Avec Héliopolis d'Ernst Jünger, nous poursuivons notre exploration de la science-fiction de langue allemande allemande, avec une autre des trois grandes œuvres du genre parues au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Dans un futur indéterminé, l'histoire d'une cité radieuse qui (surprise) ne l'est pas tant que cela…
Héliopolis [Heliopolis. Rückblick auf eine Stadt], Ernst Jünger, roman traduit de l’allemand par Henri Plard. Christian Bourgois, 1975 [1949]. Grand format, 500 pp.
Abeilles de verre [Gläserne Bienen], Ernst Jünger, roman traduit de l’allemand par Henri Plard. Christian Bourgois, 1972 [1967]. Semi-poche, 250 pp.
Ernst Jünger tient une bonne part de sa reconnaissance à son roman Sur les falaises de marbre (1939). Dans ce texte aux lisières des littératures de l’imaginaire, à ranger sur la même étagère que Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, En attendant les barbares de J.M. Coetzee et le « cycle des Contrées » de Jacques Abeille,on voit la lente invasion d’un pays idyllique, la Marina, par le Grand Forestier. Toute ressemblance métaphorique avec la situation que traversait l’Allemagne à ce moment-là ne saurait être fortuite.
Héliopolis, considéré par Gérard Klein comme l'un des trois grands romans de genre (enfin, disons) parus au tournant de la guerre, avec L'Étoile de ceux qui ne sont pas nés de Franz Werfel et Le Jeu des perles de verre de Herman Hesse (sur lequel on se penchera très vite).
Héliopolis , donc, roman considéré également par d’aucuns comme le chef d’œuvre de son auteur.
« "Héliopolis" – il murmurait ce nom moitié avec tendresse, moitié avec mystère, comme des runes du destin. À cette heure de midi, la mer était d’un bleu sombre, comme une soie à côtes menues ; les bastions s’y découpaient sans ombre. Les formes ressortaient sous une lumière brutale de surréalité. » (p. 218)
Étrange roman, qui débute par un long premier chapitre difficile d’accès. La suite ne l’est pas moins. Un navire, l’Aviso bleu, est de retour à Héliopolis après une mission du côté des Hespérides. À son bord, le lieutenant Lucius de Geer, qui sera notre protagoniste. Héliopolis est une ville méditerranéenne, sans équivalent dans le monde présent, qui semble être revenue pour part à un idéal gréco-romain. On comprend peu à peu que cette ville, radieuse en apparence, est le théâtre d’une lutte de pouvoir entre deux personnalités, le Bailli d’une part et le Proconsul de l’autre, suite à l’absence du Régent. Les deux potentats ont des visions du monde très différentes : « Le Proconsul posait en maxime que la vraie vie politique n’est que là où la Poésie lui a frayé les voies » ; le Bailli est un individu plus brutalement pragmatique. Au milieu de tout cela, la minorité des Parsis est victime d’exactions ; Lucius tente de protéger un érudit, Antonio Péri, et sa fille, Boudour. Sa perte en découlera.
À l'instar de Franz Werfel et de Herman Hesse, Ernst Jünger choisit également de situer l'action de son roman dans une époque future, sans lien évident avec le présent — mais à la différence de ses deux prédécesseurs, Jünger a écrit Héliopolis après la Seconde Guerre mondiale. Plus besoin d'exil aux USA comme pour Werfel ou d'exil intérieur comme pour Hesse (qui résidait néanmoins en Suisse). Bref, le roman se place donc dans un futur indéterminé, un certain temps après les « Grands Embrasements » — on n’en saura guère plus, en dépit de quelques références à des dates précises du XXe siècle —, période pas forcément moins troublée que celle que l'Allemagne vient de subir : la présence de la minorité parsie n'a rien d'anodin. On trouve ici des inventions, tel le phonophore, appareil multi-fonction ; mais beaucoup d’appareils semblent en lien avec la lumière (même les mesures le sont : on parle en « unités-lumière ») ; Jünger imagine également un appareil, l’Energeion, « qui pouvait se comparer à une exploitation souterraine. Mais ces installations ne contenaient ni pétrole ni charbon ; elles représentaient des ateliers plutoniens. Le feu ouranien, dont le Régent s’était réservé l’emploi illimité, n’avait d’autre fonction ici que celles d’une pure réserve de finances et de travail. » (p. 247) Quant à savoir ce que sont ces « ateliers plutoniens » et ce « feu ouranien », on ne peut que le déduire (je suppose l’énergie nucléaire en ce qui concerne le second). Un peu plus loin, l’auteur détaille un peu la structure économique de ce monde futur, qui a à la fois « une allure de totale détermination par l’État ou de libéralisme total ». À l’opposé de la luminosité constante d’Héliopolis se trouvent des nécropoles du Pagos, un « contrepoids d’ombre à la vie des villes et ses buts éphémères ».
Héliopolis est un roman déstabilisant, qui ne promet rien de ce qu’on en attend. Une vision du futur ? Une tentative d’utopie ? Une guerre civile au sein d’une cité radieuse ? À peine. Tout se déroule à la marge, et l’essentiel du roman se passe dans ses à-côtés : dans le conte moral proposé par Ortner, une variation sur le pacte avec le diable située à Berlin, des réflexions sur la nature de l’État, ou encore cette discussion au sujet des abeilles. L’intérêt varie en conséquence, la langue est belle, mais l’intrigue d’Héliopolis a hélas tendance à ennuyer – du moins, pour qui s’attend à un roman de genre.
Allez, deux citations pour la route :
« Tout État se doit de créer une utopie, dès qu’il a perdu le contact avec le mythe. C’est en elle qu’il parvient à prendre conscience de sa mission. L’utopie est l’esquisse du plan idéal, qui sert à déterminer la réalité. Les utopies sont les tables de la Loi contenues dans la nouvelle Arche d’alliance ; les armées les emportent, invisibles, avec elle. » (Le Conseiller aux Mines, p. 264)
« Il fallait, peut-être depuis Caïn et Abel, qu’il y eût deux grandes races, avec deux conceptions toutes différentes du bonheur. Et toutes deux continuaient à vivre parmi les hommes et se succédaient au pouvoir. Souvent, toutes deux habitaient le même cœur. » (p. 270)
Terminons par quelques mots sur Abeilles de verre, roman que, dans sa préface à L’Étoile de ceux qui ne sont pas nés, Gérard Klein imagine troisième volet d’une trilogie placée sous le signe des littératures de l’imaginaire (quoique Eumeswil, roman un peu plus tardif de Jünger, pourrait lui aussi en relever). De fait, Abeilles de verre appartient lui aussi à la science-fiction, si l’on veut. Disons à la manière Jünger, de telle sorte qu’on la trouvera à la marge des canons du genre.
Le lieu et l’époque de l’action se sont pas donnés : c’est peut-être l’Allemagne, peut-être au vingtième siècle. En mal d’argent, le capitaine Richard va voir son ami, Twinnings. Individu ayant de l’entregent, il propose à Richard de se rendre auprès de Giacomo Zapparoni : c’est là un magnat de l’industrie, dont la fortune se base sur ses inventions (et celles des autres). Les plus notables sont ses automates, non pas de balourds robots humanoïdes (encore qu’il produise des androïdes, ceux-ci ayant remplacé les acteurs au cinéma), mais des créatures miniaturisées. Voilà donc notre narrateur introduit auprès de Zapparoni ; après une discussion, sorte d’entretien d’embauche qui ne s’avoue pas comme tel, l’inventeur invite Richard à se rendre au jardin, avec cette simple mise en garde : « Attention aux abeilles. »
De fait, les abeilles qui bourdonnent dans le jardin ne sont pas les hyménoptères que l’on connaît, mais bien des automates. Un peu plus loin, Richard découvre une oreille humaine coupée, et bientôt plein. Il s’interroge…
Amateur de science-fiction depuis tout petit, j’apprécie régulièrement aller chercher la SF du côté de la littérature générale. Quitte à être régulièrement déçu, les auteurs s’emparant de tropes du genre sans forcément en faire grand-chose d’intéressant pour le petit cœur de lecteur de votre serviteur qui n’apprécie rien tant que le sense of wonder, le vertige de l’espace, du temps et de l’altérité. Bref, Abeilles de verre possède un thème a priori intéressant (des nano-robots !), mais Jünger préfère laisser son narrateur digresser sur son passé, notamment militaire. Pas que ce soit d’une lecture pénible, l’ouvrage bénéficiant d’un style plutôt riche ; c’est juste frustrant pour qui aborde l’ouvrage avec une grille de lecture science-fictive.
Bref, ce sont là deux romans pour le moins intéressants, mais qu’il est préférable ne pas aborder comme des romans de genre afin de, peut-être, davantage les apprécier.