Les Carnets du KO /3

Interstyles |

le_borgne-KO3-une.jpgAlternant scènes en version longue ou bien inédites, chansons, comptines, les Carnets du KO de Jason Marieke étendent le monde post-apocalyptique mis en place dans Hysteresis. Dans cette troisième partie, Loïc Le Borgne nous convie au thé des commères de la petite communauté de Rouperroux…

le_borgne-KO3-titre.jpg
« Dark Can Planes »
CC-BY 2.0 Joan Sorolla

C’est encore Romain Gabillard qui s’adresse à vous. Vous trouverez dans ces pages quelques nouveaux extraits des Carnets du KO de Jason, puis une scène que j’ai consignée dans mon propre cahier. Finalement, je l’ai retirée du récit Hystérésis, même si j’ai glissé quelques éléments de ce chapitre dans le texte final. La scène ralentissait un peu trop le rythme, je crois. Pourtant, tu en sauras un peu plus sur les commères de Rouperroux en lisant ces lignes. Les commères œuvrent en coulisse, mais elles sont un rouage important de toute tragédie. Je t’invite à t’asseoir avec elles, mais attention à leur venin…

*

« On ne doit pas permettre que cela continue, sans quoi notre Mère la Nature réagirait de telle manière que presque tous les hommes auraient à subir une fin comme celle qu’ils [les Hopis] connaissent présentement »

Lettre des Indiens Hopis au président Nixon, 1970

*

Tu n’es pas un dieu (version intégrale)

Je n’assassinerai pas la reine
La cour entière aura bien ri
Je suis en guerre contre moi-même
Je suis la roue de la souris

A l’abri des bombes au photon
Je ne penserai qu’à faire du bruit
Quand les passants me banniront
Je rejoindrai les sans-abri

Courtisan porté par la ronde
Pas plus malin que l’un de vous
J’allume un œil au bout du monde
Je danse entre les flaques de boue

Non non non Baby tu n’es pas un dieu
Oh oui arrête de te prendre au sérieux

Si j’étais le bel Arlequin
J’irais me coucher sous la lune
Et j’apprendrais à faire du pain
Avant que le blé se consume

Ta tour de verre et de plastique
Tes écrans seront balayés
Quand les courants océaniques
Noieront tes châteaux de papier

Churchill a sauvé Jean sans Terre
Mandela caressait les chiens
Les lutins pensent à leurs affaires
Mon fils en pendra quelques-uns

style="font-family:sans-serif" Non non non Baby tu n’es pas un dieu
Oh oui arrête de te prendre au sérieux

Open Doors, Tu n’es pas un dieu (chanson époque pré-Panique)

*

Le cœur de fer rouge (inédit)

Une ombre c’est un mort qui bouge
À qui le cœur de fer rouge ?

J’ai marché sur des routes entre des arbres morts
Des nuages d’argent m’avaient rongé la peau
Pleurant mes enfants ronds, mes disques d’or
Je n’avais que la boue sur mes os

Une ombre c’est un mort qui bouge
À qui est le cœur de fer rouge ?

J’avais soif, dans la mare nageait un mouton mort
J’ai exigé : Dis-moi la couleur de ma peau
J’ai vu le feu derrière un masque d’or
Et je suis tombé sur un os

Une ombre c’est un mort qui bouge
À qui le cœur de fer rouge ?

(Poème post-Panique, auteur inconnu)

*

Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criai-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.

Arthur Rimbaud, Mauvais sang

*

La route est longue, mais la fin est proche
Déjà, la fiesta a commencé

Bob Dylan, Romance to Durango

*

Elle m’attire (inédit)

Elle me soigne autant qu’elle m’ensorcelle
On ne hait que les gens que l’on aime
La croiser dans les bois me rend fou
La souris ne voit pas le hibou

Peut-elle lire dans la tête des gens
Mes plaisirs de jeune adolescent
Elle m’attire, elle m’attire, elle m’attire
Vers son néant

Elle m’attire et m’étreint comme un rat
L’œil de bronze ne reflète que moi
Un vampire me caresse le cou
J’ai pleuré comme une poupée vaudou

Peut-elle lire dans la tête des gens
Mes plaisirs de jeune adolescent
Elle m’attire, elle m’attire, elle m’attire
Vers son néant

Jason Marieke (époque pré-Panique)Note manuscrite de Jason : ce texte va comme un gant à la guérisseuse !

*

Je suis née comme une chienne une nuit où il pleuvait
Je suis née et ma mère est partie en chantant

Jacques Brel, Aldonza

*

Si ça t’amuse (version intégrale)

Dans ton vaisseau d’argent
Ta troisième dimension
Ton Olympe arrogant
Ta non-intervention

Attends-tu de savoir
Si je peux m’en sortir
Sur le fil du rasoir
Changer n’est pas faiblir

Dis-moi si ça t’amuse de nous voir patauger
Dis-moi si ça t’amuse, moi je suis fatigué

Tu joues au petit dieu
Au gentil commandant
Grimé en casque bleu
Joue donc à la maman

Pendant combien de temps
Vas-tu regarder l’heure ?
Est-ce que tous les enfants
N’ont pas droit à l’erreur ?

Dis-moi si ça t’amuse de nous voir patauger
Dis-moi si ça t’amuse, moi je suis fatigué

Je ne suis par Merlin
Je ne suis pas Noé
Je suis piètre marin
Balance-moi la bouée

Serai-je un peu plus sage
Je n’en suis pas certain
Pour le moment je nage
Et j’attends le filin

(Si ça t’amuse, chanson époque pré-Panique, auteur inconnu)

*

Il faisait si froid, l’endroit était si désolé,
La pluie bleue larmoyante me déchirait.
Oh, me déchirait.
Je tiens à te remercier mon amour,
D’avoir creusé dans la boue et de m’avoir ramassé.

Jimi Hendrix, In From The Storm

*

Les fleurs de la ville
Parfois expirent
Et il ne sert à rien
De vouloir parler aux mourants

Bob Dylan, To Ramona

* * *

Langues de vipères à l’heure du thé (scène inédite)

 

« Vous savez quoi, Monsieur Chanteclair ? Cet homme, il me fait peur. »

La veuve Fournigault se dressait, l’air outré, devant la grande cheminée de sa maison. Sur le trépied posé au milieu des flammes mijotait une casserole. De l’eau chaude pour ceux qui voulaient encore un peu de thé.

Un peu plus loin, autour de la table en chêne massif et des fauteuils en plastique blanc – objets de luxe puisqu’ils n’étaient plus fabriqués depuis la panique – quelques dames assises devisaient.

On trouvait là, engoncées dans leurs vêtements sombres, madame Guillon-Gestin, qui onze ans plus tôt avait daigné recueillir le jeune Tonio en échange d’une aide financière substantielle de la communauté (la fugue de l’adolescent après sa punition ne semblait pas la traumatiser), madame Garzik, la couturière chez qui travaillait ma sœur Lise, madame Baadi, mère des frères bûcheron, et madame Charrier, dont la famille habitait aussi dans le bourg et dont le postérieur n’entrait pas dans les fauteuils en plastique, de sorte qu’elle avait préféré une simple caisse en bois retournée pour s’avachir.

Dans un coin de la pièce, entre un grand buffet et l’horloge à balancier, quatre fillettes manipulaient des poupées. Parmi elles, les jumelles. En retrait, non loin de l’âtre, l’intendant Alphonse Chanteclair s’était confortablement installé dans l’unique fauteuil en bois de la maison. En tant que fils d’aubergiste, j’étais désigné d’office pour le service lorsque, certain dimanche, ces dames se réunissaient pour le thé de quatre heures.

Comme on grignotait entre notables, on exigeait de moi une tenue impeccable. Je portais un survêtement blanc d’avant la Panique avec des bandes sur les côtés. Ma tenue était souple, douce, mais pas assez chaude – pourquoi on fabriquait-on jadis ce genre de chose ?

« Peur ? l’intendant s’est étonné. J’ai du mal à le croire.

– Je vous l’assure, monsieur Chanteclair. Tout à l’heure, au parc, il m’a même semblé menaçant. Vous ne le connaissiez pas avant de l’avoir croisé ici ?

– Monsieur Léost m’a posé la même question.

– Vraiment ? Preuve qu’il s’inquiète aussi. Ce vagabond n’a pas survécu tout ce temps grâce à ses prétendus talents de poète.

– Les petites Desmoulins ne devraient pas traîner ainsi avec un étranger », madame Guillon-Gestin a estimé.

Ophélia a abondé dans son sens.

« Je suis bien d’accord. Surtout celui-là, avec sa drôle de veste à franges. C’est un sauvage.

– Et puis, mes fils m’ont dit qu’ils lui avaient confisqué un couteau, la mère Baadi a susurré.

– Un couteau ? madame Charrier s’est étranglée.

– Un couteau. Hier, il a tenté de le faire entrer en douce au village, mais Romuald n’a pas manqué de s’en apercevoir. »

Un silence pesant a écrasé l’assistance. L’intendant observait les visages des dames un à un, et semblait très intéressé.

« Je ne l’avais jamais vu, il a insisté.

– Moi, je l’ai vu se promener à l’aube, madame Garzik a murmuré. Seul. »

J’ai tendu l’oreille.

« Seul, à l’aube ? Ophélia Fournigault a voulu vérifier, sourcils arqués.

– Seul. Il traînait dans le parc. »

Je tombais des nues. Avec moi, au début de l’après-midi, Jason avait réagi comme s’il découvrait le parc pour la première fois !

La veuve s’est raidie dans sa robe noire. Ce parc, c’était son parc.

« Dans quel coin se baladait-il ? elle a sifflé, glaciale.

– Au-delà du ruisseau, près de la maison des Desmoulins. »

Silence consterné dans l’assistance.

« Romain, Ophélia Fournigault a craché, tu n’es pas là pour bayer aux corneilles ! Surveille ce feu. »

Il ne restait plus qu’une bûche fumante sous le trépied. Comme la cheminée de la maison tirait mal, l’atmosphère devenait irrespirable. Je me suis accroupi, prenant garde à ne pas salir mon survêtement.

« Il y a une maison au-delà du parc ? Chanteclair est intervenu sur un ton doucereux.

– La maison des Desmoulins, Ophélia Fournigault a lâché entre ses lèvres pincées. Celle de ces deux enfants, elle a dit en désignant les jumelles.

– Elles vivent avec la guérisseuse, c’est bien cela ? l’intendant s’est enquis avec son habituel sourire policé.

– Aurore est leur tante. Elle les a recueillies il y a six ans, quand leurs parents ont… disparu.

– Les deux parents sont morts en même temps ?

– La sœur d’Aurore et son mari ont été tués par des brigands.

– Pauvres gens. Les gamines ont le nom de leur mère ?

– Leur tante a tenu à ce qu’elles le reprennent après le décès des parents.

– Je vois. Pourquoi vivent-elles aussi loin du bourg ? »

Ophélia Fournigault a jeté des regards hésitants en direction des jumelles. Feignant de cajoler leurs poupées, les gamines ne perdaient rien de la conversation.

« Cette maison était celle de leurs parents, Ophélia Fournigault a murmuré. Aurore, dont nous respectons la mission sacrée, a tenu à y vivre. »

Ma mère m’avait expliqué que les parents des jumelles étaient plus riches que la moyenne des habitants de Rouperroux. Pourquoi ? Parce que leurs propres parents, disparus aussi, avaient réussi à cacher des bijoux et des pièces d’or pendant la Panique.

« N’est-ce pas dangereux de vivre en dehors du bourg ? Chanteclair s’est enquis.

– Aurore Desmoulins n’est pas mariée, mais elle ne vit pas seule, son hôte a répondu en haussant un sourcil réprobateur. Si je ne me trompe pas. »

Elle ne se trompait pas et elle le savait fort bien. Aurore Desmoulins vivait avec Romuald Baadi sans avoir convolé en noces. Si elle n’avait pas été une indispensable guérisseuse, Aurore aurait subi l’opprobre des villageois.

« Avec un homme comme lui, elle est protégée, l’intendant a commenté après un instant de silence. »

Les dames ont paru soulagées par ce commentaire courtois. J’ai filé vers la cuisine pour disposer les biscuits de ma mère sur un plateau de porcelaine, puis j’ai distribué les sablés, galettes et pains d’épice en commençant par l’intendant.

« Puisque nous parlons de personnes vivant un peu à l’écart, connaissez-vous, en dehors de la vieille Louise qui habite dans le bourg, des gens d’âge vénérable dans cette communauté ? » Chanteclair s’est enquis, en couvant d’un regard gourmand le sablé qu’il tenait à la main.

Je suis passé devant le feu et me suis dirigé vers l’imposante madame Charrier pour lui proposer des biscuits. Les jumelles et deux autres fillettes jouaient tout près. J’ai senti une main pincer mon mollet alors que je m’approchais. J’ai tressailli sans lâcher le plateau en porcelaine mais n’ai pu contenir un juron, prononcé à voix basse mais encore trop forte.

« Posez ce plateau sur la table et filez dans la cuisine, Romain Gabillard, a sifflé Ophélia Fournigault, qui avait l’oreille fine. Je n’aime guère les malotrus de votre espèce. »

J’ai laissé les gâteaux devant madame Charrier, dont toute l’attention était accaparée par l’intendant, et me suis éclipsé. Les fillettes ont gloussé à mes pieds. J’ai choisi de les ignorer tout en me promettant, sans trop y croire, de me venger plus tard.

« Eliane et René Gabillard ne savent pas élever leurs enfants, madame Baadi a grommelé sournoisement, alors que je m’éloignais.

– Ce sont des commerçants. Des gens qui profitent de ce que d’autres ont fabriqué de leurs mains et de l’argent que leur donnent de vagabonds comme ce Jason Marieke », Ophélia Fournigault a persiflé.

Au milieu de la cuisine, j’ai serré les poings à m’en faire mal. Je me suis curé le nez puis j’ai essuyé mon index sur les biscuits restés en réserve. J’aurais bien pissé dans la carafe posée près du fourneau, mais c’était risqué et je n’avais pas envie d’être surpris par les jumelles ou la propriétaire.

Je me suis assis sur un tabouret et j’ai écouté les pies jacasser.

« Pardonnez son manque d’éducation à ce garçon, la Fournigault a poursuivi. Vous aviez posé une question, je crois, monsieur l’intendant ? »

Je la devinais terrifiée à l’idée de laisser transparaître son embarras face à Chanteclair. Le sujet m’intéressait car Jason semblait lui aussi intrigué par cette histoire de vieux. Quant à moi, je n’avais jamais pu comparer notre population avec celle d’une autre communauté. Etait-il possible que les anciens fussent plus rares chez nous que dans d’autres villages ?

« Y a-t-il, hormis la vieille Louise, madame Delaunay et Jason Marieke, des personnes nées avant la Panique dans la communauté ? l’intendant a insisté en faisant craquer des morceaux de sablé entre ses dents. Ces biscuits sont délicieux, c’est charmant.

– Pas au village, monsieur Chanteclair. Mais dans des fermes alentours probablement.

– Pensez-vous qu’ils se cachent ? »

La voix de la veuve est restée polie mais j’ai senti toute chaleur fuir sa réponse.

« Pourquoi se cacheraient-ils, monsieur l’intendant ? J’avoue ne pas comprendre. »

Il y a eu un nouveau silence, à peine troublé par les mâchouillas de l’intendant dégustant les pâtisseries.

« Hum… Puis-je vous confier un secret, mesdames ? il a dit.

– Ce que vous direz ici ne sortira pas de cette pièce, madame Baadi a déclaré avec solennité.

– C’est charmant. Le gouverneur m’a chargé en réalité de deux missions. »

Madame Garzik n’a pu réfréner un gémissement d’impatience.

« La première de mes missions, mesdames, est d’évaluer les ressources de votre communauté, de manière à pouvoir vous venir en aide en cas de besoin, grâce au nouvel impôt de solidarité que le gouverneur va mettre en place. La seconde est de repérer, s’il en existe encore sur le territoire du gouvernement Ouest, d’anciens pollueurs ou des membres de leurs familles. D’anciens criminels qui devraient être jugés comme tels.

– Vous avez interrogé Marieke ? madame Baadi a aboyé.

– Je le tiens à l’œil mais je parle d’anciens vivant dans votre secteur.

– Vous devriez voir notre maire, Ophélia Fournigault a suggéré d’une voix neutre.

– Je le ferai sans tarder, madame Fournigault. Mais je dois vous confesser une faiblesse. Je crois, voyez-vous, en l’efficacité et en la loyauté des femmes de ce pays, vraiment. Le gouverneur partage mon opinion, et sait remercier à leur juste valeur celles qui lui sont fidèles et précieuses. Me comprenez-vous, madame Fournigault ?

– Vous pouvez compter sur mon entière collaboration. »

Toutes les femmes présentes se sont empressées d’assurer à leur tour l’intendant de leur loyauté.

« Si nous parlions de ces anciens… il a murmuré en mâchonnant. Je suis persuadé qu’ils n’ont rien à se reprocher mais la loi est la loi, vous comprenez ? Mon travail est de vérifier qu’elle est respectée. Quand c’est le cas, il n’y a rien à craindre. »

Les jumelles sont apparues dans l’encadrement de la porte, juste devant moi.

« On doit aller aux toilettes, laisse-nous passer, l’une d’elles a chuchoté en me pinçant le bras.

– Arrête d’écouter aux portes », l’autre a ajouté.

Elles m’ont bousculé et ont marché à travers la cuisine.

« Et vous, vous écoutez pas, peut-être ? » j’ai lancé, sarcastique.

Elles se sont arrêtées devant la porte qui menait à la cour puis aux feuillées.

« On est des femmes, l’une des sœurs a dit.

– On sait garder des secrets, l’autre a renchéri. Les vrais secrets.

– Ceux des fées ? » j’ai ricané.

Leurs visages se sont fermés.

« Hyl et les fées ont des oreilles partout. Un jour elles te feront payer ce que tu viens de dire, l’une des filles a marmonné. Comme elles ont fait payer à ceux qui ont pollué.

– L’intendant arrive trop tard, l’autre a sifflé.

– Les fées sont plus sévères que les hommes. Beaucoup plus sévères. »

Elles ont ouvert la porte et sont éclipsées dans l’air gris de la fin d’après-midi. Je suis resté les bras ballants, me demandant si je risquais quelque chose, et qui était ce Hyl dont elles avaient parlé.

Haut de page