Il n'y a pas que la quatrième dimension… En 1884, le clergyman anglais Edwin Abbott Abbott publiait Flatland, un récit se déroulant sur un monde bidimensionnel, tenant à la fois de la fantaisie mathématique et de la satire sociale, et qui allait faire date. Au point d'inspirer adaptations en films, en jeux de rôle, ainsi que des suites…
Nous vivons dans un univers plutôt correct, mine de rien. Des constantes ajustées pile ce qu’il faut pour permettre son existence et sa perduration, sans qu’il ne s’effondre deux jours – ou deux millisecondes – plus tard. Sans oublier, surtout, un nombre adéquat de dimensions physiques et temporelles. Une dimension temporelle, c’est amplement suffisant pour ne pas se prendre trop la tête ; trois dimensions physiques, c’est tout simplement pratique. Roland Lehoucq l’explique fort bien dans l’un de ces Scientifiction.
Mais justement… qu’en serait-il avec plus ou moins de dimensions ? Avant que la physique émette les hypothèses d’un Univers à six, dix, onze dimensions — la plupart enroulées sur elles-mêmes et de ce fait inaccessibles –, la littérature s’était déjà emparée de cette thématique. Il y a quelque chose d’indéniablement fascinant à imaginer un monade au-delà du nôtre, s’étendant dans des directions inconcevables à notre cerveau limité : la fameuse quatrième dimension, mais aussi la cinquième, la sixième, etc. Dans sa préface à Histoires de la quatrième dimension (1983), vingt-et-unième volume de la « Grande Anthologie de la science-fiction », Gérard Klein évoque des propriétés pouvant servir de dimensions : la durée, voire la couleur (et grosso modo n’importe quelle propriété). Entendons-nous bien : on parle ici de dimensions physiques, perpendiculaires les unes aux autres.
L’un des plus fameux romans à traiter de ces histoires de dimension est sans le moindre doute Flatland (1884) d’Edwin Abbott Abbott (1838-1926)… Un texte devenu culte et qui, au fil des décennies, a engendré plusieurs suites officieuses.
❒ Flatland
Bienvenue sur Flatland, Terreplate, le Pays-Plat, ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Un monde irrésistiblement bidimensionnel, peuplé de créatures intelligentes adoptant des formes géométriques menant leurs plates vies…
Flatland se divise en deux parties. Dans la première, un Carré (A Square) décrit sa société : une théocratie, où le rang social se détermine par le nombre de faces. Selon que l’on soit un triangle, un carré, un hexagone ou plus, l’on a un métier à l’avenant – car l’intelligence est (serait) fonction du nombre de côtés. La grande majorité de la population consiste en triangles isocèles, soldats ou travailleurs confinés à des tâches subalternes ; au fil des générations, les isocèles tendent vers l’équilatéralité, puis le nombre d’arêtes s’accroit, les enfants ayant généralement une face de plus que leurs parents. Mais la rétrogradation reste toujours possible… Enfin, pour les individus de sexe masculin : les femmes n’ont d’autre apparence que celle d’une ligne. Censément idiotes et promptes à s’emporter, elles doivent être gérées avec précaution, et elles n’ont pas accès à l’éducation. La société vit donc sous le joug d’une théocratie, les cercles ayant le rang de prêtres. Des prêtres qui, des générations plus tôt, ont maté une révolution visant à introduire les couleurs sur Flatland, et qui, depuis, veillent férocement au maintien de l’ordre établi.
Un Carré a un caractère volontiers rêveur, ce qui lui permet de découvrir Pointland et Lineland, des mondes de dimensions inférieures. Pointland, habité par un unique individu égocentrique, et Lineland, où un roi idiot règne sur une population de lignes (les hommes) et de points (les femmes). Notre Carré s’en moque, faisant là preuve d’une charité bien mal ordonnée. Quoi qu’il en soit, ce caractère rêveur lui permet de ne pas être excessivement surpris lorsque, à la veille du nouveau millénaire flatlandien, il est contacté par une Sphère. Celle-ci a une mission : trouver un émissaire qui professera la bonne parole en Flatland et fera comprendre aux habitants de ce monde l’existence de la troisième dimension, quelque chose qui est « vers le Haut mais non pas vers le Nord ». Bon, c’est une mission quelque peu risquée dans ce monde plat, car contrevenant au dogme édicté par le circulaire clergé. Mais notre Carré est motivé, et si désireux d’apprendre qu’il en vient à agacer la Sphère, d’un naturel prétentieux, lorsqu’il se prend à imaginer des quatrièmes, des cinquièmes dimensions…
À l’image du sujet qu’il traite, Flatland possède plusieurs dimensions, qu’il aborde. La première, la plus évidente à l’évocation du livre, est celle d’une « romance mathématique à plusieurs dimensions », permettant d’aborder par analogie la quatrième dimension. Mais y restreindre le livre serait dommage. Le roman d’Abbott est également une critique sociale fort acerbe, la société flatlandienne étant engoncée dans une misogynie atroce et un système de classes – de castes, même – fondé sur l’arbitraire, à savoir le nombre d’angles (angles aigus = bêtise ; angle obuts = intelligence). Quant à l’irrégularité des angles, elle vaut la mort à ceux qui en souffrent : dans le Plat-Pays prévaut l’eugénisme. Cette société n’est bien sûr pas sans rappeler l’Angleterre victorienne de l’époque de rédaction du roman.
Tout à la fois fantaisie géométrique, satire sociale, allégorie, vulgarisation scientifique, Flatland est une manière de petit chef d’œuvre… et une anomalie au sein de la bibliographie de son auteur. Théologien, Edwin Abbott Abbott avait par le passé fait paraître uneGrammaire shakespearienne (1870), deux romans religieux publiés anonyment (Philochristus en 1878 etOnesimus en 1882). Après sa « romance à plusieurs dimensions », il publiera d’autres livres tout aussi excitant : The Kernel and the Husk (1886), Philomythus (1891) ou encore The Anglican Career of Cardinal Newman (1982). À la question : pourquoi et comment ce théologien a-t-il eu l’idée de Flatland, Rudy Rucker fournit une amusant explication dans sa nouvelle « Message Found in a Copy of Flatland » : le Pays-Plat existe et se trouve au fond d’une cave londonienne… (En attendant de la découvrir sur le blog, les lecteurs anglophones pourront la lire sur le site de l’auteur.)
Curieusement, il faudra attendre 1968 pour la première parution française de Flatland, soit plus de quatre-vingts ans après la parution originale du roman. Paru d’abord dans la collection « Présence du futur » de Denoël et traduit par Elisabeth Gille, il sera réimprimé sous de nouvelles couvertures en 1984 et en 1998. En 1999, 10/18 republie le livre dans une traduction de Philippe Blanchard, et c’est cette traduction qui sera utilisée par les éditions Zones Sensibles pour la dernière réédition en date – la plus élégante du lot. Une réédition qui lorgne du côté de Mark Z. Danielewski pour la présentation expérimentale du texte – en accord avec le texte. Les blocs-texte, la ponctuation, la couleur, tout se fait en accord avec l’histoire. Dommage que la couverture soit si fragile.
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❒❒ Adaptations
Une parfaite adéquation de forme se produit entre le Pays-Plat et certains supports de notre monde en trois dimensions : les livres et la vidéo, tous deux basés sur la 2D – même si les pop-ups et le cinéma en relief tendent justement à briser cette bidemensionnalité. Bref. Flatland a été adapté à plusieurs reprises en film. Sobrement titrée Flatland, la première date de 1965 et est désormais introuvable (sauf pour qui est prêt à débourser 275$ pour le DVD). Seul un bref extrait du film de 11 minutes demeure visible en ligne, et donne une impression d’austérité formelle.
Flatlandia , court-métrage italien de 1982, opte pour une approche tridimensionnelle pour représenter ce Plat Pays, et, côté intrigue, choisit de se focaliser sur l’organisation politique de ce monde. La sphère n’intervient que fort tardivement dans l’histoire. Visuellement, c’est à la fois très sobre – des polygones translucides se déplacent dans un monde terne – mais pourvu de quelques trouvailles (indiquer qui parle ; le final). Cette représentation avec des objets en volume permet d’appréhender aisément la manière dont fonctionne ce monde. On regrettera une fin jolie quoique hâtive (et pour qui ne comprend pas l’italien, les images permettent fort bien de suivre l’histoire). Le court-métrage est disponible sur YouTube : avis aux amateurs.
Sur la seule année 2007, Flatland a bénéficié de deux nouvelles adaptations. La première, titrée Flatland (forcément) et signée Ladd Ehlinger Jr., est assez moche graphiquement mais plus flatlandesquement réaliste. Et amusant, du moins au début avec l'insertion de placards / commentaires du narrateur. Si la relative sècheresse du dessin est tempérée par l'humour, ça se gâte sérieusement lorsqu'on passe dans le monde en 3D : c'est beaucoup moins drôle et c'est très moche. La 3D semble avoir quinze ans d'âge, et… beurk. Ce qui avait bien commencé se termine en bouillie grotesque, barbouillée d’effets non-maîtrisés (les curieux pourront y jeter un œil, le film étant visible sur YouTube).
La seconde adaptation, de Dano Johnson et Jeffrey Travis, titrée aussi Flatland (quelle surprise !), est un court-métrage (34’), plutôt mignon et assez joli – j'ai beaucoup apprécié les motifs fractals que l'on retrouve un peu partout, beaucoup moins la simple transposition d'objets de notre monde en 3D dans ce monde 2D par une simple vue en coupe (ce qui n'est flatlandesquement guère réaliste). À noter également : la différence de représentations des femmes. Si le long-métrage de Ehlinger Jr respecte le texte d’Abbott – les femmes sont donc des lignes –, le court-métrage de Johnson et Travis établit l’égalité des sexes et donc des formes : l’épouse de Carré possède elle aussi quatre arêtes. En 2012, Johnson seul a sorti Flatland 2: Sphereland, second court-métrage (36’) faisant suite au premier ; le titre provient tout droit d’une suite officieuse éponyme à Flatland, qu’on examinera un peu plus loin dans ce billet. Accompagné de la Sphère, les plats protagonistes s’y retrouvent confrontés à la nature de leur monde, en particulier sa courbure. (Mais n’ayant pas vu cette suite, l’auteur de ces lignes ne saura en dire plus.)
Les autres adaptations de Flatland ne se limitent pas au seul support cinématographique, puisqu’il existe même non pas un mais trois jeux de rôle situés dans l’univers mis en place par Abbott.
Le premier et le plus complet est The Original Flatland Role Playing Game (2006), de Marcus Rowland. Si, sur la centaine de pages du manuel, près de la moitié sont réservées à l’inclusion du roman originel, le reste contient tout de même plusieurs aventures, une adaptation en wargame, et des règles assez complètes. On n’en dira pas autant de Edward Abbot Abbot's Flatland (Inflated), qui commence fort mal avec la grossière erreur sur le nom de l’auteur, plus succinct dans son approche. Les sept pages de Fudge Flatland (2005) consistent essentiellement en la description de Flatland et quelques indications pour créer les personnages. Ces trois jeux de rôle se concentrent essentiellement sur la simulation d’un monde bidimensionnel et s’attardent bien moins (voire pas) sur les autres dimensions.
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❒❒❒ Les suites
Chose intéressante, Flatland n’a pas seulement inspiré des adaptations sur d’autres médias, mais également des suites et des variations, parues au fil des années (et, pour la plupart, inédites en français). Dans le lot, on compte deux romans se positionnant comme suites véritables.
Sphereland – A Fantasy About Curved Space & an Expanding Universe , Dionys Burger (1965)
Ce roman de l’auteur néerlandais Dionys Burger se présente comme la suite officieuse de Flatland – à cette nuance que Burger tente la synthèse entre le monde plat version Abbott et les planètes-disques de Charles C. Hinton (dont on évoquera son roman An Episode of Flatand dans la suite de ce billet). La première partie du livre consiste en un long résumé du texte d’Abbott, mais les choses sérieuses commencent ensuite, lors de la seconde partie : le petit-fils de Carré, le narrateur de Flatland, prend la plume pour nous parler de son monde. Soixante-dix ans se sont écoulés et le Pays-Pkat a subi bien des bouleversements, à commencer par la réhabilitation de Carré et le changement de statut des femmes – celles-ci ne sont plus considérées comme les écervelées qu’elles ne sont pas (même s’il reste du progrès à faire). Hexagone donne également quelques indications sur la nature du Pays-Plat, précisions qui faisaient défaut au compte-rendu d’Abbott : sur quoi repose le monde ? Comment fonctionne la gravité ? La vérité est que le monde où vit Hexagone a la forme d’un disque, flottant dans l’espace ; un disque qui se compose d’une atmosphère et de divers substrats (forêt puis océan) jusqu’au noyau rocheux. Une planète, en somme. Mais les choses sont-elles si simples ? Quid de la forme de l’univers ?
Dans le même temps, la Sphère, interlocutrice de Carré, revient au Plat Pays. Depuis Flatland, la Sphère a eu la visite d’une Hyper-Sphère et, découvrant l’existence des dimensions supérieures, a revu son arrogance à la baisse. Et notre Hexagone, avec ses conseils, va en apprendre davantage sur la nature de son monde. La deuxième partie du roman, outre les données relatives à Flatland, s’attachent à la symétrie et à la congruence (i.e. main gauche et main droite sont symétriques mais ne se superposent pas ; les exemples de Sphereland se fondent sur l’exemple de chiens plats… un peu à côté de la plaque dans le cadre du roman : il n’est guère logique, si ce n’est pour les besoins de la démonstration, d’avoir des animaux flatlandiens ressemblant à des versions aplaties des nôtres). Dans la troisième partie, un ami d’Hexagone lui demande conseil sur cet étrange phénomène : le total des angles des triangles de grande taille aboutit à une somme supérieure à 180°. Comment est-ce possible dans un univers plat ? La réponse se trouve dans le titre du roman. Pour Hexagone, il faudra rêver à nouveau de Lineland pour aboutir à des analogies (et au lecteur d’effectuer l’analogie pour notre monde). Enfin, la dernière partie aborde l’expansion de cet univers plat.
Sous l’angle purement romanesque, Sphereland n’arrive pas à la cheville de son précédesseur. L’histoire est assez bancale, et ne retient que peu l’attention. L’intérêt réside bien sûr pour l’essentiel dans la description du Pays-Plat. Description sociétale, avec l’évolution des mœurs, en particulier la manière dont les femmes sont considérées, et surtout la description physique : la cohérence du monde décrit par Abbott laissait à désirer par endroit (pourquoi la pluie vient du Nord ?), et Dyonis Burger lui donne une assise plus solide. Un certain A.K. Dewdney saura s’en souvenir… ce qu’on verra, là aussi, dans la suite de ce billet.
Flatterland , Ian Stewart (2002)
Ironiquement sous-titré « Comme Flatland mais tellement plus plat », ce roman se présente lui aussi comme une suite officieuse à Flatland, prenant place dans le même univers mais un siècle plus tard. Nous suivons les aventures de Vikki, la petite-fille de Albert Square (voilà donc ce à quoi correspondait le « A » de A Square). Cent ans après les événements de Flatland, alors que la société a (imparfaitement) évolué vers quelque chose de plus juste et plus égalitaire, la jeune Vikki entre en contact avec… non pas une sphère mais un Ballon Sauteur – les temps ont changé. Celui-ci va embarquer la jeune femme dans le monde fascinant des curiosités mathématiques. Curiosités dont l’abstraction n’a rien de gratuit : peu à peu, on se rapproche de « Planiturth » – ce qu’on pourrait probablement traduire par « Planèterre ». Entretemps, Vikki se sera aventurée du côté de la géométrie projective – celle qui étudie les propriétés des figures par projection –, de la géométrie hyperbolique ; elle aura rencontrée Moobius (une vache de Möbius), le roi Faucon (ce qui, en anglais, s’écrit… Hawk King) ; aura plongé dans un trou noir, etc. Sa compréhension de l’univers n’en sera que plus grande.
Si Ian Stewart s’amuse à décrire la société flatlandienne, après que ce soient écoulés cent ans depuis les événements narrés par Edwin A. Abbott, l’aspect satirique n’est pas celui mis le plus en avant : la société du Pays-Plat est devenue plus égalitaire, merci. L’intérêt se situe clairement du côté des mathématiques, et la matière, Flatterland se révèle pour le moins complexe. La progession se veut linéaire, afin de fournir les outils théoriques nécessaires à la compréhension de la suite ; de nombreux schémas agrémentent le livre… mais le lecteur mal accroché pourra éprouver quelques difficultés à suivre les pérégrinations de Vikki et du Ballon Sauteur. Le tout est bourré de jeux de mots, dont une bonne part est tout simplement intraduisible. Mais sur le plan romanesque et scientifique, Flatterland s’avère supérieur à son prédécesseur Sphereland et offre un contenu à même de décrasser les neurones.