Stanislas Lem est loin de se résumer au seul roman Solaris : après Feu Vénus, l'on continue de s'intéresser à son œuvre. Dans le présent billet, on se penche rapidement sur son premier roman, Człowiek z Marsa, et plus longuement sur son épopée intersidérale, Obłok Magellana, adaptée au cinéma sous le titre Ikarie XB1. Deux textes d'intérêt variable, et malheureusement toujours inédits en français…
Der Mensch vom Mars [Człowiek z Marsa], Stanislas Lem, roman traduit du polonais en allemand par Hanna Rottensteiner. Suhrkamp, coll. « Phantastische Bibliothek », 1992 [1946]. 160 pages
Gast im Weltraum [Obłok Magellana], Stanislas Lem, roman traduit du polonais en l’allemand par Rudolf Pabel. Verlag Volk und Welt, 1956 [1955]. 434 pp.
Ikarie XB1, Jindrich Polák (1963). 82 minutes, noir et blanc.
À moins d’être polonais, ou locuteur de la langue de Stanislas Lem, il est ardu de se constituer une intégrale des œuvres de l’auteur de Solaris. Faute de lire et comprendre le polonais, faute d’une traduction française, faute d’une traduction anglaise, c’est donc en allemand que l’on aura lu Człowiek z Marsa, « L’Homme de Mars », premier roman de notre auteur, encore inédit en français.
L’histoire débute quand McNoor, un journaliste, est kidnappé à New York, et soumis à un étrange questionnaire de la part d’un trio d’individus qui semblent remettre en cause sa nature humaine. Ce n’était là qu’un test, car ces messieurs ont besoin de sa sagacité : un projectile a atterri aux USA. Il ne vient pas de Russie ni du Japon, mais de Mars… À l’intérieur du projectile en question se trouve une créature, surnommée par l’équipe de scientifique « aréanthropos », c’est-à-dire « homme de Mars ». Les tentatives pour tenter d’entrer en communication avec lui vont aboutir à la catastrophe.
Une courte postface de l’auteur en 1989 nous montre celui-ci regarder cette œuvre de jeunesse avec amusement. De fait, ce texte souffre de longs bavardages, d’une action expéditive, mais on y pressent déjà le Lem de Solaris ou de Fiasco. Bien des thèmes récurrents de Lem sont déjà présents dans ce premier et court roman, à commencer par l’incommunicabilité. « Die Planeten sind einander fremd. Nicht ganz so fremd sind zwei Menschen einander / Deux humains ne sont pas aussi étrangers l’un à l’autre que ne le sont les planètes entre elles », conclut tristement l’un des personnages après les événéments dramatiques.
Intéressons-nous maintenant plus longuement à Obłok Magellana, le quatrième roman de Lem, après Szpital Przemienienia (« L’Hôpital de la transfiguration », deuxième roman de notre auteur, premier hors-genres, et inédit en français) et Feu Vénus (dont votre serviteur vous avait entretenu lors d’un précédent tour d’alphabet). Si le titre original signifie « le Nuage de Magellan », son titre allemand se traduit par « invité de l’espace ».
L’histoire se situe dans un XXXIIe siècle utopique et socialiste. La monnaie n’a plus cours ; on a tiré une bonne leçon des siècles précédents, en particulier le XXe ; l’égalité homme-femme est désormais une réalité (à peu près). L’humanité a colonisé le système solaire (qui compte ici dix planètes : celle qui orbite au-delà de Pluton se nomme Cerberus… une amusante coïncidence, lorsqu’on considère que l’un des cinq satellites de la planète naine s’appelle justement Kerbéros) mais certains comprennent bien l’importance d’aller au-delà. Mission est lancée d’aller vers Alpha Centauri, à bord d’un vaisseau spatial : le Gea.
« Die Gea ist kein Raumschiff, sondern ein Stück deines Lebens, Doktor, dein Land, deine Heimat für lange Zeit.
Le Gea n’est pas vaisseau spatial, mais une part de ta vie, docteur. Ton pays, ton foyer pour longtemps. »
Lem nous propose là un roman fort long, raconté à la première personne par son narrateur – le narrateur, dont on ignore le nom, médecin à bord du Gea, débute son récit par ses années de jeunesse et sa formation, à la manière de tout bon bildungsroman… avant de s’élancer (enfin) vers l’espace passé le premier quart du roman. Ce sera là un voyage au long cours, et tout est fait à bord du Gea pour rendre agréable la vie de ses passagers – une salle reproduit ainsi de manière fidèle l’environnement terrestre.
Le problème de Gast im Weltraum tient à sa longueur (pas loin d’un million de signe dans sa traduction allemande) et à son parti-pris optimiste : grosso modo, on s’ennuie un peu avec cette taille, assez inhabituelle chez Lem, et cette relative absence de catastrophe. De fait, Lem souligne régulièrement le caractère utopique de ce futur :
« In dem grossen Kollektiv unserer Besatzung hat kein Mensch Macht über den anderen.
Dans ce grand collectif qu’était notre équipage, aucun humain n’exercait de pouvoir sur un autre. »
« Diese Freude, die allein der Tatsache entsprang, "etwas zu besitzen", scheint uns sinnlos, ja geradezu lächerlich.
La joie qui nait de ce seul fait, "posséder quelque chose", nous semble insensée, voire carrément ridicule. »
Les dangers sont rares, et le plus souvent externes. Deux love stories viennent épicer, si peu, le roman – entre le narrateur et sa collègue Anna, et l’amourette malheureuse entre Piotr, rescapé d’un naufrage spatial, et une membre de l’équipage. On n’y sent pas Lem à son aise et, filtre de la langue ou pas, c’est un brin pataud – avec un discours balourd sur l’amour qui ne se laisse pas enfermer dans des modèles et des formules (si tu veux, Stan).
« Die Liebe überwindet die trennende Entfernung zwischen den Menschen, und die Raumschiffahrt tut das gleiche zwischen den Sternen.
L’amour surmonte les distances qui séparent les hommes, et ce vaisseau fait de même avec les étoiles. »
Quelques péripéties émaillent toutefois le roman : il se trouve des imbéciles pour se mettre à croire que tout n’est qu’illusion et qu’il suffit d’ouvrir la porte ; l’exploration d’un vaisseau abandonné provoque quelque surprise à l’équipage du Gea, et les conséquences de sa découverte se feront sentir lorsque nos héros arriveront en vue d’Alpha Centauri – [spoiler] il s’enuite quelques difficultés de communication avec les Centauriens.
Le roman fait preuve d’un souci de réalisme qui me semble assez inhabituel pour l’époque : pas d’antigravité, le vaisseau (construit en orbite) tourne sur lui-même pour assurer une gravité artificielle à ses passagers ; un vaisseau qui s’approche de vitesses relativistes sans toutefois dépasser celle de la lumière. Lem reformule, sans la nommer, la première loi de la robotique, et imagine également quelques concepts intéressants, en faisant par exemple réfléchir l’un de ses personnages à l’idée d’un cerveau ayant une taille galactique, dont les pensées mettraient des millions d’années à se former.
Au chapitre 15 « Anna aus der Sternen », l’un des personnages narre un conte – une histoire se déroulant dans les temps ancien (comprendre : notre XXe siècle) et mettant en scène Alan Turing et des robots –, conte préfigurant avec bonheur ce que Lem entreprendra quelques années plus tard avec les Contes inoxydables et La Cybériade. D’autres détails préfigurent également d’autres romans – Retour des étoiles, par exemple.
« [Unsere Sonne] war so verschwindend klein, so unähnlich der Sonne meiner Errinerungen, dass ich weder Heimweh noch Verwunderung empfand, sondern nur Gleichgültigkeit, unter der sich unzugänglich und unfassbar für alle Argumente des Verstandes, der Zweifel verbarg, dass dieses gelbliche Stäubchen, dass sich in nichts von vielen tausend anderen unterschied, wirklich das strahlende Licht meiner Heimat war.
[Notre soleil], réduit à peu de choses, était si différent de celui de mes souvenirs, que je ne ressentais ni nostalgie ni émerveillement, mais plutôt de l’indifférence, derrière laquelle, inaccessible et imperméable à tous les arguments raisonnables, se dissimulait ce doute : cette étincelle jaunâtre, que rien ne venait distinguer de milliers d’autres, était en fait l’astre radieux de mon monde natale. »
« Plötzlich fragte er : "Weshlab fliegen wir eigentlich zu anderen Sternen?" "Einer muss doch der erste sein", antwortete Lena.
Soudain il demanda : "Pourquoi voyageons-nous jusqu’à d’autres étoiles ? – Il faut bien que quelqu’un y soit en premier", répondit Lena. »
Selon Wikipédia, Gast im Weltraum aurait été partiellement censuré mais les éditions postérieures à la chute de l’URSS aurait rétabli le texte intégral. L’édition en langue allemande que j’ai lue date de 1956, et contiendrait donc le texte tronqué. En l’état, le roman est bien assez long (et lent) comme ça, et s’il n’est pas dénué d’intérêt, il peine tout de même à passionner sur la durée…
Mine de rien, Lem est un auteur plus adapté qu’on le croit au premier abord : les deux adaptations de Solaris sont pour ainsi dire l’arbre qui cache la forêt (plus exactement le bosquet). Comme Feu Vénus avec L’Étoile du silence, Gast im Weltraum a bénéficié d’une adaptation cinématographique : Ikarie XB-1 (sous le titre Voyage to the End of the Universe dans sa version US), une production tchécoslovaque datant de 1963.
Un vaisseau en forme de barquette file dans l’espace. À l’intérieur, un homme fuit, tandis que ses collègues restés dans le poste de pilotage tentent de le ramener à la raison. « La Terre n’est plus là. La Terre n’existe plus ! » s’exclame le type, visiblement perturbé. Générique.
La première partie du film nous présente l’équipage par petites touches, et dans l’ensemble, provoque un ennui terrible. À tout le moins peut-on apprécier les décors intérieurs et la vision de cet équipage d’un futur utopique (mais encore marqué par les horreurs du XXe siècles : après Auschwitz et Hiroshima, rien n’est plus jamais pareil). C’est kitsch, mais pas plus que les films américains de la même époque. Ikarie XB1 se distingue par le soin apporté aux détails : on appréciera les semelles lumineuses des bottes magnétiques des spationautes, ou cette séquence de danse au seuil du ridicule, ou encore les tentatives piteuses des acteurs pour simuler l’apesanteur. L’Ikarie arrive bientôt en vue d’un vaisseau abandonné ; deux membres d’équipage partent l’explorer, et découvrent un lieu empli de cadavres humains – une séquence glaçante, plutôt réussie. La suite replonge le spectateur dans l’ennui : l’équipage succombe peu à peu à une épidémie de mystérieuse somnolence, provoquée par une Étoile noire (un trou noir, quoi, mais en mode magique), et, dans ses dernières minutes, rattache les wagons avec les premières scènes.
Ikarie XB1 reste aussi proche du matériau originel que, par exemple, les Solaris de Tarkovski et Soderberg ou que 1 : à l’exception du vaisseau spatial lancé vers Alpha Centauri et du vaisseau abandonné, la trame n’a pas grand-chose en commun. L’ensemble est loin d’être désagréable à regarder, et constitue une jolie curiosité dans le genre « production SF de l’autre côté du Rideau de fer ». On y reviendra…
Introuvable : oui
Illisible : non (à condition de lire le polonais ou l’allemand)
Inoubliable :