Les Carnets du KO /4

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le_borgne-KO4-une.jpgDans cette quatrième et avant-dernière partie des Carnets du KO de Jason Marieke, Loïc Le Borgne nous invite à découvrir, outre chansons issues d'avant la Panique, inédites ou en version intégrale, deux nouvelles scènes, qui racontent ce qui s'est passé juste après l'agression de Jason (partie I, chapitre 11 d'Hysteresis). « Y a-t-il une porte au bout du monde / Ou sommes-nous condamnés à l’ombre ? »

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« Dark Forest »
CC-BY 2.0 Dan Zen

J’attends de devenir un très méchant fou.

Arthur Rimbaud, Vies

*

On délire (inédit)

Et même si le monde s’écroule
Promets ce soir
Qu’on aura des enfants demain
Et même si les glaciers s’écoulent
Dis-moi tout bas
Qu’on ira voir la lune au loin
Et quelle va rougir dans le noir

Et même si l’Arctique est en grève
Promets ma douce
D’habiter dans un grand manoir
Et même si tous les poissons crèvent
Dis-moi en douce
Qu’on mettra des bougies le soir
Qu’elles seront de l’or dans le noir

Refrain :
On délire, on délire
C’est tout ce qu’il nous reste
Des délires, des délires
C’est tout ce qu’ils nous laissent

Et même si le soleil de plomb
Promets ce soir
De pas sombrer quand tu éteins
Et même si les baleines s’en vont
Dis-moi tout bas
Qu’il nous restera les marsouins
Et qu’ils seront bleus dans le noir

Et même si la forêt se couche
Promets ma douce
D’aller dormir dans le jardin

Et même si l’ouragan me douche
Dis-moi en douce
Que t’aimes mes tenues de satin
Qu’elles sont transparentes dans le noir
Et même si mes amis m’enterrent
Promets ma douce
Qu’on peut s’aimer jusqu’à l’aurore

Et même si le monde est colère
Dis-moi en douce
Qu’on oubliera qu’on n’est pas mort
Que l’arc-en-ciel après le noir

Chanson époque pré-Panique, auteur inconnu

*

Me voilà sur la grand-route
Me demandant où tout le monde est passé, où tout le monde est passé
Me demandant où tout le monde est passé
Monsieur, prenez-moi s’il vous plaît
Je jure que je ne vais pas me mettre à tuer vos enfants

Bob Dylan, Down the highway

 

Oui, je marche sur la grand-route
Ma valise à la main
Dieu, ma chérie me manque vraiment
Elle est partie quelque part au loin

Bob Dylan, Standing on the highway

*

Un amour (version intégrale)

Un amour
44 à Paris un été
Un amour
Le fracas de la ville insurgée
Un amour
Dans le tourbillon brun des fumées
Deux amours
Qui dansaient sur les Champs-Élysées

Un amour
Y’a toujours un coup d’foudre à Paris
Un amour
On s’emballe ou on prend la bastille
Un amour
Un sonnet jardin du Luxembourg
Un amour
Dans la guerre y’a le sang et la cour

Un amour
Si demain le soleil devient fou
Un amour
Si la marée montait jusqu’à nous
Un amour
On a peur que ne tournent les vents
Un amour
On ne sait le temps qui nous attend

Un amour
Dans ce monde qui tourne, accélère
Un amour
Dans cet air détraqué qui m’enserre
Un amour
Dans les ruines de ce qu’on a jeté
Un amour
La banquise, les forêts de papier

Un amour
On est qui dans ce siècle de fous
Un amour
Des poussières qu’un océan dissout

On déprime à l’heure du crépuscule
Un amour
Mais sans nuit pas d’aurore qui s’allume

Chanson pré-panique, auteur inconnu

*

Regarde le ciel devenir rouge comme l’enfer,
On incendie la maison de quelqu’un.

Jimi Hendrix, House Burning Down

*

Toucher le soleil (chanson, version intégrale)

L’harmonica me perce l’os
Déchire ma peau, plie mes cellules
Le chant que je crache est féroce
Le chaman a percé ma bulle
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

Je suis né près d’un arbre mort
J’ai pourchassé les antilopes
Icare n’était pas le plus fort
Je vais retrouver Pénélope
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

Un vieux tambour en moi résonne
Je suis un enfant de la jungle
Mon cri n’est pas celui d’un homme
La douleur a brisé ma plainte
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

L’enfant du rift a fui le lion
Il aime la beauté des grands soirs
Lucie attrape un papillon
Je suis un fragment du miroir
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

Égaré loin de ma vallée
Je suis tombé du piédestal
Le maître de guerre a montré
Les ténèbres entre les étoiles
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

J’ai oublié l’enfant vaudou
Quatre saisons partent en fumée
Peut-on marcher encore debout
Si Guernica est déchiré ?
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

J’avais une machine infernale
Elle a mis bas quelques génies
Je me transforme en animal
Nourri de silence et de pluie
Est-ce qu’on peu toucher le soleil et admirer les abeilles ?

Jason Marieke

*

Qu'ont-ils fait à notre Terre ?
Qu'ont-ils fait à notre loyale sœur ?
Ils l'ont ravagée, pillée, lacérée et l'ont mordue
Ils l'ont piquée de leurs couteaux dans le flanc de l'aube

The Doors, When the music’s over

*

Les gens qui ont bonne conscience dans les rues, le soir
Les gens qui ont bonne conscience ont souvent mauvaise mémoire

Jacques Brel, Les Gens

*

Au bout du monde (inédit)

L’adolescent a mis le feu
Il ira six jours en prison
Quand le diable ouvrira les yeux
Le gosse aura coupé le son

Y a-t-il une porte au bout du monde
Ou sommes-nous condamnés à l’ombre ?

Cendrillon tombe et se relève
Avant d’effleurer ce qui brille
Peux-t-on courir après les rêves
Avec de beaux souliers vernis ?

Y a-t-il une porte au bout du monde
Ou sommes-nous condamnés à l’ombre ?

J’ai un frère qui s’appelle Einstein
Quasimodo est mon cousin
Peut-on jouer à la bataille
Avec un singe à quatre mains ?

Y a-t-il une porte au bout du monde
Ou sommes-nous condamnés à l’ombre ?

(Chanson époque pré-Panique, auteur inconnu)

*

Je suis né dans le feu croisé d'un ouragan
Et je hurlais à ma maman sous la pluie battante
Mais tout va bien maintenant, en fait c'est le pied

The Rolling Stones, Jumping Jack Flash

* * *

Enfant de Fau, tu te rappelles sûrement le soir où Jason a été molesté dans le parc par trois inconnus. Je ne t’ai pas raconté ce qui s’est déroulé juste après. Voici deux moments dont je me souviens. Comme tu vas t’en rendre compte, des gens, notamment mes parents, ont tout fait pour dissuader Jason de fouiner dans le passé du village. C’était comme demander à un ours blessé de renoncer à se venger…

Ton serviteur, Romain Gabillard.


La vieille Louise

Jason est resté enfermé trois jours dans sa chambre, le temps que la douleur qui enflammait ses côtes ait diminué. Il souffrait aussi du genou droit.

« Tu vas m’aider à sortir, il m’a ordonné un matin. Trouve-moi une béquille.

– Une canne ?

Shit, je préfèrerais crever. Déniche-moi un vieux balais, enrobe la brosse dans un chiffon de laine, coupe le manche de manière à ce qu’il m’arrive sous le bras, ça fera l’affaire. »

Je suis revenu cinq minutes plus tard avec un balai au manche scié et un pull-over miteux entre les mains.

« Aide-moi un peu à descendre ces marches », il a grommelé.

Dans les escaliers, il a soufflé, juré à voix basse, puis s’est dressé de toute sa hauteur. Quand il est arrivé en bas, la sueur coulait à grosses gouttes sur son front. Sa béquille toquait sur le plancher à la manière d’une jambe de bois.

« Ma veste », il a commandé d’une voix ferme.

J’ai trotté jusqu’au portemanteaux et j’ai ramené sa veste à franges. Il a ouvert la porte d’un geste large. Il y avait quelques personnes en terrasse, dont les frères Baadi.

« Les rats se méfient du chien mais ne voient pas le poison », il a marmonné.

Des enfants, dont les jumelles Desmoulins, jouaient à la marelle au pied du grand tilleul. Dans un coin de la place, madame Louise, qu’on appelait « la vieille », tressait un panier en osier, assise sur une chaise. Jason a marché vers elle. Sur la place, les gens, y compris les enfants groupés près du tilleul, s’étaient immobilisés. Ils regardaient dans notre direction en chuchotant. Devant la porte de l’église désaffectée, le maire fumait sa pipe sans nous quitter des yeux.

« J’aime beaucoup ce que vous faites », Jason a dit.

Madame Louise a continué à travailler sans le regarder.

« C’est pas des œuvres d’art, elle a murmuré de sa voix rendue rauque par le chanvre qu’elle fumait le soir.

Yep, y’a des paniers qui sont des œuvres d’art.

– L’art est mort, elle a dit sans interrompre son ouvrage. Ma mère était peintre, mais les peintres ne reviendront pas avant longtemps. Plus de temps pour ça.

– Vous êtes née avant la Panique, n’est-ce pas ? »

Les doigts de la vieille, déjà très rapides, ont accéléré. Les tiges se croisaient et s’enroulaient comme une colonie de vipères.

« Allez vous-en. Estropié comme vous êtes, vous allez finir par tomber.

– Je vais pas tomber. »

Elle a levé les yeux et ses doigts ont cessé de s’agiter. Il lui manquait plusieurs dents.

« La Delaunay a cinquante-trois ans, moi deux de moins. C’est elle qu’il faut voir.

– J’ai connu des villages où les doyens étaient plus âgés.

– Tant pis pour eux.

– On m’a dit qu’il y avait des gens plus âgés dans les fermes isolées du coin. Vous le pensez aussi ? »

Madame Louise lui a lancé un regard mauvais. Ses yeux larmoyaient en permanence, comme si elle était en permanence enrhumée. Elle a recommencé sa vannerie.

« Laissez-moi travailler maintenant. »

Jason a soupiré, essayant tant bien que mal de s’appuyer sur sa béquille.

« Shit, nous sommes entre personnes civilisées, no ? Nous avons connu des temps paisibles, où on ne tabassait pas les gens à leur arrivée dans un village. Vous n’êtes pas du genre à le souhaiter, je me trompe ? »

La vieille Louise a craché un jet de salive entre ses chicots, qui est allé s’écraser devant les chaussures de Jason.

« Je pisse sur ceux qui avaient plus de quinze ans quand la Panique est survenue. J’en avais neuf.

– Je n’étais guère plus âgé, madame. À dix-huit ans, on ne peut pas faire grand-chose pour changer le monde. »

Pour la première fois, je le sentais décontenancé. J’en savais plus que Jason sur madame Louise. Toute sa famille avait disparu pendant la Panique, et on murmurait que les rares enfants et adolescents qui avaient survécu, surtout les filles, avaient connu l’enfer

« À douze ans, les gosses de maintenant travaillent plus dur que les jeunes gens de ton monde de salopards, et à dix-huit ce sont des adultes, elle a rétorqué. Ne viens pas ramper devant moi ou je t’écrase la tête et les couilles, ici et maintenant.

– La veille, tu délires. Les salopards, comme tu dis, ont fait de nous des bêtes sauvages.

– Le maire arrive pour te voir. Fous le camp. »

Jason a inspiré un grand coup. J’ai cru qu’il allait frapper la Louise avec le manche à balai.

» À dix-huit ans, on était encore des gosses dans le monde d’avant, il a dit d’une voix rauque. Tu le sais parfaitement. Nulle part où aller, tout autour de toi semble brûler, et jamais de pitié en vue, nuit après nuit.

– Je suis usée et fatiguée, elle a lâché d’une voix sourde. Il y a une vieille à la ferme de la Borde. Plus âgée que la Delaunay. »

Jason avait obtenu le renseignement qu’il cherchait mais son visage est resté dur, rugueux.

Le maire a souri en approchant. Un sourire froid, diplomate, au-dessus duquel jurait son œil fou. Il s’est enquis de la santé de Jason, lui a dit qu’il avait chargé Rachot de mener une enquête. Les hommes étant cagoulés, il ne serait pas facile de les reconnaître.

Jason a claqué des doigts et a ricané, comme s’il trouvait cette remarque hilarante. Puis il a claudiqué vers la terrasse de l’auberge.

« Les gens qui ont bonne conscience ont souvent mauvaise mémoire », il a déclaré.

Comme je devais aller nourrir les poules et les pintades, je l’ai laissé assis en plein air, sous les nuages gris. Son visage était plissé comme un vieux linge. Autour du tilleul, les gosses formaient une ronde en se tenant par la main. Tous observaient Jason Marieke en chantonnant une comptine :

« Enfant du feu / Feu de l’hiver / Ver de pomme / Pomme de terre / Terre trop sale / Sale temps / Tant pis pour toi / Toi mon salaud / L’eau non potable / Table au bistro / Trop de flocons / Cons d’ancêtres / Être mort / Mort de peur / Peur d’enfant / Enfant fou… »

*

Mises en garde

Les jours ont passé, et ce fut le début de mars. Le printemps était imminent à présent. Les hommes avaient avait fait les labours dans les champs. Non sans mal parce qu’il avait plu, encore et encore. Les ruines de La Ferté-Henri, la ville abandonnée de l’autre côté de la nationale, étaient sous les eaux — des crues qui survenaient deux hivers et deux automnes sur trois désormais.

Dans le village, nous n’avions pas de problèmes d’inondations, mais une partie du parc était tout de même immergée. Le ruisseau s’était transformé en petite rivière, et les aulnes, tout comme Fau, l’arbre creux, avaient les pieds mouillés. Le terrain de foot était impraticable et les margelles du lavoir submergées. Comme il ne faisait pas froid, je partais souvent en expédition dans les quartiers abandonnés de Rouperroux, à la recherche d’artefacts. Ce travail n’était plus aussi facile qu’avant. Bon nombre d’objets pré-Panique avaient disparu car les villageois, en quatre décennies, avaient fouillé la plupart des ruines. À présent, les pavillons étaient en très mauvais état. Des arbres poussaient au milieu d’anciens salons, de chambres, de salles de bains, et certaines maisons avaient été avalées par le lierre, les ronces, les bosquets de houx, de noisetiers, de sureau.

Même les plantes décoratives qui ornaient autrefois les jardins avaient péri, étouffées par la concurrence ou tuées par les intempéries. Aymeric Thévenard m’avait affirmé que d’ici trois décennies, si nous ne défrichions pas, des forêts engloutiraient les décombres, et toute trace de civilisation disparaîtrait dans les anciennes zones pavillonnaires. Si les anciens avaient pu voir ça ! Eux qui n’avaient pas su respecter les arbres, qu’auraient-ils pensé de leurs maisons mangées par la verdure ?

Les ruines des lotissements étaient devenues le domaine des renards, des lapins, des perdrix, des chevreuils et des sangliers. À la foire de Saint-Jean-Cité, mon père avait entendu dire que des loups remontaient de l’est et du sud. On en avait aperçu deux, à trois cents kilomètres d’ici d’après un forain.

De l’une de mes expéditions, j’ai ramené un truc qui avait dû être une radio mais qui ne marchait plus. J’avais embarqué l’appareil, un petit boîtier noir avec un écran, en me disant qu’il plairait à l’archiviste. J’étais cependant plus fier de mon autre trouvaille : un jeu de ciseaux à bois, qu’une solide valise en plastique avait préservés de la rouille, et qui ferait le bonheur du maire.

Quand je suis rentrée à l’auberge, ma mère cuisinait des crêpes. J’ai reconnu leur odeur sucrée, lourde, en entrant. Mon plat préféré ! Parfois, ma mère glissait un morceau de porc et un peu de fromage à l’intérieur, et c’était divin. La plupart du temps toutefois, elle ne mettait que du beurre, et c’était déjà excellent.

On était lundi soir, et il n’y avait personne au Cheval Rouge. Fatigués par les labours dans la terre grasse, les hommes qui fréquentaient d’ordinaire le bar rentraient chez eux à la nuit tombante pour avaler leur souper avant de s’affaler sur leur couche. Chanteclair s’était absenté quatre jours, le temps d’un aller-retour en carriole jusqu’à la cité, où il devait rencontrer le gouverneur.

Jason s’était installé devant une bolée de cidre, à la table la plus proche des cuisines. Peu à peu, nous nous habituions à sa présence.

« Tiens, voilà l’aventurier ! s’est exclamé mon père, qui essuyait des verres derrière le bar. T’as trouvé des trésors ?

– Juste ça, j’ai dit en montrant mes artefacts, avec une moue de dépit (j’avais connu des jours plus fastes). Y’a plus grand-chose. Faudrait que j’aille à la ville. »

Je ne parlais pas de la lointaine et grande cité du gouverneur, mais de La Ferté-Henri, du moins de ce qu’il en restait.

« Pas tout seul, et pas pendant les inondations, mon père a ronchonné. Tout s’écroule là-bas, et on peut y faire de mauvaises rencontres.

– J’irai avec lui, si vous voulez », a lâché Jason en sirotant son cidre.

Mon père a continué à essuyer le verre déjà sec qu’il tenait à la main, en silence.

« Après les inondations évidemment », Jason a précisé, mais mon père a continué à faire comme s’il n’entendait pas.

Notre client payait sa chambre et la nourriture tous les trois jours comme convenu, ne faisait pas d’histoires, restait discret, mais je voyais bien que quelque chose tracassait mon paternel. Il n’était pas encore prêt à laisser Jason m’accompagner loin de Rouperroux. Et peut-être avait-il raison. J’aimais bien le vieux, mais c’était un prédateur, un ours plus rusé qu’il n’en avait l’air, et qui cachait des secrets.

« Qui veut des crêpes ? » ma mère s’est exclamée en sortant de la cuisine.

Ma mère avait le sourire ce jour-là. Ce n’était pas toujours le cas, parce qu’elle devait en permanence surveiller un tas de choses à la fois : la bonne tenue de l’auberge, ses fourneaux, ses provisions de nourriture, ses enfants, les clients, son employée, les rumeurs qui couraient sans cesse dans le bourg. L’avenir de l’établissement, et surtout celui de ses filles, qui arrivaient à un âge crucial, la préoccupaient.

Mais ce soir-là, son visage rond était enjoué. Ses mèches rousses flamboyaient et ses yeux bleus brillaient entre ses pommettes rougies par la chaleur des poêles. J’aimais la voir ainsi.

J’ai tendu l’un de mes artefacts à Jason.

« Vous saurez réparer ça ? »

C’était un petit rectangle noir, équipé d’écouteurs.

Il l’a pris, l’a retourné entre ses mains. L’appareil était propre car je l’avais déniché dans une housse, elle-même camouflée dans la boite à gants d’une voiture abritée par un garage.

« Wow, c’est une radio mais aussi un lecteur pour la musique, j’en avais un presque pareil », il a dit en souriant dans sa barbe.

Il a appuyé sur un bouton mais il ne s’est rien passé.

« Shit, il faudrait des piles, il a déclaré. Mais je crois que toutes les piles du monde sont foutues.

– On sait jamais, faudra aller voir le maire, mon père a suggéré. Il saura peut-être quoi faire.

– Vous avez pas bientôt fini de parler de ces trucs qui marchent plus ? s’est agacée ma mère. Et puis c’est pas ça qui va nous aider à survivre. Qui veut des crêpes ? »

Je me suis assis. Ma mère m’a prévenu sur un ton sévère que je ne toucherais à rien tant que je ne me serais pas lavé les mains et les avant-bras et débarbouillé le visage, et qu’en revenant j’avais le droit de prendre des assiettes et des bolées pour les disposer sur la table. Elle a ajouté que c’était la propreté des gens et des maisons, et pas les gadgets, qui faisaient une civilisation. À chaque fois que j’oubliais de me laver, j’étais bon pour un sermon de ce genre. J’ai obéi pour abréger le monologue.

Les crêpes étaient savoureuses. Pour les garnir, on avait le choix entre quelques morceaux de lard, du blanc de poulet, des tranches de pommes de terre ou juste du beurre. On s’est régalé.

« C’est la fin de la saison morte, ma mère a dit. Faut prendre des forces. »

Les labours allaient bientôt s’achever. Aux beaux jours, les travaux agricoles s’enchaîneraient à un rythme infernal jusqu’à la fin de l’automne. Même les aubergistes seraient mis à contribution, car tout le monde devait aider aux champs pour assurer l’avenir de la communauté.

« Où sont les filles ? » mon père s’est enquis.

Ma mère a froncé les sourcils.

« Chez Aurore Desmoulins, je crois. Elles vont de plus en plus souvent chez la guérisseuse, avec d’autres filles du village. Je sais pas ce qu’elles font toutes là-bas. »

Mon père a gloussé.

« Elles sont si nombreuses à vouloir devenir guérisseuses ? »

Ma mère n’a pas souri.

« Non et c’est ce qui me gêne. Ces soirées ne me disent rien qui vaille. Aurore Desmoulins a une drôle d’influence sur les jeunes filles de ce village… »

Mon père a cessé de rire.

« Ne parle pas ainsi de la guérisseuse », il a murmuré en jetant un coup d’œil apeuré aux fenêtres noires.

Il a lancé un regard gêné à notre hôte.

« Sans elle, Jason serait encore en piteux état, il a ajouté.

– Qui a pu faire une chose pareille ? » ma mère s’est interrogée en servant une crêpe débordante de lard à notre hôte.

On tous compris qu’elle parlait de l’agression. Jason a haussé les épaules.

« Ils étaient cagoulés, je suppose qu’on saura jamais, madame Gabillard.

– C’est vraiment idiot. Vraiment.

– Les conteurs sont habitués à ce genre de chose. On se méfie des saltimbanques dans les communautés. Et c’est normal, avec toutes les bandes de pillards qui écument encore les campagnes. »

Mon père a servi des bolées de cidre. Puis a parlé à voix basse :

« Ici, on s’en méfie un peu plus qu’ailleurs, monsieur Marieke. Vous devriez être plus prudent.

Wow. Pourquoi donc justement ici ?

– À cause de choses qui se sont passées et qui se passent encore. »

Jason allait ouvrir la bouche pour demander des explications complémentaires mais mon père lui a coupé la parole :

« Si j’étais vous, je n’insisterais pas, Marieke. Ce sont des choses qui ne regardent que les habitants de Rouperroux. Et encore, pas tous. Mais je peux vous dire qu’il y a des gens très susceptibles dans cette communauté. Prêts à tout pour préserver certaines… spécificités locales. Moi, je me tais, je reste en dehors de tout cela.

– En dehors de quoi ? Jason a murmuré en avalant sa crêpe et son lard fumants.

– Monsieur Marieke, est intervenue ma mère avec une froideur qu’elle réservait d’ordinaire aux mauvais payeurs. Nous vous mettons en garde, nous vous invitons à partager nos crêpes — je ne vous demande pas un sou pour ce soir — alors s’il vous plaît ne posez plus de questions qui pourraient nous attirer de gros ennuis. D’accord ?

– Il y a des choses ici dont il ne faut pas parler, mon père a renchéri. Des choses qui font peur. Nous sommes aubergistes, il nous faut rester en dehors de ces choses.

Jason a hésité un instant, la fourchette au bord des lèvres. Je voyais bien qu’il avait des questions à poser. Il y a eu un moment de silence tendu. Le vent s’était levé. La branche du cerisier grattait le carreau près de la fenêtre.

« Vous n’aviez pas dit que vous nous organiseriez une petite soirée ? ma mère a lancé sur un ton jovial qui ne trompait qu’elle. J’adore les histoires de conteurs ! La dernière fois que l’un d’eux est passé ici, j’avais sept ans de moins qu’aujourd’hui. Quand donc nous ferez-vous ce plaisir ?

– Très bientôt, Jason a affirmé. Mais j’aimerais organiser cette soirée à l’extérieur. Il serait préférable d’attendre le début du printemps, non ? En attendant, j’ai trouvé du travail. Demain, j’accompagne Johnny Rachot en forêt pour couper du bois. »

Rassurée, ma mère a hoché la tête. Je l’avais entendue interroger mon père en catimini dans la cuisine. Elle s’inquiétait : Jason savait-il vraiment faire quelque chose de ses dix doigts ou ne s’agissait-il que d’un vagabond ? Si Joe-le-Grizzli, un homme avisé, avait embauché le vieux, c’est qu’il savait pouvoir compter sur lui.

« Si vous voulez, je peux jouer un peu d’harmonica, Jason a glissé en avalant une dernière bouchée. Après ces délicieuses crêpes, je vous dois bien ça, madame Gabillard. »

La demi-heure qui a suivi fut pour moi un enchantement. Le cri de l’harmonica, mélange d’envolées et de déchirements, m’a de nouveau envoûté. Parfois, Jason chantait d’une voix grave quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas — l’anglais a-t-il expliqué, une langue qu’on apprenait jadis dans les écoles.

« Dimanche en huit, on a la Fête du bouleau, mon père a remarqué. Ça se passera à l’entrée du parc, là où on trouve les deux bouleaux. Peut-être que vous pourriez nous préparer un petit quelque chose ? »

Jason a hoché la tête.

« Yep. Si le maire est d’accord, je pense que je peux faire ça. »

Dans la foulée, il a encore repris un air à l’harmonica. Quelque chose de très rapide, de très entraînant.

Mon père s’est mis à taper en rythme le bord de la table sans même s’en rendre compte. Quand Jason s’est levé pour monter se coucher, tout le monde l’a remercié.

« Soyez prudent, hein, à l’avenir ! mon père a dit, prenant soin, d’un coup d’œil, de vérifier que ma mère avait disparu dans la cuisine. N’allez plus traîner la nuit, on voudrait pas qu’il vous arrive malheur. »

À ma grande surprise, Jason a sauté sur l’occasion pour aborder un sujet tabou :

« En me baladant, j’ai vu la grande maison, à l’ouest du parc. Depuis quand appartient-elle à la famille de la guérisseuse ? »

Mon père lui a lancé un regard suspicieux.

« Depuis avant la Panique, je pense. La famille habitait déjà là quand mon père et ma mère se sont installés ici. Je ne parle pas des fillettes mais de leurs parents et de leurs grands-parents, bien entendu. Mais tout ça, c’est du passé. Le présent et l’avenir sont plus importants. Vous ne pensez pas ?

– Tout à fait d’accord, Jason a dit marchant vers les escaliers. Il en reste peu, des maisons comme celles-là, en si bon état, j’espère qu’elle est bien entretenue. »

Pensif, mon père l’a regardé monter les marches jusqu’au premier.

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