B comme Bish Bosch

L'Abécédaire |

Où, après Climate of Hunter, Tilt et The Drift, l'on conclut notre parcours à travers les territoires sonores enténébrés de la discographie du crooner désaxé Scott Walker, avec Bish Bosch, son dernier album solo en date, ainsi que Soused, sa collaboration attendue avec Sunn O)))… Un pas plus loin dans la noirceur ?

And Who Shall Go to the Ball? And What Shall Go to the Ball?, Scott Walker (4AD, 2007). 4 morceaux, 27 minutes.
Bish Bosch, Scott Walker (4AD, 2012). 9 morceaux, 73 minutes.
Soused, Scott Walker + Sunn O))) (4AD, 2014). 5 morceaux, 51 minutes.

On avait laissé Scott Walker avec The Drift, son album de la décennie 2000. Un album pour moi en forme de mètre-étalon : une incursion dans la psyché tourmentée de Walker, où l’on croise dans les ténèbres, entre deux terrifiants blocs sonores, le fantôme de Clare Petacci, le frère mort-né d’Elvis ou un Donald Duck acquis au côté obscur de la Force. Mais allait-il falloir patienter à nouveau onze ans pour entendre du neuf ?

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Non, et cela dès 2007, lorsque le crooner a composé And Who Shall Go to the Ball? And What Shall Go to the Ball?, musique à destination d’un ballet pour une troupe de danse, dont font partie des handicapés. Divisé en quatre mouvements d’égale longueur, pour une durée ne dépassant pas la demi-heure, ce disque a la particularité d’être entièrement instrumental. Des drones discrets, des violons perturbés, de nouveaux blocs sonores sombres et/ou stridents… On est clairement dans la musique contemporaine absconse, dans la lignée de Ligeti. Mais sans la voix de Walker, on y perd.

Introuvable : oui
Inécoutable : oui
Inoubliable : non

*

Bish Bosch (2013), donc. Considéré de l’aveu de Walker comme le dernier volet d’une trilogie entamée par Tilt (1995) et poursuivie par The Drift (2006). Justement, après ces deux disques qui poussaient chacun l’expérimentation et la noirceur plus loin, les interrogations étaient grandes de savoir ce qu’allait proposer Walker avec ce nouvel album, dont le titre cite Jérôme Bosch mais peut se traduire par « le boulot est fait ».

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On débute en terrain connu, quoique hostile, avec « 'See You Don't Bump His Head' », l’un des morceaux les plus courts du disque. Une batterie frénétique, des bruitages à la stridence inquiétante (oh, juste un peu). La voix de Walker, inchangée, s’élève au bout de trente secondes :

« While plucking feathers from a swan song
Shit might pretzel Christ's intestines
While plucking feathers from a swan song
Being crushed from the inside out »

De temps à autre, une guitare saturée balance des riffs sans rime ni raison (surtout sans raison). La chanson, qui aurait pu continuer encore longtemps ainsi, stoppe au bout de quatre minutes, et enchaîne sur « Corps de Blah ».

« Nothing clears a room
Like removing a brain »

Presque timidement, Scott Walker y chante quasi a capella, avant que des bruitages inquiétants/stridents/dérangeants ne s’immiscent. Les paroles alignent les mots rares : ce n’est pas dans la variétoche qu’on entendra « Epicanthic knobbler of ninon / Arch to Macaronic mahout in the mascon », mais je veux bien une explication de texte. Et au bout de trois minutes retentissent ce qui ressemble fort à des flatulences constipées. Euh… « Corps de Blah » enchaîne les ambiances, reconvoque les grosses guitares du morceau précédent, mais peine toutefois à décoller. Tout comme « Phrasing », qui passe la chanson pop au presse-purée. Il y est question du Klu Klux Klan et de Khrouchtchev. « Pain is not alone » psalmodie Walker : c’est sûrement à ce moment-là que l’auditeur se dit qu’il commence à souffrir…

« If music were shit
You’d be a brass band »

Et débute « SDSS14+13B (Zercon, A Flagpole Sitter) », la chanson (??) la plus longue jamais écrite par Walker. Près de vingt-deux minutes, centrées sur la vie d’un nain, bouffon à la cour d’Attila le Hun ou bien stylite, comparée in fine à une naine brune. Les paroles, qui ne semblent pas dépourvues d’un humour grinçant, entremêlent numéros de téléphones dictés en chiffres romains, graffitis lus dans des WC publics, nomment Lavinia et Gorbatchev, César et les Nibelungen (tiens, d’autres nains). Un morceau de bravoure, si l’on veut…

Les chansons suivantes pâlissent en comparaison. Des cuivres hystériques et des percussions frénétiques ponctuent « Epizootics! », morceau sous influence hawaïenne qui se conclut par une micro-ballade au ukulélé (Walker et son humour pince-sans-rire). Un ukulélé interrompu par une coup brusque : « Dimple » et son ambiance automnale, désolée, débute. Puis c’est « Tar », son ambiance poisseuse, façon étal de boucher hanté par les mouches. Si « Clara » sur l'album précédent se distinguait par ses viande-percussions, ce sont ici des épées frottées qui rythment cette chanson (oui, Walker a demandé à ses musiciens d’introduire des coupe-choux en studio et de faire joujou avec). Pas grand-chose à dire sur les paroles, aussi cryptiques que référencées.

Avec ses 2’26", « Pilgrim » est le morceau le plus court. Une sorte de pochade, où il est question de souris et de crapauds que l’on fait exploser en soufflant dedans. Rompant la tradition du morceau à la guitare sèche terminant chaque album de Walker depuis Climate of Hunter, Bish Bosch se conclut avec un chant de Noël. Vous avez bien lu : un chant de Noël, titré « The Day the ‘Conducator’ Died (A Xmas Song) ». Le Conducator, pour ceux qui l’auraient oublié, c’est le surnom de feu Nicolae Ceaușescu, jugé et fusillé dans la foulée, le 25 décembre 1989 (ai-je déjà dit que les dictateurs fascinent Walker ?). La chanson se termine avec des grelots jouant l’air de « Vive le vent », avec le même enjouement sans joie qui caractérise « Darkness », sa contribution à l’album collectif Plague Songs (2006) (dix chansons sur les Dix Plaies d’Egypte), où la chanson vire en une sorte de doo-wop aussi rigide qu'inquiétant.

Avec Tilt et The Drift, Scott Walker déconstruisait les chansons et tirait de force la pop dans des ténèbres désolées. Un travail qui se poursuit avec Bish Bosch : une même chanson semble divisée en plusieurs morceaux ; les frontières entre les morceaux s’estompent (on pense que le morceau change : non, c’est le même ; on pense que c’est la même chanson : ah non, on est passé à la suivante) ; le disque semble former une seule unité, avec la voix de Walker, sinistre et incompréhensible maître de cérémonie, pour faire tenir le tout. Mais le plus souvent, Walker semble pérorer ou s’époumoner dans le vide. Les points d’accroche sont rares. Les guitares au son bien gras, qui surgissent çà et là ? Les épées frottées ? La chanson de Noël ? Les pets ? Bish Bosch déstabilise, sûrement plus que Tilt ou The Drift. Mais Bish Bosch souffre d’un gros problème par rapport à ses prédécesseurs : l’album est franchement chiant, intriguant par endroit, ridicule en d’autres, et les écoutes successives (si l’auditeur y parvient) n’apportent que peu de satisfaction. The Drift s’avérait inconfortable mais passionnant ; Bish Bosch est juste… pénible. Par rapport au précédent disque, qui représentait un grand pas en avant (dans les ténèbres), on a l’impression que Walker a avancé mais en abandonnant l’auditeur sur le bord de la route. (Bien joué.)

Introuvable : non
Inécoutable : oui
Inoubliable : non

*

Heureusement, Scott Walker n’en est pas resté là. Courant 2014, le label 4AD a annoncé sa collaboration avec le groupe de drone metal Sunn O))). Il semble que Walker et Sunn O))) souhaitaient enregistrer ensemble depuis plusieurs années déjà mais que l’occasion leur avait manquée. Chose réparée avec Soused, pour une rencontre moins inattendue qu’on pourrait le croire. Entre la déconstruction à l’œuvre chez Walker et le drone sombre caractérisant Sunn O))), il y a des ponts.

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Soused se situe plus sûrement dans la lignée de The Drift que Bish Bosch. Et ce n’est pas une mauvaise chose. The Drift fonctionnait par l’élévation et l’effondrement soudains de blocs sonores. Soused, ce sont donc cinq blocs sonores monolithiques (en apparence), basaltiques pour ainsi dire, à l’image de la pochette du disque.

« Brando » (comme Marlon, oui) s’ouvre sur la voix, mélodramatique comme pas souvent, de Walker ; trente secondes incongrues, et puis des guitares, du genre sismique, débarquent, accompagnées de coups de fouet. Plaisirs et douleurs s’entremêlent.

A beating
would do me
a world
of good

« Herod 2014 » débute avec un tocsin, lui aussi bientôt noyé sous un magma de guitares malmenées ; il y est question d’une femme dissimulant ses bébés pour éviter qu’ils ne soient dévorés (enfin, je crois).

Dans l’une de ses rares interviews, Walker déclare au sujet de « Bull », troisième chanson de Soused : « The idea of the song is it’s a crusade. There are a lot of crusade images in it. It’s a crusade against existence itself. » Tout un programme… Plus de plaisir, ne reste que la douleur, incessante. « Continuons à avancer » psalmodie Walker en latin avant que le morceau ne se termine en un lent fondu au noir.

Là où « Bull » était du genre rentre-dedans, les neuf minutes de « Fetish » s’avèrent instables, en perpétuel effondrement. Le morceau se décompose et se recompose sans cesse (il n’aurait pas déparé sur The Drift), alterne silences où ne règne que la voix de Walker et moments de chaos sonique.

L’album se conclut par « Lullaby », où Walker réinterprète une chanson qu’il avait écrite pour Ute Lemper. Si la voix de velours de la chanteuse allemande n’a rien à voir avec celle du crooner désaxé, les deux versions de la chanson s’avèrent tout aussi inquiétantes – aérienne et désolée pour Lemper, caverneuse et lancinante pour Walker –, pas vraiment le genre de berceuse que l’on chanterait à un enfant qui ne veut pas dormir. Sauf si c’est pour toujours : la chanson (pour autant qu’on puisse en juger avec les paroles énigmatiques de Walker) serait au sujet du suicide assisté. Joie et bonne humeur…

 

Oppressants aux premières écoutes, ces cinq morceaux ne recèlent in fine que peu de promesses, et leur attrait plein de noirceur diminue vite. La rencontre entre les deux univers sombres de Walker et du duo O’Malley/Anderson ne produit autant d’étincelles qu’escompté, quand bien même ce Soused (dont le titre signifie « poivrot ») semble constituer une continuation logique du parcours musical de Scott Walker.

Bon, malgré des parutions moins convaincantes que par le passé, Walker demeure l’un des musiciens les plus intrigants qui soit. S’il y a une suite (« si » : l’ami Scott a tout de même 72 ans), je demeure cependant curieux de savoir de quel bois charbon elle sera faite.

Introuvable : non
Inécoutable : oui mais non (enfin, c’est plus écoutable que Bish Bosch)
Inoubliable : oui

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