la prééminence à la voix. Plutôt : les voix, qui se démultiplient, deviennent des chœurs quasi-angéliques, et, mine de rien, l’auditeur se retrouve pris dans cet élan sonore vers des hauteurs céruléennes – il est certes assez cliché d’utiliser des métaphores météorologiques pour parler de musique, mais ce Leyfðu Ljósinu ne me laisse que peu de choix. Tout ici est aérien et tend à amener l’auditeur qui acceptera de s’y laisser absorber droit vers un empyrée de céleste musique. Passé le premier quart d’heure, le violoncelle revient, oscille, sa gravité zébrant de noirceur la lumière… puis le morceau repart, redécolle, pour ne plus jamais vraiment redescendre. Les dernières minutes sont d’une intensité quasiment douloureuse.
Si Lux Aeterna de Ligeti, pièce musicale passée à la postérité suite à son utilisation par Stanley Kubrick dans 2001, l’Odyssée de l’espace, basée sur l’utilisation de chœurs, s’avérait passablement flippante et à même d’évoquer les sombre tourments de l’enfer — la lumière éternelle, vraiment ? —, Leyfðu Ljósinu est pure lumière. Pas de bondieuserie pour autant : cette pièce musicale n’est sûrement pas dénuée de spiritualité, mais, dans ce cas, elle invite plutôt à une communion avec la nature – le lever de soleil semble le moment le plus approprié – et à lâcher prise pendant à peine quarante minutes. Ou peut-être un peu plus, si l’on inclut le temps de la redescente. Une chose est sûre, compter au rang des auditeurs lors cet enregistrement a dû s’avérer une expérience hors du commun.