« Communication breakdown, It's always the same », dit la chanson de Led Zeppelin. Oui mais tout à fait, aurait pu y rétorquer Stanislas Lem. Après ses romans, l'Abécédaire se plonge dans les nouvelles de l'auteur polonais avec le recueil Le Masque, qui, en sept textes, montre l'étendue du talent de l'auteur de Solaris…
Le Masque [recueil sans équivalent polonais], Stanislas Lem, recueil traduit du polonais par Laurence Dyèvre. Calmann-Lévy, coll. « Dimensions SF », 1983. GdF, 250 pp.
Après avoir exploré les romans de Stanislas Lem (ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici aussi et enfin là), on va s’intéresser dans ce tour d’alphabet à quelques-uns de ses recueils de nouvelles (on évoquait déjà ses fausses critiques de livres par ici). De fait, Lem s’est montré assez peu prolixe sur la distance de la nouvelle, à quelques exceptions près, et a surtout écrit des textes brefs (plus ou moins) trouvant place dans des cycles. Le Masque rassemble sept nouvelles et novellas de l’auteur polonais, qui présentent différentes facettes de son œuvre…
« La Formule de Lymphater » (1961) introduit ce recueil. Lymphater, c’est ce scientifique qui interpelle un quidam dans le but de jeter un œil à quelques journaux scientifiques. Notre homme a, par le passé, effectué des recherches sur le cerveau, en partant d’un questionnement bien simple : les caractères acquis. Comment cela se fait-il qu’une fourmi puisse « fonctionner » dès sa naissance, qu’un oiseau ait besoin d’un apprentissage bien bref, mais que les humains soient contraints de passer par une longue phase d’apprentissage ? Est-il possible de créer un cerveau artificiel, de niveau humain, qui soit au-delà de ces contraintes ? Après des années de recherche, le résultat qu’obtient Lymphater va le dépasser… Sous des aspects tortueux et un récit au ton très hard science, Lem se réapproprie la question de l’intelligence artificielle, non sans un humour caustique et quelques visions vertigineuses.
Retour aux choses sérieuses avec « Cent trente-sept secondes » (1976). Le narrateur travaille pour le compte de l’agence de presse UPI ; l’un de ses outils de travail est un ordinateur IBM 0161. À l’époque de rédaction de la nouvelle, il faut imaginer des appareils encombrants et fonctionnant avec des fiches. Or, les vibrations ont la fâcheuse tendance à débrancher ces fiches – une chose rare et qui, en soi, n’a rien de dramatique. Par un concours de circonstance, le narrateur découvre une nuit que son ordinateur a complété une dépêche de presse sur un séisme en Iran alors que la fiche venait de se débrancher. Le plus étrange est que la dépêche en question, pour moitié composée par l’appareil, s’avérait exact. Pourquoi ? Comment ? Le narrateur entreprend de mener des expériences pour cerner les capacités inédites de l’ordinateur à prévoir l’avenir dans un délai de cent trente-sept secondes… Une nouvelle fascinante sur une thématique pourtant rodée.
Pareillement fascinante est « La Vérité » (1964), qui va en plein merveilleux scientifique. Comme les précédents, cette nouvelle-ci prend la forme d’un compte-rendu a posteriori. Enfermé dans un asile psychiatrique, le narrateur se languit de ne guère voir le soleil et se qualifie de « pyroparanoïaque». Peu à peu, il en vient à expliquer la nature de ses recherches : les plasmas. À observer cette soupe d’électrons et de noyaux atomiques avec une caméra capable de prendre des milliers d’images par seconde, lui et deux scientifiques découvrent l’impensable : une vie capable de se développer au sein de ce quatrième état de la matière. Est-il possible de la faire durer plus de quelques picosecondes ? La thématique de la vie la plus improbable rappelle Stephen Baxter (la deuxième partie d’ Exultant en particulier, avec ces civilisations apparaissant et disparaissant lors des premiers instants de l’Univers) ; la forme est plus classique, mais le plaisir de lecture demeure intact.
Plus curieux est « Le Masque » (1976). Le récit débute par la naissance d’un individu de sexe indéterminé (pas d’écriture inclusive pour le coup, mais des terminaisons au féminin entre parenthèses) ; celui-ci, ou plus exactement celle-ci se retrouve vite à mener une vie de courtisane, mais ne peut s’empêcher de remarquer les bizarreries de son corps. Qui est-elle vraiment ? Quel est son but ? Il s’agit là d’une nouvelle déconcertante à plus d’un titre : le récit est narré du point de vue de la « courtisane », le monde est peu décrit mais semble combiner une ambiance médiévale ou renaissante avec des aspects hypertechnologiques (la nature de la « courtisane »), et l’intrigue même surprend dans son déroulé. Pour un peu, on croirait lire du proto-Iain M. Banks quand celui-ci publiait Inversion ou Trames.
À côté de ces quatre nouvelles aux perspectives vertigineuses – mais qui ont toutefois perdu un peu de leur lustre novateur avec le temps –, le recueil propose trois autres nouvelles, plus courtes. Et à vrai dire, les textes les plus brefs de ce recueil sont peut-être les moins réussis. « L’invasion d’Aldébaran » (1959) fait figure de grosse pochade : deux émissaires issus de la civilisation aldébaranaise arrivent sur Terre, et atterrissent nuitamment dans un petit village au cul de la Pologne. Tout bardés de technologies qu’ils sont, les envahisseurs extraterrestres vont se faire rétamer… Ce texte amusant (on ne va pas bouder son plaisir, hein) est l’occasion pour Lem de s’amuser, avec un technojargon aussi abscon qu’hilarant. « Deux jeunes gens » (1965) est une divagation poétique, sur un homme à bord de son vaisseau spatial, qui m’a paru d’un intérêt mineur.
« Nous sommes tout ce qui peut exister. Il n’y a rien autour de nous, nous ne possédons ni ciel, ni absorbum, ni étoiles, ni ylems, ni soleils ni nuages cosmiques, refroidissant et s’allumant alentours ; nous les avons, ces multitudes froides et blanchies, à l’intérieur de nous. » (« Journal », p. 228)
Enfin, « Journal » (1962) se présente comme les ratiocinations d’un collectif d’êtres de stature démiurgique, créateurs d’une infinité d’univers et de leurs régles diverses, se gaussant des efforts de leurs habitants pour en comprendre la nature et l’origine. Évidemment, on pense sans hésiter à notre propre univers, dont bien des aspects demeurent encore non-élucidés. Volontiers bavarde et pédante, la nouvelle ne semble mener nulle part… jusqu’à ce que la conclusion remette joliment la trentaine de pages précédentes en perspective.
En dépit de deux textes plus faibles (« L’Invasion d’Aldébaran » et « Deux jeunes gens »), Le Masque s’avère un recueil de très bonne tenue, montrant un Stanislas Lem à l’aise sur les thématiques des intelligences autres – qu’elles soient artificielles (« La Formule de Lymphater », « Cent trente-sept secondes » et, dans une certaine mesure, « Le Masque » et « Journal ») ou issues d’un phylum radicalement différent (« L’Invasion d’Aldébaran » à nouveau, et « La Vérité »). Et comme toujours, la communication – ou plutôt, les difficultés qu’il y a à communiquer — reste au cœur du problème (« L’Invasion d’Aldébaran », ter, « Journal » à sa manière », « La Vérité »).
« Communication breakdown
It's always the same »
Introuvable : d’occasion seulement
Illisible : non
Inoubliable : oui