Après Flatland d'Edwin Abbott Abbott, ses adaptations et ses suites, on passe sur un autre plan pour passer en revue les variations sur ce thème d'un univers bidimensionnel, du Planivers à Spaceland, de Rudy Rucker à Greg Egan en passant par Robert A. Heinlein et Cixin Liu…
Plus nombreuses que les suites à Flatland sont les variations sur ce thème bidimensionnel imposé. En voici une sélection, probablement partielle…
An Episode of Flatland: Or How a Plain Folk Discovered the Third Dimension , Charles H. Hinton (1907)
Une vingtaine d’années après la parution du roman d’Abbott, un mathématicien, britannique lui aussi, a donné la première suite à Flatland. Disons, façon de parler. Hinton imagine lui aussi un monde en deux dimensions, non pas à plat comme dans l’œuvre d’Abbott, mais vertical. Par ailleurs, ses créatures bidimensionnelles n’évoluent pas dans quelque éther, mais sur des planètes… en forme de disque, telle Astria. Cette planète-là comporte deux continents, Unea et Scythea, qui se livrent une guerre sans merci. La spécificité des astriens est que les hommes sont toujours tournés vers l’Est et les femmes vers l’Ouest – chose aussi peu pratique que crétine.
Et c’est à peu près la seule contribution de Hinton à l’œuvre flatlandienne… Certes, comme chez Abbott, la satire sociale est elle aussi présente, la lutte des angles cédant la place à la lutte des classes – ouvriers contre patrons capitalistes. Néanmoins, l’intrigue du roman – une histoire d’expédition — s’avère d’un ennui profond et il apparaît vite que ce n’est pas la cohérence de son monde qui intéresse Hinton. Comment les astriens se croisent-ils ? Comment communiquent-ils ? Comment leurs maisons tiennent-elles debout ? L’auteur n’en a strictement rien à faire, et, partant, le lecteur aussi. Le seul point intéressant du roman reste son introduction, et la mise au point d’un univers bidimensionnel fait de planètes : une fort bonne idée qui inspirera Dyonis Burger pour son Sphereland (voir billet précécent).
The Dot and the Line: A Romance in Lower Mathematic s, Norton Juster (1963)
The Dot and the Line est une adorable romance en deux dimensions, dont le titre fait bien sûr directement référence à l’œuvre séminale de Abbot. L’intrigue du livre de Norton Juster tient en peu de mots : une Ligne (de sexe masculin) est amoureuse d’un Point (de sexe féminin), mais le Point lui préfère un Gribouillis, bien plus amusant que la trop rigoureuse et rigide Ligne. Cette dernière va se plier en quatre (et même davantage) pour conquérir le cœur de sa dulcinée…
Ce petit album illustré est un régal, tendre et amusant. À noter que The Dot and the Line a bénéficié d’une adaptation en dessin animée, due à Chuck Jones, le père de Bugs Bunny (et Daffy Duck, et Porky Pig, et Bip Bip, et Coyote…). Pas de surprise, le livre de Juster y est adapté quasiment page par page, avec un style graphique identique.
Paru l’année du centenaire de Flatland, Le Planivers n’est pas une suite au roman d’Abbott Abbott : dès l’introduction, le texte de Dewdney – mathématicien et informaticien – cite ses prédécesseurs Abbott et Burger, et se présente comme le compte-rendu d’événements réels. Professeur de physique et d’informatique, Dewdney met au point avec ses élèves la simulation d’un monde plat : le programme 2DWORLD, qui abrite le Planivers en question. Au sein de cet univers plat se trouve la planète Arde (enfin, l’équivalent d’une planète). Une terre peuplée d’une vie à deux dimensions… dont des créatures à quatre bras et deux jambes. Un jour, l’une d’elle, YNDRD, entre en contact avec les humains via l’interface de l’ordinateur.
Dewdney et ses élèves vont entrer en contact avec YNDRD, rebaptisé Yendred, puis suivre le parcours de cet être à travers le continent unique d’Arde. Mais le doyen de l’université ne voit pas les recherches de Dewdney et ses élèves d’un très bon œil. Bientôt, les voilà contraints de dialoguer en cachette avec l’être bidimensionnel, tandis que celui, porté à la philosophie, se met en quête d’un certain Drabk.
Sous l’angle « géométrique », Le Planivers est une réussite. Là où Flatland et, dans une moindre mesure, sa suite Sphereland s’avéraient un brin trop schématiques – des histoires de formes géométriques –, le roman de Dewdney offre une véritable réflexion sur le fonctionnement d’un monde en deux dimensions, sous les angles physiques, biologiques, culturels. Quelle est la biologie des habitants de ce monde ? Comment vivent-ils, alors que la place est restreinte et que le simple fait de se croiser est compliqué ? Comment naît une culture ? Quelle forme ont les arts – peinture, littérature, musique – là-bas ? Quid des atomes et des galaxies ? Le Planivers entreprend de passer en revue tous ces aspects, avec force schémas et encadrés, plus un appendice. Dewdney n’ignore pas que le son ne se déplace pas pareillement dans un monde en 2D que dans un monde en 3D ; il en est de même pour la gravité, qui décroit là en fonction de la distance seule et non du carré de la distance comme ici. Bref, c’est passionnant. Le lecteur attentif pourra également s’amuser à trouver les clins d’œil présents dans l’onomastique : les noms de lieux dérivent souvent de l’arabe, mais le nom du protagoniste, Yendred, n’est autre que le nom de l’auteur écrit à l’envers.
Mais… Dewdney peine à rendre son récit romanesque : au-delà de l’émerveillement suscité par la découverte et l’exploration du Planivers, le récit est plat (pardon). On voit Dewdney et ses étudiants suivre Yendred, communiquer avec lui, tenter de comprendre son monde comme lui essaie d’appréhender le nôtre ; l’histoire consiste en une simple suite d’épisodes permettant d’explorer point à point chaque particularité du Planivers. Et ce n’est pas les molles péripéties universitaires qui relèvent l’attention.
Spaceland, Rudy Rucker (2002)
On l’a vu dans un précédent billet de blog, Rudy Rucker possède quelque expertise dans le domaine de la quatrième dimension. Également romancier, le bonhomme a écrit entre autres Maître de l’espace et du temps, amusante fantaisie scientifique capillotractée, et, plus récemment, Spaceland.
Pas encore tout à fait un gros bonnet de la Silicon Valley, Joe Cube bosse sur un projet de télévision 3D. Un 31 décembre, alors qu’il ramène le prototype chez lui, il est contacté par Momo, une femme issue de la quatrième dimension. Elle a choisi notre bonhomme et a une proposition à lui faire : transformer Joe en un émissaire de cette dimension supérieure et diffuser la bonne parole. Par quel moyen ? Le Mophone, un téléphone mobile révolutionnaire qui utilise la quatrième dimension pour passer les appels. Une aubaine, non ? D’autant que Joe se voit pourvu par Momo d’un troisième œil quadridimensionnelle. Mais pour notre protagoniste, tout n’est cependant pas si simple : sa femme, Jena, le quitte pour s’en aller fricoter avec l’associé de Joe, l’agaçant Spazz. Et si Joe peut utiliser ses capacités de dimensions supérieures pour, par exemple, dérober quelques billets dans une banque, il est régulièrement ennuyé par des Wackles, d’autres créatures quadridimensionnelles contre lesquels Momo le met en garde. Mais… les buts de Momo sont-ils si nobles que Joe veut bien le croire ?
Toute ressemblance avec le roman d’Edwin Abbott Abbott est bien entendue tout sauf fortuite. Avec Spaceland, Rucker opère une translation du roman d’Abbott dans la troisième dimension – et qui plus est notre monde. Un Carré y devient un Cube, qui fait au passage de nombreux rêves dans des dimensions inférieures – en particulier dans un monde bidimensionnel, reflet du nôtre –, et les femmes y demeurent quasi réduites à leur seule dimension sexuelle – de fait, Joe ne pense qu’à tringler Jena, et quand Jena le quitte, à mettre dans son lit Tulip, l’épouse de Spazz. L’aspect mathématique de Spaceland se situe plus en retrait que celui des romans précédemments abordés, Rudy Rucker proposant un technothriller multi-dimensionnel. Si Joe s’avère un narrateur vite exaspérant et si l’intrigue peine à durablement passionner, on retiendra quelques jolies balades dans des paysages quadridimensionnels, riches en sense of wonder – et c’est bien cela que l’on cherche dès lors qu’il est question de dimensions.
Ligatura, Steve Tomasula (2002)
Ce roman, sous-titré « Un Opéra en Plat-Pays », n’a que peu à voir avec Flatland à première vue. Certes, le personnage principal s’appelle Carré ; il est marié à Cercle et le couple a une fille, Ovale. Cependant, il apparaît très vite à la lecture du roman que l’on se situe dans notre monde. Après une fausse couche de Cercle, Carré envisage la perspective d’une vasectomie – d’où le titre (Vas en anglais).
Quel lien avec Flatland ? L’on se souvient cependant que Edwin Abboot évoquait une société flatlandienne prompte à l’eugénisme, éliminant sans pitié les individus qui avaient le malheure de n’être des polygones réguliers. Dans Ligatura, en parallèle de l’histoire de Carré, Tomasula inclue bon nombre d’extraits de textes et de citations (de quelle véracité ?) ayant trait à l’eugénisme et aux (tentatives de) manipulations génétiques au fil des dernières décennies – il y est question des nazis, mais pas seulement ; bon nombre de gouvernements occidentaux s’y sont mis et c’est bien cela qui fait froid dans le dos.
Formellement, Ligatura fait la part belle à une mise en page éclatée, aux expérimentations se situant dans la lignée de Mark Z. Danielewski : textes et schémas s’entremêlent. À la lecture, on peut rester plus circonspect : l’intrigue est élusive, cédant volontiers le pas aux expérimentations : utilisant toutes les ressources offertes par l’espace plan qu’est la page, Tomasula propose un texte peu linéaire, à plusieurs niveaux de lecture. On adhère ou pas.
La thématique multi-dimensionnelle revient régulièrement dans la littérature de SF, et aborde d’ailleurs plus souvent la quatrième dimension que la deuxième. En voici un bref florilège, forcément partiel.
Le recueil Histoires de la quatrième dimension propose quatorze nouvelles. Si certainesn’ont rien à faire dans ce recueil (« Delenda Est » de Poul Anderson, une histoire appartenant au cycle de la Patrouille du Temps, qui aurait eu sa digne place dans Histoires de voyages dans le temps…, « Weihnachtabend » de Keith Reynolds, qui tient de l’uchronie), d’autres voient simplemen tla quatrième dimension comme un simple biais pour attendre des univers parallèles (le sympathique « Les Habitants de nulle part » de Robert M. Green, le plus réussi « Quelle apocalypse ? » de Damon Knight). On trouve dans le lot des récits se confrontant plus franchement à cette thématique. Si « La Petite Pyramide bleue » de Ray Bradbury est une charmante histoire où une mère se retrouve à accoucher d’un bébé quadridimensionnel, et de ce fait peu réceptif aux simples stimulis 3D, on retiendra surtout la fameuse « Maison biscornue » (1941), où Robert A. Heinlein imagine un architecte édifiant une maison en forme de tesseract déplié du côté de Los Angeles. Mais la Californie est sujette aux séismes, et l’un provoque l’effondrement de la maison sur elle-même… qui devient du coup un véritable hypercube.
Au sein du recueil Loin du pays natal de Walter S. Tevis (l’auteur de l’inoubliable Homme tombé du ciel ), « Le Cric du crac » (1957) constitue une nouvelle histoire de tesseract – ou plutôt de « pentaract », l’équivalent 5D d’un hypercube. Dans un moment de désœuvrement, Farnsworth s’est amusé à en construire une maquette. Mais, comme il le montre à son ami narrateur, l’objet possède d’étranges propriétés spatiales… et temporelles. Une nouvelle à chute un brin vieillote dans le ton mais glaçante en fin de compte.
Et dans le genre glaçant, les perspectives ouvertes par Cixin Liu dans Death’s End (2010), le troisième volet de la trilogie initiée par Le Problème à trois corps, se révèlent intéressantes en leur genre. Des perspectives sûrement capillotractées d’un point de vue scientifique, mais, dans le fil du récit, elles produisent un bel effet de sidération. Trop en dire reviendrait à gâcher le plaisir de la découverte ; contentons-nous de dire que, par certains aspects, le roman évoque « Radieux » et « Les Entiers sombres », ce duo de nouvelles de Greg Egan où l’on se bat contre un autre univers… avec l’énoncé de théorèmes mathématiques. Liu propose ici un équivalent. Le prologue se situe lors du siège de Constantinople par les Turcs : une jeune femme offre ses services auprès des dirigeants byzantins, leur annonçant que, en tant que sorcière, elle est à même de tuer quelqu’un sans le toucher. Un test est effectué auprès d’un prisonnier : la prétendue sorcière l’écervelle sans avoir besoin de lui ouvrir le crâne, et l’on comprend qu’elle passe, d’une manière ou d’autre, par une quatrième dimension physique. A priori déconnecté du reste du roman, ce prologue trouve plus tardivement des échos dans ses terrifiantes justifications finales.
En fait, le véritable héritier d’Edwin Abbot Abbot et de son Flatland ne figure pas dans les livres passés en revue plus haut ; son lien au roman d’Abbot est ténu, plus thématique que formel, et il s’agit de Greg Egan, avec sa trilogie Orthogonal (dont l’auteur de ces lignes évoquait plus longuement par ici). Il n’est pas réellement question d’analogies entre les dimensions dans The Clockwork Rocket et ses suites, mais l’auteur de L’Énigme de l’univers invente un monde différent du nôtre à partir de ses bases les plus élémentaires – dans la lignée du Planivers. La principale particularité de cet univers est que, au lieu d’avoir trois dimensions physiques et une temporelle, il en possède quatre fondamentalement semblables. Conséquence de quoi, la vitesse de la lumière est une variable, et l’entropie est tout autre. En dépit de ses particularité, cet univers n’est pas hostile à la vie, et Egan nous présente une société de créatures intelligentes. Las, le statut des femmes se confine à la seule procréation. Une spécificité de ces créatures est que la naissance est forcément fatale aux femmes : aussi, quelle utilité à ce qu’elles aient accès à l’éducation ? C’est du temps et de l’énergie perdus. Au fil des trois romans, la position des femmes va radicalement évoluer en fonction des découvertes scientifiques. Un autre aspect crucial de la trilogie est son angle épistémologique : comment est faite la science ? Comment le progrès avance-t-il ? The Arrows of Time, ultime volet de la trilogie, voit ses personnages dans un embarras incroyable, lorsqu’une invention leur permet de communiquer avec le futur, stoppant net toute innovation. Le dernier aspect du livre est son world-building, Egan créant un nouvel univers et ses lois à partir de zéro : la physique change, et partant la chimie et la biologie. Les notions abordées par Egan sont pointues, mais il prend soin de ne jamais perdre son lecteur, et surtout de lui fournir les clefs pour comprendre : les échanges à caractères scientifiques, très nombreux, sont agrémentés de schémas et graphiques (et tout de suite, c’est considérablement plus clair), et leur difficulté va croissant. Quoique a priori déconnecté de notre monde, l’ensemble est passionnant.