Les Carnets du KO /2

Interstyles |

le_borgne-KO2-une.jpgAu long de ce mois de mars, Loïc Le Borgne vous invite à découvrir, dans les Carnets du KO de Jason Marieke, chansons et comptines en version longue et scènes absentes du roman Hysteresis. La première partie laissait Jason et Romain Gabillard perdus dans un supermarché, cernés par des chiens errants et face à un cadavre. Voici ce qu'il s'est passé ensuite…

le_borgne-KO2-titre.jpg
« My shopping trolley murdered »
CC-BY 2.0 Cyron

 

Enfant de Fau, voici quelques nouveaux des extraits des Carnets du KO de Jason. J’aurais bien aimé intégrer certains d’entre eux dans le récit nommé Hystérésis, mais j’avais peur qu’il ne te lassent. Et la lassitude, c’est de l’avis d’Aymeric ce qui mine le monde. Je te les livre aujourd’hui.

*

Pourvu que nous vienne un homme
Aux portes de la cité
Avant que les autres hommes
Qui vivent dans la cité
Humiliés d’espoirs meurtris
Et lourds de leur colère froide
Ne dressent aux creux des nuits
De nouvelles barricades

Jacques Brel, L’homme de la cité

*

Avant qu’il soit trop tard – version intégrale

Les années ont passé comme des fils barbelés
Des aigles et des agneaux ont volé mes pensés
Les années ont passé, je me suis libéré
J’ai pas cicatrisé

Des avions sans pilote nous avaient joué des tours
On vivait une époque de douleurs et de doutes
J’ai pris mon sac, mes bottes et j’ai repris la route
J’ai pas peur des détours

Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Avant qu’il soit trop tard
Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Je largue les amarres

Pour te revoir, chérie, je crècherai sous les ponts
Comme un ver desséché, tout nu et vagabond
Je boufferai de la neige, de la boue si elle fond
J’avalerai l’horizon

Je défierai Satan, je renierai ma foi
Je serai misérable, pourchassé, hors la loi
J’hurlerai à la lune comme un loup aux abois
On aura peur de moi

Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Avant qu’il soit trop tard
Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Je largue les amarres

Pour te revoir, chérie, je déposerai mon âme
Dans les mains des prophètes, entre les seins des femmes
Qu’importe si les prêtres de l’enfer me condamnent
Au supplice des flammes

Puant comme une hyène, méchant comme un corbeau
Je chasserai leurs enfants, je pillerai leurs tombeaux
Dans ma folie chérie je tuerai s’il le faut
Je me sers d’un couteau

Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Avant qu’il soit trop tard
Pour te revoir, pour te revoir, pour te revoir
Je largue les amarres

Quand je t’aurai trouvée dieu nous pardonnera
Me voyant t’embrasser il se dira tout bas
Que les hommes sont des chiens, des cochons et des rats
Mais que cet amour-là !
Mais que cet amour-là !

Gimme Shelter from the storm, époque pré-Panique

*

Vous me verrez peut-être à vos carrefours
Je ne ferai que passer
Gardez de moi l’image qu’il vous plaira
Tandis que disparais à votre vue
Je n’ai pas le temps de m’en soucier
J’ai trop de choses à accomplir

J’ai du chemin à faire
Et je serai parti longtemps

Bob Dylan, Long time gone

*

Pour qui sonne le glas (inédit)

On est vieux quand on lâche
Car les mots qui nous fâchent
Ce sont les mots des lâches

On est vieux quand on doute
Mais ce que je redoute
C’est de douter du doute

On est vieux quand on peine
Mais si je vis à peine
Que le diable me prenne

On est vieux, on a peur
Mais le sel de tes pleurs
Fera pousser mes fleurs

J’entends le glas sonner
Ce n’est pas pour moi
J’entends sonner le glas
Ce n’est pas pour moi
Pour qui sonne le glas
Pour le pont, pour Maria
J’entends le glas sonner
Le vieil homme est tombé
Ce sont les cloches de la liberté

Chanson, auteur inconnu, époque pré-panique

*

Car l’Homme est fini ! L’Homme a joué tous les rôles

Arthur Rimbaud, Soleil et chair

*

Un deux trois (version intégrale)

J’ai pas d’chaussures, j’ai pas d’souliers
Un brigand me les a volés
J’ai pas d’chaussures, j’ai pas d’souliers
Mais ma mie j’ai mes pieds

Un deux trois
Je marche vers toi
Un deux trois
Rien ne m’arrêtera

J’ai pas d’chemise j’ai pas d’manteau
L’hiver j’ai pas souvent bien chaud
J’ai pas d’chemise j’ai pas d’manteau
Mais ma mie j’ai ma peau

J’ai pas d’briquet, pas d’allumettes
Le monde est parti en sucette
J’ai pas d’briquet, pas d’allumettes
Mais ma mie j’ai ma tête

J’ai pas d’présent j’ai pas d’avenir
De vieux corbeaux les ont fait fuir
J’ai pas d’présent j’ai pas d’avenir
Mais ma mie j’ai mon cuir

J’ai pas d’bonjour j’ai pas d’salut
Quand t’es gentil on t’tire dessus
J’ai pas d’bonjour j’ai pas d’salut
Mais ma mie j’ai ton cul

J’ai plus mon frère, j’ai plus ma sœur
Y’a pas que le bon dieu qui meurt
J’ai plus mon frère, j’ai mon de sœur
Mais ma mie j’ai ton cœur

(Chanson populaire, époque post-Panique)

*

Hou ! Une tempête menace maintenant jusqu'à ma propre vie
Si je ne trouve pas d'abri, oh ouais, je vais disparaître

Mick Jagger & Keith Richards, Gimme Shelter

*

Landes et remords

Landes et remords ont recouvert la plaine
Je perds mon chien et le nom de mon chien
Les sandres morts ont infesté la Seine
Toute l’eau du bain ne mollit pas le pain

Les arcs-en-ciel ont pâli dans les rues
Les balbuzards vont piller le donjon
Combien de rêves dans les voies sans issue
Posez mes cendres aux tréfonds d’un canon

Les pieds d’un ogre ont brisé le bitume
Est-ce qu’on s’envole au bout de la grand-route ?
Le vieux Merlin a repeint quelques runes
Venir de loin pour arriver à rien

Jason Marieke

*

J’ai fait tant de choses que je ne comptais pas faire
J’essaie de m’approcher MAIS JE SUIS ENCORE À UN MILLION DE KILOMÈTRES DE TOI.

Bob Dylan, Million miles

*

L’œil de feu (inédit)

J’ai vu des livres tomber en poussière
Des feuilles incandescentes voler dans le vent
Et l’homme en noir tentait de les attraper
Mais les feuilles volaient et se mêlaient à celles, brunes, des arbres mourants.
L’homme courait et pleurait et le vent chassait ses larmes à l’horizontale sur son visage buriné.
Il ne resterait que les rochers gris de ce monde.
Et peut-être quelques flocons de neige.
L’homme a glissé sur une dentelle de glace et s’est brisé l’os.
Il a hurlé.
Un tison est entré dans sa bouche
Et le tourbillon de feu est arrivé.

Jason Marieke

* * *

La dernière fois, avant que ma bougie ne s’éteigne, j’ai commencé à vous conter l’histoire des chiens sauvages, dans laquelle les bêtes les plus dangereuses ne courent pas forcément à quatre pattes. Voici la suite….

Les chiens sauvages (suite)

 

Dans l’obscurité, Jason m’a appelé.

« Romain ! Il y a une porte, je crois qu’elle donne sur les ruines de la galerie commerciale, amène-toi ! »

Il est venu vers moi pour m’éclairer pendant que je contournais le cadavre. ntrevu un amas de chair pourrie et de vêtement en loques. À sa manière, Jason a tenté de me rassurer :

« Les morts, c’est moins dangereux que les vivants. »

À l’autre bout de la pièce, il a entrouvert la deuxième porte et on a débouché au milieu d’un mélange de poutrelles tordues, de murs noircis et de ronciers.

« Voilà une jolie surprise ! » s’est exclamée une voix sarcastique, alors que je repoussais la porte.

Un type contournait un éboulis en marchant droit sur nous, fusil de chasse à la main. Ses hardes étaient si sales qu’on eût dit un homme des cavernes. Ses cheveux blonds, filasses, tombaient de chaque côté de son visage, mangé par la barbe et les cicatrices. Le fer d’une hachette dépassait de son ceinturon de cuir. Ses yeux trop jaunes brillaient comme ceux d’Ophélia Fournigault quand Chou-fleur avait été châtié.

« Shit, Jason , a grogné. C’est tes chiens, de l’autre côté ? »

L’homme a jappé comme un renard. Il ne lui restait que quelques chicots noircis.

« Personne pourrait commander à ces bêtes, il a dit en postillonnant à cause de ses dents manquantes. Moi, j’suis du genre mouche. Une mouche, c’est plus malin qu’un chien, pas vrai ? »

– Si tu le dis.

– J’attends la bonne occaz’, tu vois. J’fouinais dans les ruines quand j’ai entendu du bruit. Le bruit de baston, c’est un truc qui m’attire. Comme le sang attire les mouches, tu vois ? Mais j’suis malin. Quand ça chauffe, j’reste planqué. J’attends d’voir. Les mouches, elles attendent toujours le bon moment pour bouffer. J’ai bien fait, pas vrai ? Vieux, si tu bouges, t’es mort. »

Le vagabond a inspecté Jason de la tête aux pieds, vérifiant sans doute qu’il ne portait pas d’arme à feu, puis a braqué son regard vers moi — mon corps entier tremblait de terreur. À son regard jaune injecté de sang, j’ai deviné qu’il était malade. Seul, il n’en avait plus pour longtemps.

« T’as l’air d’un vieux rafiot comme moi, il a gloussé en s’adressant de nouveau à Jason. Domme-moi ton couteau, ta jolie veste, et j’te laisse partir. Pose tout par terre. Vous avez d’autres bagages ? »

Jason a haussé les épaules.

« Ailleurs.

– J’pourrais te torturer pour savoir où, mais je crois que tu l’ouvrirais pas, hein ? Même avec le canon du fusil dans l’oreille, tu resterais muet comme un mort, pas vrai ? Déshabille-toi, pose ton couteau par terre et fous le camp. À la moindre entourloupe, j’te troue le ventre.

– Le gamin vient avec moi », Jason a répondu.

Quand l’homme a ricané, l’un de ses chicots a bougé entre ses lèvres gercées.

« J’suis plus tout jeune, les nuits sont longues, pas vrai ? J’ai besoin d’un compagnon.

– Il vient avec moi.

– Il te ressemble pas assez pour être ton gosse, qu’est-ce que t’en as à foutre ? Moi, il m’intéresse. Si tu discutes encore, je te tue. »

Quelque chose m’a touché la main. Un objet a filé en direction du vagabond.

Le type a reculé. Sa bouche édentée a formé un « O » de stupéfaction.

La machette, cette machette que je tenais entre mes doigts une seconde plus tôt, s’était fichée jusqu’à mi-lame dans le corps de l’inconnu, juste sous sa clavicule droite. Le fusil est tombé dans les gravats.

Quand Jason a foncé vers lui, l’homme a tenté d’empoigner la hachette coincée dans sa ceinture. Jason a saisi à pleine main le manche de la machette et l’a secoué de droite à gauche. L’homme a couiné comme un sanglier blessé. Le vieux lui a donné un coup de genou en pleine poitrine. Le type s’est effondré sur le dos.

Jason s’est penché en avant et l’a attrapé par les cheveux. De l’autre main, il a récupéré la hachette et l’a brandie comme un tomahawk, au-dessus du visage du clochard.

« Tu te prends pour un cow-boy, saloperie ? il a craché à la gueule du brigand. Moi, je suis un Indien. Elle a l’air bien aiguisée, ta lame, pas vrai ? »

À la commanderie, j’avais lu des choses sur les Indiens d’Amérique et j’ai compris l’intention de jason. Le vagabond a eu l’air de comprendre aussi.

« Arrh, monsieur, pitié ! il a imploré.

– Tu voulais te taper le gosse, vieux salaud ! Jason a gueulé.

J’étais terrifié. Jamais je ne l’avais vu aussi furieux.

« Mon… fusil, il est même pas chargé, j’ai plus d’cartouches ! le clodo a balbutié.

Yes, je le sais, vieil imbécile, sinon t’aurais commencé par tirer.

– J’suis rien qu’un voleur, m’sieur, pas un tueur, juré !

– Le gosse, je sais ce que tu voulais en faire, salaud. »

Jason a collé le tranchant de la hache sur le front de l’ancêtre, à la racine des cheveux, et l’a fait glisser de quelques centimètres sur le côté.

« Non… Ju… Juré, j’ai besoin d’un boy, c’est tout. Juste un grouillot, je jure ! Argh, stop ! Arrrrh ! »

Je me suis approché. Un filet de sang coulait sur le front du bonhomme, déjà bien entaillé. J’ai gémi et j’ai commencé à pisser dans mon pantalon.

« Non, j’ai murmuré en me tenant l’entrejambes. Arrêtez ! »

Jason a tourné la tête pour me regarder. Ses yeux étincelaient comme des lames. Ceux du bandit roulaient dans leurs orbites. Il s’est mis à secouer la tête et à sangloter.

« J’suis rien qu’un vieux vagabond, j’voulais juste vos affaires, pas autre chose, juré ! »

Jason a lâché ses les cheveux et le crâne du blessé a cogné sur une dalle de ciment. Mon urine coulait sur les gravats.

« C’est bon, c’est terminé, Jason a dit. Calme-toi, petit. »

Il s’est relevé. Sa veste, sa barbe, ses cheveux, son visage étaient tâchés de sang. Il avait le souffle court et un regard de dément.

Après avoir passé la hache à sa ceinture, il s’est penché et a tiré d’un coup sec sur la machette plantée dans le corps du vagabond. Le type a hurlé, sangloté, puis a répété en boucle qu’il voulait « rien qu’nos affaires, rien qu’nos affaires ».

« Maintenant j’vais crever ici, oh oui j’vais crever », il a murmuré.

Je pleurais aussi.

« Faut l’aider, j’ai marmonné.

– On peut plus rien pour lui, et faut pas qu’on traîne. Les chiens vont trouver un moyen d’arriver ici. Amène-toi. »

Je me suis plié en deux et j’ai vomi sur ma flaque d’urine.

Jason a attendu quelques secondes, le temps que j’essuie mes lèvres dans ma manche.

« Ca va mieux ? » il a demandé.

J’ai hoché la tête pour dire que oui, même si ça sonnait faux.

« On se casse, a dit Jason, en appuyant avec douceur sur mon épaule. On va faire un détour pour rentrer au village ».

J’ai avancé, poussé par sa grande main tâchée de sang. En passant près du moribond, Jason s’est penché pour inspecter le fusil, puis l’a relâché.

« Foutu, il a jugé. Pas la peine de s’encombrer.

– Les chiens, j’ai murmuré. Ils vont nous suivre. »

Je les imaginais déjà à nos trousses, les horribles molosses. Et si par bonheur ils ne nous rattrapaient pas, je craignais de les attirer vers le village.

Jason a regardé le vagabond, qui dodelinait de la tête en maugréant des paroles incompréhensibles. Des bulles de sang rosées éclataient entre ses lèvres.

« Ils trouveront celui-là d’abord. Comme les mouches trouvent le sang et surtout la merde. Ca nous laisse le temps d’avancer. »

Je ne me souviens pas avoir traversé la route. Je marchais comme un zombie. A un moment, j’ai reconnu les arbres. Nous étions dans les environs de la commanderie. Alors je suis tombé à genoux. De nouveau, j’ai vomi. Il ne me restait que de la bile dans les entrailles.

John a attendu, debout. Il s’est approché quand il a vu que je chialais et il s’est accroupi.

« On était en danger, il a dit. Je pouvais pas faire autrement. »

Je lui ai balancé un coup de poing en pleine poitrine.

« Vous avez voulu le scalper, j’ai réussi à articuler.

– C’est ce qu’on fait qui compte, pas ce qu’on pense faire.

– Si j’avais pas été là, vous l’auriez fait.

– Tu m’en as empêché. Bravo.

– Vous avez déjà scalpé des gens ? »

Il a pas répondu. J’ai pleuré encore.

« Il faut que vous partiez, j’ai murmuré.

Wow. Pourquoi ?

– Il faut que vous partiez ou ça va mal finir.

– Qu’est-ce qui va mal finir ?

– Tout. »

Jason s’est remis en marche.

« Plutôt crever. Et tant qu’à crever, je crèverai pas tout seul. »

Le manche de la hache tapait sur le cuir de son pantalon. Le tranchant était encore maculé de sang.

Haut de page