Les Carnets du KO /1

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le_borgne-KO1-une.jpg« Salut, enfant de Fau. Je te poste quelques notes depuis l’autre côté, via le trou de l’arbre sacré du Pass-Ages. Les Carnets du KO de Jason Marieke sont épais. Il a beaucoup noté, copié, collé. Voici quelques pages d’un de ses carnets. Des poèmes, des chansons, des comptines, de lui ou d’autres. Je vais ajouter quelques scènes que je n’ai pas racontées dans mon récit précédent, celui de l’Hysteresis… » Tout au long du mois de mars, Loïc Le Borgne vous propose de poursuivre l'aventure d'Hysteresis avec Les Carnets du KO

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« Phoenix Village Mall »
CC-BY 2.0 Clinton Steeds

 

Salut, enfant de Fau.

Je te poste quelques notes depuis l’autre côté, via le trou de l’arbre sacré du Pass-Ages. Les Carnets du KO de Jason Marieke sont épais. Il a beaucoup noté, copié, collé. Voici quelques pages d’un de ses carnets. Des poèmes, des chansons, des comptines, de lui ou d’autres. Je vais ajouter quelques scènes que je n’ai pas racontées dans mon récit précédent, celui de l’Hystérésis. Ainsi, tu le connaîtras mieux, Jason l’homme-loup, bien que ce ne soit pas forcément une bonne idée. Le connaître, c’est se brûler les ailes. Mais, ah ! l’incandescence a-t-elle un prix ?

Votre serviteur, Romain Gabillard

*

 

Comme un ange (version intégrale)

J’aurais voulu que rien ne change
Que Dieu m’ait fait lâche comme un ange
Planer là-haut sans m’occuper
D’un monde où tout serait masqué

Mais ma graisse collée au plancher
Ma plante des pieds enracinée
J’ai les ailes souillées par la fange
Et Lucifer est mon archange

Je voudrais bien que rien ne change
Je voudrais planer comme un ange
Je voudrais bien que rien ne change
Comme un ange
Comme un ange
Comme un ange

Je voudrais bien que rien ne change
J’ai peur des devins qui dérangent
Le ciel me tombera sur la tête
Même s’il épargne ma planète

Je voudrais bien que rien ne change
Je voudrais planer comme un ange
Je voudrais bien que rien ne change
Comme un ange
Comme un ange
Comme un ange

(Comme un ange, époque pré-Panique, auteur inconnu)

*

Enfants du feu
Feu de l’hiver
Ver de pomme
Pomme de terre
Terre trop sale
Sale temps
Tant pis pour toi
Toi mon salaud
L’eau non potable
Table au bistro
Trop de flocons
Cons d’ancêtres
Être mort
Mort de peur
Peur d’enfant
Enfant de salaud…

(Comptine, époque post-panique)

*

Puis je veux qu’on m’emmène
En haut de ma colline
Voir le soir qui chemine
Lentement vers la plaine
Et là debout encore
J’insulterai les bourgeois
Sans crainte et sans remord
Une dernière fois

Jacques Brel, Le dernier repas

*

La Mort et les étoiles (version intégrale)

Nous étions forts, nous étions libres
Narguant la mort et les étoiles
Dans nos yeux saupoudrés de givre
Dansaient des aurores boréales

Nous aimions courir sous la lune
Croquer le vent de la taïga
Ils sont arrivés dans la brume
Et ont mis le feu à tout ça

Et j’ai pensé où sont les hommes, où sont les loups ?
Qui sont les maîtres de ce monde, qui sont les fous ?
Si nous ne sommes pas ce que l’on croit, où allons-nous ?

Ils ont pissé dans nos rivières
Ils nous ont vendus comme des chiens
Mes yeux pleurent encore de lumière
Quand le soleil au soir s’éteint

J’ai vu s’enfuir des trains fantômes
Des armées rouges, des casques gris
Crachant la mort sur d’autres hommes
Dépeçant mieux que mes amis

Et j’ai pensé où sont les hommes, où sont les loups ?
Qui sont les maîtres de ce monde, qui sont les fous ?
Si nous ne sommes pas ce que l’on croit, où allons-nous ?

J’ai vu derrière les cathédrales
Des femmes hurlant sur des bûchers
Des loups pendus sur les étals
Par les crochets des louvetiers

Nous avons renié ce monde
Loin des vos plombs, de vos fusils
L’hiver on continuait la ronde
Glaçant vos ombres de nos cris

Et j’ai pensé où sont les hommes, où sont les loups ?
Qui sont les maîtres de ce monde, qui sont les fous ?
Si nous ne sommes pas ce que l’on croit, où allons-nous ?

Pendant que leurs folies consument
Mes bois, ma louve, mon idéal
J’irai gueuler jusqu’à la lune
Des harmonies pour les étoiles

C’est une louve qui a fondé Rome
Une meute qui allaitait Mowgli
Le frère ou le démon des hommes
Je suis de retour au pays

Et je saurai où sont les hommes, où sont les loups
Qui sont les maîtres de ce monde, qui sont les fous
Si nous ne sommes pas ce que l’on croit, où allons-nous ?

Il y a des gens qui marchent au pas
Et ceux qui courent avec les loups
C’est dans mes veines c’est dans ma voix
Je suis né libre, le serez-vous ?

Chanson époque pré-panique, auteur inconnu

*

Dans cette maison nous sommes nés, dans ce monde nous sommes jetés
Comme un chien sans son os, comme un acteur remplaçant
Passagers de la tourmente

The Doors, Riders on the storm

*

Anarchie (inédit)

Noyé dans le bruit, la fureur
Arraché à l’enfance, au bonheur
Jeté en pâture aux couteaux
Perdu dans les vents du chaos
Le radeau du peintre a coulé
Les hordes ont des épées de feu
Dieu perd la règle du jeu
Plus la peine de se demander
Si les dés sont pipés
Qui a le courage de tirer ?

Jason Marieke

*

Sur les routes, par des nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : « Faiblesse ou force : te voilà, c’est la force. Tu ne sais pas où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre. » Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu.

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

*

Chaque jour de la semaine, je suis dans une ville différente,
Si je reste trop longtemps, les gens tentent de me rabaisser.
Ils parlent de moi comme d’un chien,
Parlent des vêtements que je porte.
Mais ils ne réalisent pas
Que ce sont eux les ringards.

Jimi Hendrix, Stone Free

*

La chanson des bâtons (version longue)

Donne-moi un bâton
Mon garçon
Donne-moi une brindille
Ma chérie
Tu m’as donné quoi ?
– Ce joli bout de bois
Tu m’a donné quoi ?
– Mais Monsieur, je n’sais pas
Tu m’as donné quoi ?
– Oh, Monsieur dites-le moi !
C’est un balai cette jolie branche, c’est un balai, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En bouleau, ce balai, en bouleau, c’est un fait. En quoi ?
– En bouleau.
Pour un balai, le bouleau est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un balai, le bouleau est bon bois.
Tu es l’ami des bois

Donne-moi un bâton
Mon garçon
Donne-moi une brindille
Ma chérie
Tu m’as donné quoi ?
– Ce joli bout de bois
Tu m’as donné quoi ?
– Mais Monsieur, je n’sais pas
Tu m’as donné quoi ?
– Oh, Monsieur dites-le moi !

C’est un arc cette jolie branche, c’est un arc, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En frêne, cet arc, en frêne, c’est un fait. En quoi ?
– En frêne.
Pour un arc, le frêne est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un arc, le frêne est bon bois.
Tu es l’ami des bois.

C’est un bol cette jolie branche, c’est un bol, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En aulne, ce bol, en aulne, c’est un fait. En quoi ?
– En aulne.
Pour un bol, l’aulne est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un bol, l’aulne est bon bois.
Tu es l’ami des bois.

C’est une table cette jolie branche, c’est une table, en quoi est-elle faite ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En chêne, cette table, en chêne, c’est un fait. En quoi ?
– En chêne.
Pour une table, le chêne est bon bois. Répète après-moi.
– Pour une table, le chêne est bon bois.
Tu es l’ami des bois.

C’est un beau feu cette jolie branche, c’est un beau feu, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
De hêtre, ce beau feu, de hêtre, c’est un fait. De quoi ?
– De hêtre.
Pour un beau feu, le hêtre est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un beau feu, le hêtre est bon bois.
Tu es l’ami des bois.

C’est un calmant cette jolie branche, c’est un calmant, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En saule, ce calmant, en saule, c’est un fait. En quoi ?
– En saule.
Pour un calmant, le saule est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un calmant, le saule est bon bois.
Tu es l’ami des bois

C’est un cercueil cette jolie branche, c’est un cercueil, en quoi est-il fait ?
– Oh Monsieur, je ne sais
En peuplier, ce cercueil, en peuplier, c’est un fait. En quoi ?
– En peuplier.
Pour un cercueil, le peuplier est bon bois. Répète après-moi.
– Pour un cercueil, le peuplier est bon bois.
Tu es l’ami des bois

*

Et si je passe à nouveau par ici, soyez-en sûrs
Je ferai de mon mieux pour elle, pour ça vous avez ma parole
Dans un monde mort aux yeux d’acier et d’hommes qui luttent pour se tenir chaud
« Entre, dit-elle, je te mettrai à l’abri de la tempête »

Bob Dylan, Shelter from the storm[1]

* * *

Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas tout conté dans Hystérésis. Un jour, avec Jason, nous sommes partis explorer les friches d’un centre commercial, au nord du village. Nous aurions dû être plus prudents.

Les chiens sauvages

 

C’était un jour de grand vent. Un jour dangereux pour aller dans les ruines. Les branches craquaient autour de nous. Certaines maisons étaient à ce point rongées par la végétation qu’elles pouvaient s’effondrer d’un coup, comme une pyramide de bois sur un bûcher.

Quand un animal a déguerpi devant moi — je n’ai vu qu’une tâche grise, peut-être le dos d’une perdrix —, j’ai juré.

« T’as pas l’air en forme, ce matin, le vieux a commenté sur un ton goguenard.

– Le vent, ça me plaît pas.

– C’est juste une brise. J’ai connu des vents autrement plus puissants que ceux-là en mer.

– Y’a pas de murs pourris en mer. Dans les friches, y a que ça. »

Le vieux a ricané.

« Sauf qu'ici, on peut pas couler. »

Le vent ne fut pas notre pire ennemi ce jour-là. Du reste, les chiens non plus. On a pourtant bien failli couler. Le nez collé à notre petit confort, on se plaint toujours de l’insignifiant. Voilà quelque chose qui n’a jamais changé, je suis certain que tu sais de quoi je parle.

Les bourrasques me tapaient sur le système mais n’expliquaient pas à elles seules ma nervosité. La veille, Aurore Desmoulins m’avait interrogé, lorsque j’étais allée la retrouver à son domicile. Elle avait posé des questions sur le vieux. Je craignais qu’elle ne s’attaque à Gabrielle.

On a marché le long de sentiers mal entretenus. Depuis trois mois, j’avais enfin le droit d’emporter une machette. Ronan Léost me l’avait affûtée en me demandant de prendre garde à ne pas m’entailler une jambe ou un bras, ou ceux d’un compagnon. Je tranchais avec rage les ronces et les lianes qui avaient la mauvaise idée d’entraver mon chemin. Sentir le vieux peiner dans mon sillage me faisait plaisir. N’était-il pas en partie responsable des menaces qui pesaient sur mon amie ?

« On va où ? il a demandé.

– L’ancienne pharmacie, près du supermarché. Aymeric veut voir s’il reste encore des trucs.

– Il y avait un supermarché à Rouperroux ?

– Pas loin, près de La Ferté-Henri. C’est pour ça qu’Aymeric t’a demandé de m’accompagner. Il a peur des brigands qui traînent dans les ruines de la ville, même si j’en ai pas vu depuis longtemps.

– Il veut du matériel médical ?

– Des médicaments. J’y suis déjà allé, il reste rien. Les gens ont tout pris pendant la Panique et après. On va quand même fouiller.

Yep. Aurore Desmoulins n’utilise pas de médicaments de l’ancien temps.

– Faudra pas lui dire. Aymeric garde des trucs à la commanderie. Il pense que ça peut servir.

– Il a raison.

– C’est pas prudent, ça peut mal finir (je pensais aussi à Gabrielle).

Hey, ralentis, Jason a protesté. Mes jambes ont plus douze ans. »

On suivait une ancienne route qui reliait deux lotissements, et dont il ne restait qu’un sentier bordé par des aubépines en fleurs. J’ai ralenti un peu. On a traversé un bois, autrefois un champ. J’ai remarqué la présence de framboisiers. Il faudrait que je revienne dans ce secteur en mai ou juin, quand les baies auraient mûri.

On a croisé sur un chemin plus large.

« C’est la route qui va de La Ferté-Henri à l’ancienne autoroute, j’ai expliqué à Jason.

– Cette autoroute, elle est encore praticable ?

– Que dalle. Elle passait par aucun village alors personne l’a entretenue.

– On risque pas de mauvaises rencontres ?

– J’ai vu des brigands avec des charrettes, il y a deux ans. Ils passent par ici pour éviter la milice, sur l’ancienne nationale. Si on les voit, on se planque. »

Jason avait été autorisé à récupérer son couteau. L’arme avait retrouvé sa place dans son fourreau, contre sa veste à franges. Le maire lui avait en outre confié une lance métallique bricolée dans son atelier. On aurait mieux fait d’emporter aussi une arme à feu.

On a débouché sur un espace dégagé. Il ne restait presque rien du supermarché, qui avait brûlé peu après la Panique. Le toit s’était effondré. Quelques boutiques, en façade, tenaient encore debout. La végétation autour était pauvre à cause des parkings qui ceinturaient autrefois le magasin. Des ronciers, des orties et quelques bouleaux profitaient des fissures. Encore trois décennies, et il y aurait une forêt à cet endroit.

Du lierre et des ronces avaient envahi la pharmacie, qui avait perdu sa vitrine depuis des lustres.

On a dû se frayer un chemin à coups de machette. L’un tranchait, arrachait, repoussait la végétation L’autre, dégoulinant de sueur, surveillait la route.

On voulait atteindre la réserve, au fond de la boutique. Peut-être restait-il, par miracle, un placard qui n’avait pas été fouillé ? J’avais déjà les phalanges en sang. Je regrettais de ne pas avoir amené mes gants.

J’ai entendu un frôlement dans les buissons, un peu plus loin. Le vieux levé la main pour me faire signe de ne plus bouger.

« Un animal, j’ai murmuré avec un sourire moqueur. Y’a pas mal de chevreuils dans le coin. »

Jason m’a fusillé du regard et a mis son index devant sa bouche pour me dire de la fermer. J’ai entendu une sorte de halètement. Puis un grognement étouffé. Le vieux a juré.

« Des chevreuils, hein ? il a chuchoté. Shit, la réserve, elle est où ? »

J’ai montré la porte, bloquée par un rideau de lierre. Jason s’est accroupi tout en appuyant sur mon épaule pour m’obliger à faire de même.

« Essaie de l’ouvrir sans faire de bruit, il a murmuré à mon oreille. Coupe les ronces une à une. »

J’ai dégagé la moitié inférieure de la porte. Accroupi, sa lance pointée vers la trouée, Jason surveillait l’ancien parking, balayé par des bourrasques.

Soudain, une silhouette est passée dans mon champ de vision. Un chien !

Ça ne m’a pas rassuré. Juste avant ma naissance, un enfant de Rouperroux avait été dévoré par une meute de chiens sauvages en présence de son père, qui n’avait rien pu faire.

Le bâtard au pelage pisseux que je venais d’apercevoir, efflanqué mais musculeux, résultait d’un mélange de berger allemand, de bouledogue et de colley. Ses babines rosées dégoulinaient de bave. Je m’étais figé, Jason aussi, mais la bête a humé l’air, a tourné sa gueule vers nous avant de gronder.

« Continue à dégager la porte, Jason a marmonné. S’il fait mine d’approcher, je l’embroche. »

Malgré mes mains tremblantes, je me suis mis au travail. Le chien a trotté vers nous en montrant les dents. Deux autres individus, tout aussi galeux, se sont joints à lui. Un gros, noir, genre doberman, et un autre, énorme, avec la dégaine d’un bouvier bernois. Couverts de pustules et de cicatrices mais balèzes. Comme Jason, ils avaient survécu à tout.

« Grouille », Jason a soufflé sans quitter les molosses des yeux.

Trois autres clébards venaient d’apparaître sur le parking. Enhardis par leur nombre, les chiens ont chargé. Heureusement pour nous, le couloir que nous venions de percer dans la végétation n’était pas large : à moins de se déchirer la tête dans les épines, les bêtes ne pouvaient attaquer de front que par deux.

Le chien jaune et le bouvier se sont précipités. La lance de Jason plantée entre les yeux, le premier est mort sur le coup. Le second a tenté de mordre le bras du vieux. Ce dernier a enfoncé la lame de son couteau dans le flanc de la bête, qui a reculé en couinant.

À son tour, le chien noir a bondi. Jason l’a accueilli par un coup de talon. Sonné, le chien a reculé. Couteau à la main, Jason l’a frappé en pleine mâchoire puis a lacéré sa truffe. La bête a roulé dans les ronces en poussant des cris aigus.

Les trois chiens survivants se sont approchés en grognant. Un quatrième les a rejoints. Le visage du vieux ruisselait de sueur.

« Faut qu’on ouvre cette porte ! il a grimacé. Je m’en occupe, occupe-toi des chiens. »

Il m’a bousculé et je me suis retrouvé face à la trouée.

« Récupère la lance », le vieux, a ordonné.

J’ai tiré sur la tige plantée dans le crâne du chien jaune. La bête a tressailli quand j’ai libéré la pointe. Un peu plus loin, le bernois gémissait en se tordant de douleur.

Soudain, deux animaux ont disparu. Quelques secondes plus tard, j’ai entendu des frôlements. Sur notre droite et sur notre gauche.

« Ils essaient de longer les murs, j’ai deviné.

– Veulent attaquer ensemble comme des loups », Jason a grogné.

Il a secoué la porte. Des lianes ont craqué, se sont brisées. Le battant s’est entrouvert.

« Donne-moi la lance, essaie de passer », mon compagnon a ordonné.

J’ai glissé la tête puis une jambe dans l’entrebâillement. M’éraflant les fesses, le dos, les mains, j’ai forcé. La peur me faisait oublier la douleur. Je suis passé.

À l’intérieur, dans le noir, ça puait. Rien à foutre. J’étais en sécurité. Ou presque. J’ai entendu les chiens aboyer. Ils chargeaient. Bruits de lutte, de coups, halètements, cris de rage. La porte a vibré, s’est entrouverte. J’ai vu apparaître la jambe de Jason, son bassin, un bras. Il a rugi puis est passé en entier. Sans la lance.

« J’en ai tué un, ils arrivent ! » il a grogné.

La gueule d’un animal est apparue dans l’embrasure. Le vieux a planté son couteau entre ses crocs. La bête a reculé en poussant un hurlement strident.

De tout son poids, Jason s’est appuyé contre le battant. Les coups ont redoublé à l’extérieur. Rai de lumière entre la porte et le chambranle. Jason a remarqué une grande armoire métallique.

« Aide-moi ! » il a ordonné en tirant sur le meuble.

J’ai poussé de l’autre côté. L’armoire s’est effondrée. Fracas. Les grognements ont continué de l’autre côté mais la porte était bloquée. Je tremblais de tout mon corps.

« On va attendre qu’ils se lassent », Jason a soufflé.

Il a reniflé.

« Ça pue, ici. »

Sortant un briquet à mèche de sa poche, il a tourné la pierre. Une lumière jaune a éclairé la pièce. Un cadavre gisait au sol.

Horrifié, j’ai reculé vers la porte.

« Mets-toi dans un coin », le vieux m’a ordonné.

Il s’est approché du mort, dont il a éclairé le visage avec la flamme du briquet.

« Shit, ce type est venu chercher la même chose que nous, y’a pas longtemps. Un mois, peut-être. Il a été égorgé. »

Bloqué dans cette pièce noire, entre le mort et la porte qui craquait sous les assauts des molosses, j’étais au bord de la panique. Je me suis mis à pleurer.

« Tu chialeras après, Jason a décrété. La ferme. »

J’ai tenté de contenir mes larmes.

« Si ce type est entré, c’est qu’il y a une autre sortie », le vieux a déclaré en s’éloignant vers le fond de la réserve.

Je l’ai entendu vieux ouvrir des tiroirs, des portes, farfouiller. La flamme jaune de son briquet dansait le long de meubles de rangement.

« Vous faites quoi ? j’ai murmuré.

– Je regarde s’il reste des trucs. On est venu pour ça, non ? »

J’ai contenu mon envie de hurler. Il y avait un type égorgé qui puait la charogne dans ce réduit ténébreux, des chiens enragés dehors, et Jason faisait ses emplettes !

Le temps a semblé s’étirer. Je me suis détaché de la réalité. Les chiens grognaient mais ne tentaient plus de forcer la porte. J’avais mis mon tee-shirt sur mon nez pour ne plus sentir l’odeur de putréfaction.

Je ne pouvais imaginer que les chiens n’étaient pas le pire des dangers. En observant un peu mieux la gorge tranchée du cadavre, j’aurais pu deviner que les crocs des clébards n’étaient pour rien dans cette histoire.

À suivre…

*



[1] In Bob Dylan, Lyrics, Chansons 1962-2001, traduit de l’anglais par Robert Louis et Didier Pemerle

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