Attraper un rhume en été, quelle idée… Avec Le Rhume, l'auteur polonais Stanislas Lem fait, après The Investigation, une nouvelle tentative de polar métaphysique : des morts inexpliquées et inexplicables, un ancien astronaute devenu enquêteur, et une vérité aussi vertigineuse que banale…
Le Rhume [Katar], Stanislas Lem, roman traduit du polonais par Dominique Sila. Presses Pocket, coll. « SF », 1978 [1976]. Poche, 192 pages.
Quitte à se répéter, affirmons une nouvelle fois que Stanislas Lem a fait davantage que s’illustrer dans le seul domaine de la science-fiction. Au sein de sa bibliographie, l’on trouve donc deux romans relevant du roman policier. Enfin, à leur manière… Le premier, The Investigation (Śledztwo), consistait en un étrange whodunit autour du vol de cadavres dans la campagne britannique, et s’avérait passablement surprenant : à l’égard de ce roman, mieux valait parler de polar métaphysique. Quinze ans plus tard, l’auteur de Solaris a remis le couvert avecLe Rhume – dont le titre anglais, Chain of Chance, reflète mieux le contenu.
Le récit commence in media res : le narrateur, un ancien astronaute, vient de terminer une mission infructueuse à Naples et il se prépare à retourner à Paris. Un retour empli de tension : on ne sait trop les raisons de ce départ hâtif, et Lem excelle pour rendre poisseuse ces heures de trajet, auxquelles suivent un attentat impromptu à l’aéroport d’Orly, qui fait entrer en collision la trajectoire de l’ex-astronaute avec une jeune femme, Annabella. L’objectif de notre protagoniste reste de rencontrer un logicien français, Philippe Barth, chose à laquelle il parvient finalement.
De fait, embauché par une agence de détectives privés, notre narrateur a passé plusieurs jours dans la région napolitaine, dans différentes pensions, afin de reproduire grosso modo un séjour-type, dans le but de découvrir ce qui a causé le suicide suspect de onze individus mâles, chauves, rhumatisants, âgés d’une cinquantaine d’années, au fil des deux dernières années. En soi, chacun de ces décès n’a rien de suspect ; en revanche, l’absence de motif apparent et leur accumulation l’est. Un ensemble de coïncidences ? Un complot ? (Un savant fou ? Un tueur en série ?) L’enquête traditionnelle n’ayant rien donné de concluant, décision a été prise de tenter une reconstitution avec un cobaye : notre ex-astronaute donc.
Et les conclusions s'avèrent déconcertantes.
« Il n’y a d’énigme nulle part. C’est la puissance d’une série d’événements qui décide ce qui est possible ou non. Plus l’ensemble est important, moins les événements probables ont de chance de s’y produire.
– La série de victimes n’existe donc pas ?
– Non, mais les victimes existent. C’est un mécanisme de loterie qui est responsable. Du fond de ce gouffre de l’innombrable auquel j’ai fait allusion en vous racontant cette anecdote, vous n’avez fait qu’extraire une toute petite fraction qui se caractérise par une ressemblance au niveau de différents facteurs. Vous vous figurez qu’il s’agit d’une série complète, et c’est ce qui la rend énigmatique. […] L’ensemble des soldats d’un front comprend le sous-ensemble des tués et des blessés. On peut facilement l’isoler, mais vous ne pouvez pas en faire autant avec l’ensemble des soldats que les balles ont manque d’un cheveu, puisqu’ils ne diffèrent en rien de ceux que les balles ont manqué d’un kilomètre. C’est pourquoi, en ce qui concerne votre affaire, vous n’apprendrez rien si ce n’est par le hasard. Un adversaire qui a choisi la stratégie du hasard ne peut être vaincu que par cette même stratégie. » (p. 129-130)
Des meurtres inexpliqués, un enquêteur : Le Rhume comporte bel et bien les éléments standards du roman policier, mais l’auteur polonais les accommode à sa manière, et d’une manière sûrement plus réussie que The Investigation, intriguant mais finalement peu satisfaisant. Ce roman-ci de Lem fait l’objet d’une construction assez étrange, par de longs blocs de paragraphes sans guère de respiration auxquels peuvent suivre des pages de dialogues ou une anecdote déployée au-delà du raisonnable. Pourtant, la mayonnaise prend, pour peu que l’on arrive à dépasser les déconcertantes premières pages où la situation est (volontairement) confuse quant aux tenants et aboutissants de la fuite du narrateur. Il faut attendre un peu avant que le mystère ne soit énoncé, et attendre encore avant de comprendre le rôle de l’astronaute dans cette affaire. Mais la résolution de cette dernière est joliment vertigineuse, et renvoie l’humain à peu de choses. Là où l’on s’imagine un But Final, une Intention, ou des chaînes d’événements coordonnées, la faute à des biais cognitifs nous incitant à relier des points et voir des figures là où, en fait, il n’y a juste… rien, la réalité décrite par Lem est bien plus indifférente. Qui est le coupable ? Le hasard, en fin de compte. Et Stanislas Lem de nous renvoyer à une certaine absurdité de l’existence. Pan dans les dents. Et on pardonne au roman ses défauts mineurs.
Introuvable : oui, seulement d’occasion
Illisible : non
Inoubliable : oui