Cette nouvelle de Jean-Pierre Andrevon, issue du recueil Demain, le monde, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 31 octobre 2015. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
La première chose que je fais en me réveillant, c’est d’aller dire bonjour à mon poisson rouge. Il flotte plus qu’il ne nage dans un aquarium rectangulaire, tout petit, que j’ai placé sur l’angle de la tablette d’un meuble à tiroirs, près de la fenêtre, pour qu’il ait du jour. Mon poisson rouge me donne des soucis. Je ne le garderai sans doute guère plus longtemps que les autres, bien que j’aie réussi à trouver pour lui une marque d’eau minérale plus pure que l’Évian, qui avait fait crever les précédents. Hector… Hector… tu vas bien ? Je cogne de mon index replié la paroi de verre de son minuscule univers en forme de boîte. Mon poisson rouge s’appelle Hector, je ne sais pas pourquoi, un caprice, une connerie. Ils se sont tous appelés Hector, depuis le début. Quand ils crèvent, je les jette dans le vide-ordures. Aujourd’hui, il me semble qu’il a encore pâli, que ses mouvements sont encore plus lourds que d’habitude… Il tourne lentement dans son monde fermé, ses nageoires délicates rament dans l’eau avec nonchalance (ou bien est-ce de la lassitude ?), il a l’œil rond et noir, sans expression aucune. Mais est-ce qu’on peut savoir ce qui se passe dans la tête légère d’un poisson rouge malade de mauvaise flotte ? Hector… Je l’appelle quand même, bien que je sache qu’il ne peut pas m’entendre. Mon poisson rouge est sourd-muet de naissance, mon poisson rouge n’est même pas rouge, il est d’un rose fané de vieille fleur, il devient presque translucide à force de se décolorer. Il n’en a plus pour longtemps. Si celui-là crève, je crois que je n’en achèterai plus. Je dis toujours ça. Et puis la solitude… Quand je l’ai acheté, celui-là, il était d’un beau rouge, un beau rouge comme celui d’un crayon feutre rouge. Maintenant il pèle. Il a encore deux écailles en moins sur le flanc droit… Le flanc ? C’est pas grand-chose, le flanc d’un poisson rouge même pas rouge. C’est un ou deux centimètres carrés de peau froide et carrelée. C’est rien. C’est de la merde. Qu’il crève ! J’ai saupoudré le dessus de l’eau avec un peu de nourriture qu’on vend pour les poissons rouges, cette espèce de poudre noirâtre qui n’a pas de goût, j’en ai mis un jour quelques grains sur ma langue, et j’ai remarqué qu’Hector ne faisait aucun effort pour se propulser vers la surface et happer, de sa bouche sans langue et sans dents, cette manne céleste dégueulasse. Ça m’a découragé, je suis allé m’habiller.
Je me lève tôt, toujours au même moment à quelques minutes prés, vers les six heures et demie, été comme hiver, mais il n’y a plus d’hiver ni d’été, ils ont détraqué le temps avec leurs expériences nucléaires. Je n’ai pas besoin de réveil, ou alors c’est que j’en ai un dans ma tête, accroché à l’intérieur de mon crâne comme une araignée tic-tac. Maintenant c’est l’été, la pluie est plus chaude et plus grasse, plus noire. Après avoir avalé une tasse de Nescafé avec trois sucres – j’aime le café très sucré –, je suis allé voir la gueule que j’avais dans la glace de mon coin salle de bains. J’ai trouvé que j’avais la même gueule que les autres jours, une gueule passable, enfin chacun ses goûts. Il faut tout de même que je me rase avant d’aller au boulot, un menton râpeux ça fait négligé, et puis on vous remarque. Mon Philips à deux têtes pivotantes a fait ça en un tournemain. Après, j’ai passé sur mes épaules le harnais de mon.45. C’est une bonne arme, je l’ai bien en main, je la soigne, toujours impeccablement graissée et nettoyée. J’ai pris deux chargeurs de rechange que j’ai mis dans la poche de ma veste et j’ai accroché à mon épaule gauche la sacoche en toile avec les bombes et les machins. La sacoche, je la vérifie toujours le soir avant de me coucher, comme ça je n’ai pas à m’en occuper le matin. Je suis un maniaque. Bon, je n’ai rien oublié ? Non, je n’ai rien oublié. Je sors, je ferme à clé le triple verrou de sécurité. Une fois, on m’a cambriolé : il faut être prudent. Bonjour, monsieur Duthoit. Je viens de saluer mon voisin de palier, il sort presque toujours en même temps que moi. Bonjour, monsieur Andrevon. Pas fameux, le temps, ce matin… Non, pas fameux. Enfin, comme d’habitude, quoi. Ben oui, comme d’habitude. En bavardant, nous avons descendu à pied les onze étages jusqu’au rez-de-chaussée. L’ascenseur ne marche toujours pas. Roux et Combaluzier sont au chômage, ou quoi ? Enfin, par les temps qui courent… Mais précisément les temps ne courent pas : ils dégoulinent. J’ai enfoncé mon chapeau imperméable jusqu’au-dessus des yeux et j’en ai resserré d’un cran la jugulaire. Au revoir, monsieur Duthoit, bonne journée. Bonne journée à vous aussi, monsieur Andrevon. Lui, il va vers le sud. J’ai relevé le col de ma pelure imperméable et allez, je file vers les quartiers pauvres.
Il a beau pleuvoir, les pauvres grouillent toujours dans les rues des quartiers pauvres. Que ce soit le matin, le soir, la nuit, rien à faire : on en rencontre par paquets entiers qui se poussent sur le macadam à la recherche de quoi, je vous le demande. Je n’aime pas les pauvres. Ils sont pauvres, ils puent, ils ont de sales têtes, des manières qui ne me plaisent pas, ce sont des déchets. Tu pourrais pas me filer deux nickels pour m’acheter un morceau de pain ? Toujours le même refrain. Ça commence dès qu’on rentre dans les quartiers pauvres, la main tendue, le regard glaireux, ils vous collent le train, pire que de la glu. Mais je suis bonne pâte, je peux rarement résister. Je lui sors ses deux nickels… non, un, c’est bien suffisant, et j’enfile la rue Georges-Pompidou, la plus large du coin, avec les marchands de frites et de merguez, les vendeurs de mauvaise herbe, les tapineuses défraichies à vingt nickels. La pluie tombe dru comme jamais. On dit que certains pauvres dorment dans les rues. Ils doivent être pleins de vase à l’intérieur, c’est peut-être pour ça qu’ils puent tant de la gueule. Par qui je vais commencer ? C’est toujours difficile de se mettre en train, il y a toujours un moment d’indécision, de flottement. De flottement ! Dites, qu’est-ce que j’ai comme esprit ! Bon : il faut y aller franco, sinon on perd des heures.
Je me suis accoudé au comptoir d’une buvette BIÈRE 33 EXPORT qui donne directement sur le trottoir, heureusement il y a un rideau pare-pluie, et j’ai demandé un café, un vrai. J’aime bien le café. C’est fou ce que j’aime le café. En le sirotant gorgée par gorgée, brûlantes, j’ai choisi le premier avec mon œil. Je choisis toujours avec mon œil, pas avec ma tête. C’est un grand maigre, avec une grande barbe, un gilet en peau de mouton, le crâne déjà dégarni. À peu près mon âge. Il fumait une Marlboro à côté de moi, vautré sur le bar devant un verre vide. J’ai sorti mon.45, j’ai manœuvré la culasse pour faire glisser une balle dans le canon, j’ai appuyé le canon sur sa tempe et j’ai tiré ayant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit. Sa tête a explosé, plein de cervelle est allé s’étaler sur le dessus du bar et un ou deux autres pauvres qui se trouvaient dans l’enfilade ont été arrosés. Je tire à balles blindées. C’est de la bonne camelote. J’ai demandé combien c’était le café, un nickel, j’ai payé, j’ai ramassé ma sacoche et je suis parti. La pluie forme de grandes mares huileuses au milieu de la rue. Parfois, un rat sort d’une bouche d’égout et court d’un trottoir à l’autre. J’aime bien les rats. J’en ai un peu peur aussi. On dit qu’ils constituent une véritable société parallèle à la nôtre, juste sous nos pieds, de l’autre côté de la chaussée. Notre reflet inversé, en quelque sorte. On dit même qu’un jour… Mais c’est dans les bouquins qu’on dit tout ça.
Dans la rue Richard-Nixon, où un minable cinéma de l’U.G.C. projette en permanence Les Aventures de Rabbi Jacob, il y a des tas de petites baraques en bois qui crament facilement. Les pauvres aiment bien donner à leurs rues des noms qui pètent. C’est comme une compensation, il paraît : plus les rues sont étroites et cradingues, plus elles portent des noms qui impressionnent. Les pauvres sont vraiment des cons. Une fille m’a demandé si je venais. Elle avait les yeux très bleus dans un petit visage de rien du tout, un visage de craie avec deux ronds rouges pour les joues et une balafre rouge pour la bouche. Un petit visage de clown triste. Pas vraiment moche, mais d’un maigre ! Je suis passé sans rien dire, mais je lui ai fait quand même un petit sourire en coin pour lui montrer que… Pour lui montrer, j’en sais rien, quoi. Des fois, quand j’ai le temps, je m’arrête, je leur demande combien c’est, et si elles se laissent mettre la langue dans le machin, enfin des trucs comme ça. Ça m’amuse, ça m’excite même un peu. Il m’en faut pas beaucoup. Quand la maison a commencé à brûler dans les grandes flammes jaunes du phosphore, je l’ai vue qui s’approchait pour regarder elle aussi. Mais elle n’a pas osé venir trop près de moi, elle est restée blottie dans la foule des pauvres qui s’assemblaient. Dans la maison, ça gueulait. C’est une petite maison d’un seul étage ; j’avais vu par la fenêtre qu’il y avait une femme et trois gosses, deux-quatre-six ans, dans la pièce du devant en bas. Je n’ai jamais su si d’autres occupants se trouvaient dans les autres pièces, mais je ne crois pas. La femme était grasse et grise, genre italienne, gonflée de mauvais lard dû aux spaghettis et à la mortadelle, une nourriture de pauvres. Les grosses femmes, ça brûle bien. Celle-là, elle est partie en pétillant, dans une fumée voluptueuse. Les gosses, c’étaient des gosses genre sales gosses. Je me suis fait marcher sur les pieds plusieurs fois tellement la foule était dense autour de moi. Les pauvres, ça aime bien les incendies, surtout quand ça grésille à l’intérieur et que ça sent la viande brûlée. Les flics ont mis longtemps pour arriver, les flics ou les pompiers, je ne sais pas. Mais il n’y avait déjà plus rien à faire, la pluie avait tout éteint, il y avait une fumée du diable, les spectateurs refluaient en toussant. Les flics ou les pompiers m’ont demandé si c’était moi. Ils ont l’œil, et puis je n’ai tout de même pas l’air d’un pauvre ! Oui, c’est moi. Avec un cocktail Molotov ? Non, non, une grenade au phosphore… Quel genre de détonateur ? Je leur ai expliqué qu’il ne s’agissait pas d’un détonateur, que c’était une fabrication personnelle, chimique, deux corps instables qui s’enflamment spontanément au moment où ils se mélangent. Ils m’ont remercié, se sont excusés à cause du travail à faire sur les décombres. J’ai dit pas de quoi et j’ai cherché de l’œil la putain blonde au petit visage de craie, mais elle était partie, ou alors avec un client. J’en ai brusquement eu marre des quartiers pauvres et de la pluie, ici encore plus triste qu’ailleurs si c’est possible. Je suis parti.
Ciao !
J’ai marché à pied jusqu’au périphérique et là j’ai fait signe à un taxi pour qu’il m’emmène jusqu’aux quartiers riches. Il est difficile d’accéder en marchant dans les quartiers riches, les vigiles filtrent salement et un piéton, c’est toujours automatiquement suspect. Les quartiers riches sont magnifiques, avec les buildings hauts comme ça, les hôtels scintillants de lumières et les parcs avec de l’herbe, des fleurs, des arbres, tout en plastique. J’aime bien flâner dans les quartiers riches, même sous la pluie tiède qui craque sur mon chapeau de pluie. Une fois dans l’enceinte, on ne vous demande plus rien. J’aime bien me promener dans les quartiers riches, mais je n’aime pas les riches. Ils sont riches et ils le portent sur leur gueule lisse et pommadée, sur leurs vêtements ruineux, sur leurs bagnoles toujours plus longues et toujours bien astiquées. Les riches me font gerber. Les riches, je les encule. Et coule la pluie. Un jour, c’est sûr, il s’arrêtera de pleuvoir. Pour toute une semaine. Ou pour un jour entier. Et si ce n’est que pour une heure, c’est toujours ça de pris. En traversant le square Léon Trotsky, un des plus beaux, avec les magnolias imputrescibles et le lilas qui défient les saisons sans saison, j’ai assisté à un spectacle qui m’a pincé le cœur : un gosse de riche qui traînait au bout d’une laisse un gros chat gris au poil tout collé par la pluie, et le chat ne voulait pas avancer, et le gosse lui donnait des coups de pied. Sales petits morveux de gosses de riches ! Mais je n’ai rien osé dire, le gosse n’était pas seul, sa bonne ou sa gouvernante le surveillait à quelques pas sous un grand parapluie orange. J’ai juste fait au chat tsk tsk avec la bouche en passant, il m’a regardé avec des yeux misérables, ses oreilles étaient tout aplaties sur sa tête. J’aimerais bien avoir un chat. Pas vous ? Un chat, c’est tiède et doux, ça sent bon, on met son nez dans les poils épais de son cou et on lui gratte le poitrail ; et le chat se met à ronronner. Un chat, c’est une grosse boule de laine vivante, avec un nez toujours froid, des yeux verts qui vous fixent du fond de leur marais vieux et mystérieux ; une langue râpeuse qui passe sur votre joue et dans le creux de votre main, et des griffes pas méchantes qui coulissent entre les coussinets de caoutchouc-mousse de leurs pattes. C’est bien d’avoir un chat. Ça serait bien d’avoir un chat. Avec un chat, je ne sortirais presque plus jamais de chez moi, enfin, le minimum, pour le boulot. Ce n’est pas juste que seuls les riches aient des chats. Et pour ce qu’ils en font ! Le square Léon-Trotsky me dégoûte, tout à coup. Je fous le camp en vitesse, le parapluie orange reste piqué au loin contre un angle de pelouse vert électrique, le gosse au chat… Je ne sais pas, je ne me retourne même pas.
Avant d’aller bouffer dans un restaurant de riches, j’ai fait quelques centaines de mètres le long de la perspective Che-Guevara. Les riches aiment bien donner à leurs rues des noms de révolutionnaires morts, étrangers, folkloriques, qui chantent à l’oreille et au cœur. C’est en bordure de la perspective Che-Guevara que se dresse le building noir et or de la Banque Nationale du Commerce et de l’Industrie. Au centre du grand hall d’entrée, il y a douze ascenseurs dans des cages tarabiscotées. Chaque cabine peut contenir douze personnes. J’en ai choisi une au hasard, je suis monté avec onze riches jusqu’au quatrième, là où on peut accéder à la terrasse avec vue sur la ville, la tour Eiffel, les tours de la Défense, la tour Montparnasse, toutes ces beautés évanescentes sous la pluie. En haut, une fille m’a demandé si je voulais un massage, une spécialité, un petit quelque chose, quoi. J’ai dit non merci, pourtant elle était vraiment bien foutue, grande, brune et bien proportionnée, avec une grosse poitrine qui remuait sous son corsage en écailles dorées et de grosses cuisses bronzées qui sortaient de son petit short rouge moulé sur le pubis. Non merci, j’ai dit. Elle m’ouvre un grand sourire violet qui montre des dents parfaitement blanches et carrées, voraces, à vous manger tout cru. Mon cœur cogne fort et mes mains en tremblent encore quand j’ouvre ma sacoche dans la rotonde interdite au public où fonctionnent les moteurs des ascenseurs, avec les treuils, les câbles et tout. Je règle le retard du détonateur sur un quart d’heure et je colle le pain de TNT par sa capsule magnétique sur le montant principal de la bobineuse. En sortant de la rotonde, je constate que j’ai les mains un peu tachées par le cambouis. Je vais les laver aux lavabos de la terrasse, pardon monsieur, pardon madame. En me frottant les doigts, savon parfumé vert amande amère, je regarde la tête que j’ai dans le miroir où quelqu’un a écrit avec du rouge à lèvres : VOUS NE ME METTREZ JAMAIS PLUS. J’ai ma tête ordinaire, neutre, un peu pâle, plus tellement de cheveux sur le devant du crâne. Je me fais un petit clin d’œil, et puis je redescends en prenant le fameux ascenseur. Quand je suis dans le hall, je m’éloigne vers les portes coulissantes, je m’adosse à un pilier de marbre rose et noir, et j’attends. Je compte douze riches qui prennent place dans la cabine. Les portes se ferment, la cabine commence à monter, les petits voyants lumineux dans le mur s’allument pour indiquer la progression, I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, et j’entends un bruit sourd juste comme le IX vient de s’éclairer. La chute fracassante de la cabine m’emplit les oreilles, et je me contente de lire le spectacle dans le regard étonné des riches qui pénètrent dans le hall, parce que moi j’ai déjà tourné les talons, hop, le parvis, hop, la petite rue à droite, elle s’appelle rue Amilcar-Cabral…
Le repas que j’ai pris sur le coup de treize heures dans un restaurant de riches – sur la porte, il y avait inscrit Produits exclusivement Fauchon – n’a pas été si formidable : œufs mimosa, pâté de campagne fleuri de rondelles de concombres, un poisson de mer, dont j’ai oublié le nom, entouré de champignons et de tomates en coulis au vin blanc, au dessert un sorbet au cassis, café fort, armagnac du Clos des Ducs. Pas si formidable mais pas si mal que ça, il ne faut pas exagérer… Seulement je n’aime pas les restaurants de riches. Trop de meubles luisants, trop de petites ampoules mignardes aux lustres clinquant de verroterie, trop de conversations furtives et basses, et tous ces parfums langoureux, doucereux, lavande, santal, déodorants, after shave… Saloperie ! Je suis passé dans les toilette-dames, j’ai attendu qu’une porte s’ouvre après le bruit de chasse d’eau : c’était une grosse femme, cinquante ans, rousse cuivrée, avec une robe grenat moulant sa grosse panse. Elle a eu l’air surpris en me voyant, elle a ouvert la bouche pour dire quelque chose. Mais c’était trop tard, je lui avais déjà enfoncé la lame épaisse de mon couteau de chasse juste au-dessus du pubis, et j’ai remonté jusqu’au nombril. C’était dur, la lame tranchait en même temps le tissu, l’épiderme, le péritoine, les intestins coulés dans la graisse. Elle a fait Oh !, a lâché un pet mouillé. J’ai fait la même entaille transversalement, entre les deux épines iliaques antéro-supérieures. Le sang a commencé à couler, et d’autres liquides aussi, mélangés, sur sa robe grenat, son jupon de mousseline et sa culotte mauve, déchirés en croix. Elle a encore fait Oh ! oh ! oh ! plusieurs fois de suite, de plus en plus fort, avec une voix de plus en plus aiguë et de plus en plus sifflante. En même temps elle s’affaissait lentement, comme un gros sac rempli d’air qui se dégonfle et se tasse sur lui-même. Le sang pissait maintenant très fort, par saccades, j’avais dû creuser assez profond pour couper l’artère iliaque. Séchée en dix minutes, même pas. Les boyaux commençaient à se dérouler hors de la cavité abdominale comme de gros vers gris et gras sortant aveugles d’une caverne, et elle essayait de les retenir avec ses mains aux doigts pleins de bagues. Lorsque je suis sorti des lavabos, elle n’était pas encore tout à fait morte. Elle était assise par terre, jambes ouvertes, au milieu d’une flaque rouge et brune grandissante ; ses intestins avaient entièrement débordé et formaient entre ses cuisses un grouillement de matières molles, ses gémissements n’étaient plus qu’un seul râle ininterrompu, presque imperceptible. Ça puait les entrailles chaudes et merdeuses. J’étais tellement excité que je bandais un maximum, j’ai dû attendre un moment dans le couloir que ça se tasse. Quand j’ai été correct, j’ai regagné ma table et, au moment de payer, ça faisait un De Gaulle-or et trente nickels, ils n’y vont pas de main morte, j’ai dit au garçon que quelqu’un était mort dans les toilettes-dames. Il m’a dit on arrangera ça et je suis parti sans laisser de pourboire. J’avais rengainé mon couteau de chasse, je venais d’essuyer la lame avec ma serviette de table. Avant de quitter les quartiers riches, je suis repassé à la BNCI et j’ai demandé au portier le nombre des victimes de l’accident d’ascenseur. Neuf morts et trois blessés graves, monsieur. J’ai remercié. C’était un bon résultat, j’étais content, j’en ai presque oublié la mémé répugnante des lavabos. La pluie était fine, le ciel presque léger, j’ai pris un taxi pour les quartiers intellectuels.
Les quartiers intellectuels ressemblent assez aux quartiers pauvres. On y trouve le même genre de ruelles étroites et de maisons basses, à demi croulantes, et autant de monde dans les rues. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Dans les quartiers intellectuels, il y a des tas d’endroits qui n’existent nulle part ailleurs : des galeries de peinture, des librairies, des kiosques à journaux, des caves et des cabarets où on fait de la musique, des théâtres, et bien sûr des cinémas, à part qu’ici on les appelle cinémathèques ou art et essai. Une autre différence avec les quartiers pauvres tient à ce que les gens dans la rue n’ont pas cet aspect morne, cette allure effondrée et errante qui caractérisent les pauvres. Les intellectuels sont toujours affairés, ils ont toujours l’air d’aller quelque part, d’avoir quelque chose à faire de précis, d’important, de définitif. Je vous demande un peu ! Mais pour qui ils se prennent ? Chacun d’eux a toujours l’air d’être en train de changer le monde et pourtant le monde ne change pas. Ça non, il ne change pas. Dans les rues des quartiers intellectuels, on s’interpelle sans arrêt, les gens trouvent toujours quelque chose à se dire, je viens de lire tel bouquin, le pied ! j’ai réfléchi à la théorie d’Untel, c’est superastucieux ! tu as vu les nouvelles structures intégrées de Machin, extatique ! et toutes sortes de conneries de ce genre. Dans les quartiers intellectuels, on n’est jamais tranquille, pas la moindre intimité, les intellectuels font toujours mine de tous se connaître mais ce n’est pas vrai, on t’accroche pour un oui pour un non, le Grand Magic Circus joue sur le square Bradbury, le Gong est à l’amphi Yves-Klein, on ne peut pas avoir la paix, c’est la merde tout le temps. Mais ce qu’il y a de pire, c’est que tous ces excités ont l’air heureux. Heureux, oui ! Vous vous rendez compte ? Les hommes ont le visage angélique et doux, les yeux dans le vague, les filles rient tout haut sous la pluie, elles ont des tuniques indiennes trempées qui leur collent aux seins et leurs longs cheveux flamme ruisselants sont plaqués, sur leur front et leurs joues, elles écartent une mèche de temps en temps, elles ont le nez pointu, des boucles d’oreilles, les lèvres pulpeuses. Je n’aime pas les pauvres. Je n’aime pas les riches. Je n’aime pas les pauvres et je n’aime pas les riches, mais ce n’est rien à côté des intellectuels. Les intellectuels, je les hais. Les philosophes surtout mais en vérité je les mets tous dans le même sac à merde. Ça me part du fond des tripes, et ça me remonte jusqu’au cerveau en bousculant toute ma viande, j’y peux rien, c’est comme ça. Résultat des courses, je viens le moins souvent possible dans les quartiers intellectuels, juste pour le boulot.
Mais j’ai pris soif à dégoiser comme ça, même à l’intérieur de ma tête. Je rentre dans un bistrot bondé, j’essaie de ne pas écouter les conversations, toujours les mêmes, j’essaie de ne pas avaler trop de cette dégueulasserie de fumée de hasch qui stagne de partout, je me case sur une chaise libre à une table où trois intellectuels mâles ou femelles qui puent le patchouli discutent à n’en plus finir à propos de je ne sais quoi, et je commande un Cuba libre, infecte mélange de rhum et de Coca.
Juste avant de sortir, j’ai piqué un intellectuel qui était assis près de la porte et dessinait sur un petit carnet la fille en face de lui. En principe, ça dure douze secondes. J’ai compté lentement, en le regardant faire. Il a grimacé, a lâché son crayon feutre, a porté sa main à son bras à l’endroit de la piqûre, est devenu tout pâle, a essayé de reprendre sa respiration mais l’air ne venait plus. Il a toussoté, son corps s’est arqué en arrière, il est tombé avec sa chaise, tout raide, et n’a pas remué. Douze secondes. C’est un peu du luxe, cette bague avec une aiguille creuse et la strychnine, mais dans les endroits bondés, ça a son avantage. La fille qu’il était en train de dessiner ne l’a même pas regardé, elle ne s’était aperçue de rien, elle discutait avec un autre intellectuel. Dehors la pluie, plusieurs marchands de journaux, tu veux pas essayer le dernier numéro du Citron Hallucinogène, la meilleure des revues underground ? Non, je veux pas, merci… Je me suis enfoncé dans un dédale de petites rues, guitare par-ci, tambourin par-là, flûte andine ailleurs, rue Roland-Barthes, rue Ivan-Illich, rue Herbert-Marcuse, rue Gisèle-Halimi, les intellectuels ont le chic pour donner à leurs rues des noms imbéciles que personne ne connaît, sauf eux. Devant un magasin d’objets d’art moderne, un grand type maigre avec de petites lunettes rondes et un sourire flottant m’a envoyé des baisers bruyants avec sa bouche et m’a demandé si j’avais envie de venir avec lui. Je suis passé très vite, la tête baissée. En plus de tout, les intellectuels sont pédés ! Et probablement gouines, mais j’ai moins d’expérience. J’ai débouché sur une petite place où une troupe genre cirque donnait un spectacle, avec cracheurs de feu, clowns, danseuses, des plumes et des couleurs sous la pluie. Je me suis approché. J’aime bien ça. Qu’est-ce que je dis, j’aime bien ça ? Non, je n’aime pas. Je déteste. Je me suis reculé, je me suis adossé à l’angle de la place contre un pan de mur couvert d’affiches déchirées, j’ai tiré mon.45 de son étui et, en le tenant à bout de bras, j’ai choisi avec mon œil parmi les intellectuels qui passaient. Les deux premiers coups ont été pour une femme en châle qui portait un bébé sur son dos, dans une espèce de panier. La première balle a traversé le buste de l’enfant et a fait exploser sa cage thoracique, la deuxième a cueilli la mère au-dessus du bassin et l’a pratiquement coupée en deux. Les six autres balles… je ne sais plus très bien. Quelle importance ? Huit balles, huit morts, huit cadavres en tas sous la pluie, au milieu de la place, avec le spectacle derrière et les bruits de la fanfare, quelques curieux autour et un chien jaune qui rôde. J’ai retiré le chargeur et j’en ai glissé un plein à la place, mais l’envie de tirer m’était passée tout d’un coup et j’ai remisé le.45 tiède dans l’étui sous mon aisselle. Deux intellectuels étaient debout à côté de moi, ils me regardaient avec une expression vaguement intriguée. Je leur ai rendu leur regard, le premier m’a demandé pourquoi je faisais ça. Tais-toi, a dit l’autre, tout le monde est libre. Je suis parti sans rien répondre. C’est ça : tout le monde est libre…
Avant de quitter les quartiers intellectuels par la montée Pierre-Fournier, j’ai fouillé dans ma sacoche, il n’y restait presque plus rien, juste une grenade soufflante que j’ai balancée derrière moi, sans regarder. Je me suis protégé sous une porte cochère, j’ai attendu l’explosion et je suis sorti. Quelques hurlements retentissaient derrière moi, les éclats dans la gueule et dans le bide, ça fait mal, une trompette bouchée s’est tue en plein milieu d’une note haute. J’avais les jambes fatiguées. Il était temps de rentrer. Un bon café, une bonne douche, et au lit. Demain, je ferai peut-être les quartiers juifs, les quartiers arabes, les quartiers prolétaires. Ou alors les quartiers policiers, les quartiers militaires, les quartiers militants, les quartiers nègres. Ou si je pousse encore plus loin, les quartiers paysans. J’ai le choix. Il est pas loin de sept heures, le jour s’épaissit, la pluie est toujours pareille.
Dans mon quartier de banlieue, je me sens à nouveau chez moi, je me sens à nouveau bien. Les rues ont des noms familiers, reconnaissables, qui veulent dire quelque chose. Rue du Concorde, rue du Paic-Superconcentré-Javellisant, rue du Tiers-Provisionnel, avenue Rhône-Poulenc, cours Mammouth. Il n’y a pas trop de voitures dans les rues, pas trop de piétons sur les trottoirs, pas de pauvreté dégoûtante, pas de luxe ostentatoire, pas de bouillon de culture. Le calme. Même la pluie a ici une douceur rassurante. Je passe le porche de mon immeuble, Duthoit est devant moi dans le couloir. Tiens, bonsoir, monsieur Duthoit. Bonsoir, monsieur Andrevon. Duthoit rentre presque toujours à la même heure que moi. Alors, bonne journée ? Pas plus mauvaise qu’une autre. Le travail, pas trop dur ? Non, pas trop dur, et vous ? Moi non plus, rien de spécial. Vous en avez fait combien, aujourd’hui ? Je compte dans ma tête. Dans les vingt-cinq, je pense… Un beau score ! Non, non, je vous assure, une journée normale. Sur notre palier, on reste un moment à se fixer sans rien dire, les sujets de conversation sont épuisés. Peut-être que Duthoit va m’inviter à rentrer chez lui boire un verre ? Peut-être que je vais me décider à lui proposer de passer dans mon deux-pièces pour prendre quelque chose ? Eh bien, bonne soirée, monsieur Andrevon. Bonne soirée à vous aussi, monsieur Duthoit. Sa porte s’ouvre et se ferme, la mienne suit le mouvement. Rien. Ça sera pour la prochaine fois, ou une prochaine fois. Fatigué. Je vais jeter un coup d’œil à Hector qui tourne inlassablement dans son eau trouble, je lui dis bonjour, ça ne l’émeut pas, je laisse glisser ma sacoche de mon épaule, je quitte ma pelure imperméable et mon chapeau de pluie, je quitte mon veston, je détache mon harnais que je suspends au porte-manteau, je défais ma ceinture avec l’étui du couteau de chasse, je balance mes godasses dans un coin. Fatigué, fatigué. Je vais m’étendre un moment sur mon lit, sans fermer les yeux ; je regarde miroiter au plafond les lueurs changeantes provoquées par les phares des voitures qui circulent dans la rue en contrebas. À huit heures, je sais qu’il est huit heures grâce à la pendule dans ma tête, je me lève pour aller manger quelque chose, un petit rien, un casse-croûte : deux œufs sur le plat, un reste de soja germé à la vinaigrette, un yaourt Danone, une pomme verte et craquante, j’aime bien les pommes vertes et craquantes. Pendant que l’eau pour mon Nescafé chauffe sur le gaz, j’ouvre la fenêtre et j’écoute le crépitement de la pluie qui tombe. Il fait tiède, il fait gluant, je sens que mon front est tout poisseux. La pluie est sage, verticale, sereine. Perspective de toits luisants, de rues inondées, de trottoirs où nagent les reflets gras d’enseignes au néon. L’eau bouillante chante dans la casserole, je bois mon Nes devant la fenêtre, je savoure, j’adore le café, cinq ou six tasses par jour, mon cœur ou mes nerfs, zéro. Je ferme la fenêtre, j’allume la télévision, je m’installe dans le fauteuil devant le poste pour le programme des réclames du jour : les punchs légers au rhum Clément qui ne s’improvisent pas, la tronçonneuse McCullochcar où il y a des arbres ou des haies il faut toujours débroussailler, élaguer, tailler, couper, abattre même, les parfums pour hommes GO WEST une ligne pour homme qui a oublié d’être fade, les montres Timex Electric qui donnent la précision électronique, les fixations de sécurité pour skis Look comme Killy, les nouvelles Tefal-Top c’est votre cuisine qui va être gaie ! Ensuite il y a un film de guerre, alors j’éteins. Je vais sortir mon.45 de l’étui, je le soupèse, c’est un bel outil noir avec des reflets bleutés. Je retire le chargeur, je renifle le canon qui sent la poudre brûlée, j’étale un vieux journal sur la table de la cuisine et je démonte le.45 pièce par pièce sur le journal. Chaque pièce a sa personnalité distincte, son brillant sourd ou insolent, son poids, sa forme trapue ou élancée. Sur le papier journal, on dirait une assemblée de petits insectes immobiles, le percuteur un long doigt raide et brillant, la culasse mobile une brique massive et sombre, le cliquet comme une pince à épiler tronquée, le ressort de détente, le boîtier de culasse, le chien, la queue de détente, le cylindre de percussion… C’est beau. Je nettoie tout ça, je huile juste comme il faut, je remonte la mécanique, mon.45 est à nouveau un bloc solide prêt à fonctionner. Ensuite, je regarnis ma sacoche avec tout ce qu’il faut pour le lendemain. Douche, vite fait bien fait. Il ne me reste plus qu’à me coucher. Pyjama, je m’étends sur mon lit sans me glisser entre les draps. Je ferme les yeux, je me remémore ma journée, avec les détails. J’ai posé une main sur mon petit instrument et je le sens qui grossit lentement sous mes doigts, qui se redresse, se penche en arrière. Bientôt, mon instrument est tout raide et tout gros, je peux l’empoigner comme si ça serait un morceau de bois lisse, tiède et souple, et je commence à le faire aller doucement d’avant en arrière. Quand je suis presque prêt, je me contente d’appuyer le bout de mon index à la base du gland et de remuer la peau sur quelques millimètres seulement, c’est l’endroit le plus sensible, le plus électrique. Je me tends, une explosion de chaleur à la racine de mon ventre, et ça part en trois ou quatre giclées contre mon estomac. J’ai à peine le temps de sentir passer mon plaisir que c’est déjà fini. C’est si court, si rapide, et on en fait une telle histoire ! Une telle histoire. Maintenant je suis vidé, dégoûté de tout, mon petit instrument est ratatiné, misérable entre les doigts. Le liquide est devenu tout froid sur mon ventre ; une longue rigole glacée me descend contre la hanche, une autre entre les cuisses. Je rabats les draps sur moi, je me sèche comme je peux, j’éteins la lumière. Il est temps que je dorme. L’histoire est terminée.
L’histoire est terminée, je vous l’ai racontée comme j’ai pu, sans la moindre absorption de L.S.D, sans le plus petit joint. Ça s’est bien passé, plusieurs personnes connues m’ont très volontiers autorisé à utiliser leur nom pour les angles de rue, toutes les marques ou firmes citées m’ont versé un petit peu d’argent, c’est toujours ça de pris. Maintenant, à vous de jouer, à vous de jouir. Mon poisson rouge n’est pas encore mort, il va même plutôt bien, merci. Maintenant, rideau.
Et demain : boulot.