N comme Nouvelles Impressions d'Afrique

L'Abécédaire |

Après Impressions d'Afrique et Locus Solus, l'on conclut notre approche de Raymond Roussel avec son poème impossible, Nouvelles Impressions d'Afrique — véritable OLNI où le procédé d'enchâssement repousse la gymnastique cérébrale au-delà du raisonnable…

Nouvelles Impressions d’Afrique, Raymond Roussel, 1932. Librairie Alphonse Lemerre, 313 pp. Cinquante-neuf illustrations d'Henir-Achille Zo.

Dans ce qui tient lieu de système de notes dans cet Abécédaire, je qualifie certains textes d’illisibles. Sans ambages, je reconnais qu’il s’agit d’un jugement des plus subjectifs, contrairement au caractère trouvable/introuvable – encore que l’on puisse ergoter à ce sujet, suivant que l’objet du billet puisse être obtenu par des moyens que d’aucuns qualifieraient de pas très légaux. Enonçons l’évidence : certains textes, que les uns estimeront d’une lecture aisée (ou pas trop malaisée), paraîtront à d’autres illisibles. Et puis il y a d’autres cas, où le caractère d’illisibilité fait l’unanimité. Comme les Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel — accessoirement le dernier ouvrage publié du vivant de son auteur, décédé dans des circonstances obscures l'année suivante (en 1933 donc).

De Raymond Roussel, j’ai déjà évoqué plus tôt ses deux romans : l’exotique et tarabiscoté Impressions d’Afrique et le quasi science-fictif Locus Solus. Deux œuvres intrigantes, mais d’une lecture peu facile (et c’est peu de le dire) face aux canons romanesques, dont Roussel semble se défier, en proposant des textes fonctionnant sur un procédé imaginatif, laissant l’action et les personnages au second plan, au profit de récits enchâssés (ha !) et de descriptions minutieuses d’inventions bizarres.

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Cela étant dit, avant d’être romancier, Roussel est poète. Et, contrairement à ce que le titre laisse supposer, Nouvelles Impressions d’Afrique n’est en rien la suite d’Impressions d’Afrique : juste un poème, illisible de surcroît. Bon, votre serviteur doit vous avouer qu’il ne goûte guère la poésie, à quelques exceptions près. Ça ne me parle pas — c’est sûrement fâcheux, je sais. Le Sonnet en X de Mallarmé trouve grâce à mes yeux, justement parce qu’il n’y a rien à y comprendre, que l'on peut se contenter d'admirer l’agencement des sonorités rares et précieuses. Le Coup de dés du même Mallarmé me fascine pareillement. Et les Nouvelles Impressions d’Afrique ont tout pour plaire, véritable objet poétique sans équivalent, qui pousse à ses limites le langage.

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À l’inverse d’Impressions Afrique, il est cependant davantage question d’Afrique dans ce poème, les titres des quatre parties du poème le démontre plutôt bien : Damiette - La maison où Saint Louis fut prisonnier ; Le Champ de bataille des pyramides ; La Colonne qui, léchée jusqu’à ce que la langue saigne, guérit la jaunisse ; Les Jardins de Rosette vus d’une dahabieh. Un cadre indubitablement égyptien.

Le texte s’enchâsse à l’extrême : au bout de quelques lignes s’ouvre déjà la première parenthèse, bientôt suivie d’une autre, puis d’une autre encore… Le nombre de parenthèses ouvertes va jusqu’à sept — de quoi étirer au-delà du raisonnable la capacité de compréhension du cerveau. Cela, sans compter les nombreuses incises, les listes, qui composent une bonne part des poèmes, et surtout les notes. Car les poèmes s’ornent de notes de bas de page, souvent assez longues pour permettre l’ouverture de parenthèses (jusqu’au niveau 2 (c’est peu, mais si l’on convient que les notes forment un degré d’enchâssement supplémentaire, cela s’avère pas si mal)). D’ailleurs, les rimes se poursuivent avec les notes, achevant de les intégrer dans le corps du poème.

– L’ignorant qui voit fuir vers le large un bateau†
Dont seul émerge encore un fragment de mâture,

†Pour qui n’a rien appris la terre est un plateau.

Les rimes, justement. Des alexandrins en rimes plates, où Roussel cherche surtout à obtenir l’homophonie. Cela surprend, lorsqu’on voit « porte » (le verbe) rimer avec « porte » (l’objet). Puis, on s’y fait. En dépit de bizarreries : faire rimer « truc » et « truck » surprend, mais moins que « John » et « clown ». Bref, on est proche du fameux procédé, avec lequel notre auteur décomposait des mots en d’autres (« Napoléon, premier empereur » se dégradant en « nappe, olé, ombre, miettes, hampe, air, heure  », mots servant ensuite à l’édification d’un récit).

Plume aux doigts, l’œil vers Dieu, le ciseleur de vers,
Qui – sans cesse y cherchant la plus millionnaire –
Des rimes sait par cœur tout le dictionnaire ;

Parfois, la syntaxe subit elle aussi un procédé d’enchâssement, ce qui contribue à la difficulté de lecture.

– Le dompteur, si sa veuve, un an, sans gris ni mauve,
Stricte s’habillera, dont se régale un fauve ;

Lorsqu’on qualifie les Nouvelles Impressions d’Afrique de poème impossible, ce n’est donc pas une figure de style : les quatre poèmes sont littéralement illisibles, à moins que le lecteur soit pourvu d’un cerveau capable de faire un grand écart similaire à celui séparant deux parties d’une phrase — un écart long de plusieurs pages. Pourtant, le premier niveau de chaque poème n'est pas si long ; plus l'on avance dans les parenthèses, plus les digressions s'étirent. Illisible, du moins dans sa version imprimée. Il paraît que Roussel avait songé à une machine, permettant/facilitant la lecture de ce poème — un ensemble de deux roues superposées, l’une d’elle occultant l’autre par endroit. On peut se montrer curieux de voir à que cela aurait ressemblé concrètement. Néanmoins, aussi pratique que cette potentielle machinerie, il y a l’informatique. Le site With Hidden Noise, grâce aux ressources du code HTML, permet de déplier/replier les parenthèses, niveau par niveau.

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Dans sa deuxième édition (celle que l’on trouve aisément sur Gallica), les Nouvelles Impressions d’Afrique sont illustrées (ce qui rend d’ailleurs leur lecture fastidieuse : à chaque page de poème succède une page blanche, l’illustration en question, et une nouvelle page blanche). Des gravures, dues à un certain Henri-Achille Zo, d’une nature étonnamment prosaïque : pour peu que le poème évoque un perroquet, l’on verra une illustration du volatile. Non seulement les gravures sont sans génie, mais elles n’apportent rien aux poèmes. Ce qui en rehausse l'intérêt : selon cet article, Roussel aurait donné des instructions au graveur par l’intermédiaire d’un détective privé ; Zo n’aurait su pour qui il travaillait, ni la nature de l’œuvre destinée à être illustrée — un amusant exemple de contrainte que l'on pourrait qualifier de très roussellien.

Cette deuxième édition des Nouvelles Impressions d’Afrique se conclue par un poème que l’on pourra qualifier de normal, « L’Âme de Victor Hugo », écrit par un Roussel alors âgé de dix-sept ans. La poésie et moi faisant deux, je n’ai pas grand-chose à en dire, si ce n’est : lisez, voyez que Roussel ne rédigeait pas uniquement des textes illisibles.

In fine, je serais bien en peine de dire de quoi parlent les Nouvelles Impressions d’Afrique ; mais l’œuvre, fascinante, énigmatique, véritable objet littéraire non-identifié qui repousse les limites du langage, invite son lecteur à y replonger, encore et encore.

(Dans The Familiar de Mark Z. Danielewski, les lignes narratives de deux personnages sont écrites selon de semblables procédés d'enchâssement, où les parenthèses (ou tout autre symbole typographique approchant, du genre crochets, accolades, chevrons) s'échelonnent. Mais ça se lit.)

Introuvable : non
Illisible : hahaha
Inoubliable : oui

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