La Grande Porte

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Un petit détour du côté de la Grande Porte, ce mystérieux artefact extraterrestre… Voici près de quarante ans, Frederik Pohl publiait La Grande Porte, premier volet de la saga éponyme mêlant avec brio space opera et satire, porté par cette question pressante : qui sont les Heechee ?

La science-fiction est férue de gros objets. Quand la seule frontière est celle de l’imagination, pourquoi se priver d’imaginer des artefacts aussi extravagants que gigantesques : le vaisseau spatial de Rendez-vous avec Rama par Arthur C. Clarke, l’anneau-monde de Larry Niven, l’astéroïde infini de Greg Bear. Toutefois, les « big dumb objects » n’ont pas forcément vocation à être gigantesques ni à demeurer énigmatiques… Il en va ainsi de la Grande Porte, cet astéroïde évidé, équipé d’un millier de véhicules spatiaux créés par une race extraterrestre inconnue – mais qui se dévoilera au fil des volumes – et à l’utilité vite comprise – l’objet servant de portail vers des destinations le plus souvent dangereuses.

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Si en France, la série faisant l’objet de ce billet est nommée « cycle de la Grande Porte », son titre anglais est « cycle des Heechees », d’après le surnom de cette mystérieuse race extraterrestre à l’origine de l’artefact surnommé « Grande Porte ». Voilà.

Son auteur, Frederik Pohl, décédé à l’automne 2013 à l’âge vénérable de 93 ans, a eu une carrière des plus curieuses : membre du groupe des Futurians aux côtés d’Asimov, Pohl commence sa carrière littéraire non pas comme auteur mais comme rédacteur en chef de magazines, d’abord Astonishing Stories et Super Science Stories dans les années 40, puis If et Galaxy dans les années 60. C’est au cours des années 40 qu’il se lance dans l’écriture : plusieurs nouvelles, co-écrites pour l’essentiel avec Cyril Kornbluth (mais aussi Jack Williamson et Lester Del Rey). Le duo Pohl-Kornbluth franchit l’étape du roman dans les années 50 ; leur collaboration la plus connue n’est autre que Planète à gogos, satire caustique du capitalisme. Notre auteur signe en solo une poignée de romans, mais sa productivité se retrouvera curieusement dopée lorsqu’il atteint la cinquantaine, vers la fin des années 70 : on ne l’arrêtera plus. À noter que l’œuvre de Pohl ne se restreint pas qu’à la SF : on lui doit notamment un roman, bon au demeurant, traitant de la catastrophe de Tchernobyl, intitulé Ceux de Tchernobyl.

Mais l’œuvre la plus connue de Pohl est sans conteste le cycle de la Grande Porte… Un cycle qui a pourtant débuté par une novella où il n’est pas du tout question de cet artefact orbitant dans une zone peu fréquentée du Système solaire.

« Il y avait un livre-gadget qu’on vendait dans les foires, quand j’étais gosse. Il s’appelait Tout ce que nous savons sur les Heechees. Il avait cent vingt-huit pages, et elles étaient toutes blanches. » (La Grande Porte)

La novella « Les Marchands de Vénus » (« The Merchants of Venus », 1972), parue dans le Worlds of If de juillet-août 1972, nous introduit à cet univers. Bienvenue sur Vénus : comme on le sait, la planète nommée d’après la déesse de l’amour n’a rien d’un paradis ou d’une jungle humide dissimulée sous d’épais nuages. Sur place, les colons humains ont trouvé un ensemble de tunnels, datant de plusieurs centaines de milliers d’années — cinq cent mille, à vue de nez. Des tunnels aux parois émettant une constante lueur bleu cobalt, possédant une atmosphère respirable par les humains. Qui a creusé ces tunnels et dans quels buts ? Mystère. Les rares artefacts trouvés dans ces tunnels n’ont pas donné beaucoup d’indications ; le nom de ces mystérieux aliens fouisseurs, les « heechees », provient bêtement du son émis par l’un des objets.

« Question : Il y a quelque chose chez les Heechees que je ne comprends pas. Pourquoi ont-ils abandonné tous ces tunnels et ces lieux ? Où sont-ils allés ?
Professeur Hegramet : Mon petit, voilà un problème qui me fait bien chier.  » (La Grande Porte)

Sur Vénus, les colons vivent du tourisme. Et, parfois du jackpot lié à la découverte d’un tunnel inexploré. Audee Walthers est l’une de ces personnes  : quand il propose ses services au Terrien Boyce Cochenour, il croit toucher le gros lot. Car Audee a besoin de fonds, et sans traîner s’il vous plaît : son foie menace de lâcher dans les prochaines semaines. Avec l’argent du richissime Cochenour, il pourrait s’offrir une greffe. Bien vite, le voilà à bord de son véhicule aérien, en compagnie de Cochenour et de sa jeune épouse, à la recherche d’un tunnel inexploré. Audee a bien une petite idée, mais celle-ci est compliquée à mettre en œuvre. Et Cochenour est-il digne de confiance ?

Pour Pohl, cette novella constitue un retour sur Vénus, près de vingt ans après Planète à gogos (dont le titre originel, The Space Merchants, trouve un écho ici). L’auteur offre une nouvelle critique acerbe du capitalisme : une Vénus où tout est hors de prix, où les frais médicaux atteignent des montants scandaleux. Une histoire au rythme enlevé, un discours critique actuel, un mystère… Pohl aurait pu en rester là avec cette novella autonome. Mais, cinq ans plus tard, estimant probablement que l’univers ébauché là méritait d’être développé, il a publié La Grande Porte, roman pré-publié dans Galaxy entre novembre 1976 et mars 1977, réuni en volume en avril de la même année.

La Grande Porte, c’est justement l’un des prospecteurs de Vénus qui l’a découverte en mettant au jour un astronef le menant à cet astéroïde dont l’orbite perpendiculaire au plan de l’écliptique le rend difficilement perceptible. Le type y a laissé sa peau, mais d’autres humains ont entamé l’exploration de ce bout de roc :

« Un astéroïde. Ou peut-être le noyau d’une comète. Près de dix kilomètres de diamètre dans sa plus grande longueur. En forme de poire. À l’extérieur, cela ressemblait à une goutte pleine de bosses, carbonisée, avec des reflets d’azur. À l’intérieur, c’est la grande porte menant vers l’univers.  » (La Grande Porte)

Et remplis de vaisseaux, de toute évidence appartenant aux mystérieux Heechees. Ces astronefs, capables d’emporter un, trois ou cinq individus, personne n’en comprend bien le fonctionnement. Une chose est sûre : ils se rendent à des destinations précises, en un temps de trajet variable. Certaines de ces destinations se sont avérées intéressantes – il existe notamment une deuxième Grande Porte –, d’autre moins. Une compagnie a été fondée, dans le but d’attirer les prospecteurs en mal d’argent ou d’aventure, car le jackpot est à la clef en cas de découverte intéressante. Néanmoins, la ténacité est de mise : 80% des missions reviennent à vide ; 15% ne reviennent jamais. Ou avec des morts.

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Robinette Broadhead est l’un de ces prospecteurs. Et par pitié, ne l’appelez pas Rob, Robbie ou Robin : c’est Robinette, aussi ridicule que cela sonne. Le jackpot, notre bonhomme l’a touché une première fois à la loterie, ce qui lui a permis de quitter une vie de misère dans les mines alimentaires sur Terre et de tenter sa chance à la Grande Porte – en particulier dans le but de pouvoir se payer la Médication Totale. Mais lorsque le roman débute, Robinette est de retour sur Terre, tenu de suivre des séances de psychanalyse auprès d’une intelligence artificielle, malicieusement surnommée Sigfrid von Shrink. Quelque chose s’est mal passé à un moment donné, et en dépit de son caractère bravache, Robinette refuse de l’admettre – tout comme il refuse de reconnaître certains aspects intimes de sa personnalité.

La Grande Porte alterne donc entre les séances de Robinette auprès de Sigfrid, les longs flashbacks narrant son séjour dans l’artefact heechee et les expéditions auxquels il a pris part, plus quelques encarts divers (publicités, petites annonces, extraits d’interviews de spécialistes des Heechees, rapports d’expédition). L’univers mis en place dans « Les Marchands de Vénus » est développé, avec le même mélange de sense of wonder – cet artefact gigantesque à la fonction imprécise – et d’antiglamour – ça pue l’air vicié, c’est moche et étroit, tout y est inconfortable (mais sur Terre, c’est encore pire). Le mystère des Heechees continue de s’épaissir, et l’histoire est portée par un protagoniste délicieusement ambigu et détestable. L’aspect satirique présent dans la novella originelle demeure là (la vie est hors de prix dans la Grande Porte ; sur Terre, l’assurance-maladie —la Médication Totale/Universelle— est ruineuse, l’auteur se moque ouvertement de la psychanalyse lorsque Robinette comprend l’explication de certains de ses penchants). Rien d’étonnant à ce que le roman fut couronné par une ribambelle de prix : le Nebula 1977, le Hugo et le Locus 1978, un Campbell Memorial en 1979, et un Apollo de ce côté-ci de l’Atlantique.

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La Grande Porte forme une histoire complète, Robinette finissant par aboutir à une meilleure compréhension de lui-même. Le mystère des Heechees demeure cependant complet. En 1980, Frederik Pohl lui a donné une première suite :Les Pilotes de la Grande Porte ( Beyond the Blue Event Horizon en VO). Une dizaine d’années se sont écoulées depuis les événements narrés dans le premier roman. Dans les confins du Système solaire, un autre artefact heechee a été découvert : l’Usine Alimentaire, qui produit censément de la nourriture à partir des éléments les plus communs dans ce coin du Nuage d’Oort – azote, carbone, hydrogène et oxygène. Pas mal, non ? La famille Herter-Hall (composée de Paul, son épouse Lurvy, Janine, l’incandescente sœur adolescente de Lurvy, et Peter, le père de ces dernières) se porte volontaire pour installer des réacteurs sur l’Usine, afin de la rapprocher de la Terre ; la manœuvre échoue, l’artefact résistant obstinément à changer son orbite, mais les quatre explorateurs découvrent à son bord un adolescent, Wan. Qui est-il vraiment ? D’où vient-il ? Le gamin parle anglais mais n’a qu’une ébauche d’éducation, fournie par les « Hommes Morts ». Ceux-ci se trouveraient à bord du Paradis Heechee – où que celui-ci se trouve… Sur Terre, Robinette Broadhead coule des jours heureux avec son épouse Essie : comptant au rang des individus les plus riches du monde, il fait fructifier sa fortune sans négliger la philanthropie. Notre héros a délaissé Sigfrid von Shriek pour Albert Einstein, un programme que lui a concocté Essie, accessoirement une informaticienne douée. Mais un paquet d’ennuis va tomber sur le couple, ennuis en provenance notamment de l’Usine alimentaire – chose fort fâcheuse, car cette Usine pourrait bien représenter une solution à la crise alimentaire qui frappe la Terre et ses onze milliards d’humains…

Roman plus touffu que son prédécesseur, Les Pilotes… délaisse le cadre étouffant de la Grande Porte pour explorer de nouveaux lieux et introduire de nouveaux personnages – la dysfonctionnelle famille Herter-Hall, Essie la surdouée, l’étrange Wan, et quelques autres. Surtout, Frederik Pohl commence à lever le voile des Heechees : si l’essentiel des révélations est réalisé par les protagonistes, le chapitre final justifie le titre original du roman et ouvre de vertigineuses perspectives… Celles-ci seront abordées dans le troisième volume, Rendez-vous à la Grande Porte ( Heechee Rendezvous, 1984), qui soulève le voile sur les mystères des Heechees.

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Trente ans se sont écoulés, et Robinette Broadhead est désormais un homme vieillissant qui a peur de mourir. Certes, la Médication Totale le maintiendra probablement en vie pendant encore plusieurs décennies, mais celui qui est maintenant un magnat s’interroge sur les conséquences morales de cette Médication : celle-ci fonctionne à partir de greffes d’organes prélevés chez d’autres individus. Les omelettes, les œufs, tout ça le travaille. Quoi qu’il en soit, la découverte du Paradis Heechee, artefact renommé le S. Ia Broadhead par Robinette, a changé la donne pour l’humanité, lui ouvrant en grand la porte des étoiles. Sur la planète Peggy, Audee Walthers Jr – le fils du protagoniste des « Marchands de Vénus  », brièvement aperçu dans Les Pilotes… – se fait dérober sa femme, Dolly, et ses possessions par le capitaine de vaisseau Juan Henriquette Sandoz-Schmidt… alias Wan. Celui-ci a bien grandi depuis le précédent roman et s’est transformé en un individu particulièrement haïssable. Sur Terre, ce n’est pas la joie : un groupe de terroristes fait régner la terreur, grâce à un objet heechee qui amplifie les rêves de celui qui s’y connecte et qui les retransmet à toute l’humanité. Ce troisième volume permet d’en apprendre davantage sur les Heechees, sur leurs buts… et leurs adversaires – alias l’Ennemi, alias les Assassins, alias ceux qui résident dans le kugelblitz, ce trou noir d’énergie. Touffu, ce roman est narré par un Robinette « Élargi » (l’explication viendra naturellement à la fin), sorte de Monsieur Loyal omniscient (et pour cause) qui va de personnage en personnage pour le déploiement de l’intrigue ; l’IA Albert Einstein et Robinette interviennent également lors de nombreux encarts, qui rappellent le premier volume mais qui ont ici la vocation de notes de bas de page, histoire de rappeler au besoin les événements précédents. Rendez-vous… pâtit quelque peu du ton très, trop léger de Robinette.

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Il revient au quatrième volume, Les Annales des Heechees de répondre à l’ensemble des questions et enjeux – en particulier celui des Assassins, l’ennemi immémorial des Heechees. Toujours narré par un Robinette toujours élargi, le roman a des airs de feux d’artifice, passant d’un lieu à un autre, faisant fi des distances, avec une débauche de nouveaux personnages… mais la conclusion peine à convaincre pleinement. Tout ça pour ça ? D’une certaine manière, ce final possède un certain sens, une certaine logique… mais la résolution déçoit quand même, la faute à un Robinette en roue libre. Comme lui fait remarquer certain personnage éminent en fin de volume :

« Robinette Broadhead, je trouve que tu es entêté, hanté par la culpabilité, facilement distrait, superficiel, inachevé et souvent bête. Tu me plais bien. Je ne te voudrais pas différent. » (Les Annales des Heechees)

La seule idée de la Grande Porte et de ses vaisseaux explorant l’inconnu était une trop belle idée pour ne pas être approfondie davantage. Or, le roman La Grande Porte ne raconte que peu de ces missions. Qu’à cela ne tienne : Pohl a publié le recueil À travers la Grande Porte – à laquelle s’ajoute, dans l’édition française, la novella « Les Marchands de Vénus ». La moitié du recueil consiste en un récapitulatif des informations déjà diffusées au fil des romans – au sujet des Heechees, de la Grande Porte, de l’état de la Terre au début du cycle, etc. –, l’autre moitié raconte de manière un peu plus précise quelques missions significatives (la première mission à se rendre auprès d’un pulsar, la mission dont le vaisseau est arrivé en plein dans la photosphère d’une géante rouge, la première à découvrir une planète potentiellement habitable, etc.). Ce recueil, assez bref si l’on exclut « Les Marchands de Vénus », s’avère plutôt vain. Notons aussi que le cycle, à cette même époque, a connu deux adaptations en jeu vidéo par le studio Legend Entertainment : Gateway en 1992 et Gateway: Homeworld l’année suivante.

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Qu’en retirer en fin de compte ? Le cycle de la Grande Porte a pour lui une excellente novella introductive et un roman, La Grande Porte, pas moins brillant : du sense of wonder, une belle acuité scientifique (au vu des connaissances de l’époque), de la critique sociale… Les romans suivants abandonnent de plus en plus ce dernier aspect, en même temps qu’ils délaissent l’artefact connu sous le nom de Grande Porte – celui-ci arbore un autre nom, ridicule, dans Les Annales des Heechees. À tout le moins peut-on reconnaître à ces Annales de reprendre avec qualité des thématiques pour ainsi dire cyberpunk (esprits uploadés) et d’en tirer les conclusions jusqu’au bout, notamment dans le rapport au temps. Par rapport à d’autres suites de romans brillants parues dans ces mêmes années 80/début 90 – je pense en particulier à Arthur C. Clarke et ses suites de plus en plus poussives à 2001 ou inutiles à Rendez-vous avec Rama, à Isaac Asimov et ses tentatives superflues de coudre ensemble ses cycles des Robots et de Fondation, à Frank Herbert et ses séquelles dunesques, ou même par rapport à un contemporain tel que Robert L. Forward dont la hard SF fleure la naphtaline (L’Œuf du Dragon et Le Vol de la Libellule) –, Pohl s’en sort bien et parvient à insérer des thématiques actuelles (disons, de l’époque) dans ses romans sans trop dénaturer l’essence insufflée dans le roman original.

Comme évoqué plus haut, l’auteur reste en phase avec les connaissances scientifiques de l’époque – certes, la moindre des choses pour un écrivain de SF – et, avec le recul, semble ne pas s’être trop planté (avec le recul de nos connaissances actuelles). Dans les années 70, les trous noirs sont une relative nouveauté : la première mise en évidence d’une singularité remonte à 1971, avec Cygnus X-1. Pour caser ses Heechees, Pohl les glisse dans un trou noir central galactique (même si y demeurer à l’intérieur poserait quelques petits soucis) : de tels trous noirs sont suspectés depuis 1971, même s’il faut attendre 1974 pour que Sagittarius A* soit véritablement découvert. Quant au kugelblitz, lieu de résidence des Assassins, trou noir formé d’énergie, son existence n’a pas quitté le domaine théorique où il est apparut dans les années 50.

(Notons, pour l’amusement, que Les Annales… fait figurer une intéressante invention : la GPA animale. Dans le futur décrit par Pohl, on fait désormais appel à des vaches porteuses pour éviter les désagréments de la grossesse. Curieusement, certaines femmes préfèrent la bonne vieille tradition.)

Sous certains aspects, Pohl m’a paru œuvrer comme précurseur de Stephen Baxter et de son fameux cycle des Xeelees. « The Xeelee Flower », nouvelle du Britannique, est d’ailleurs parue en 1987, la même année que Les Annale des Heechees. Des liens peuvent être tissés, au-delà de la seule proximité des noms Heechee/Xeelee : chez les deux auteurs, on retrouve le même vertige spatial ; l’humanité est, chez l'un et l'autre, confrontée à des extraterrestres (certes amicaux chez Pohl), eux-mêmes en butte avec un ennemi autrement plus puissant et désireux de reconfigurer l’Univers à sa guise. Heechee, Xeelee, même combat contre les forces désireuses de remodeler l’Univers.

Enfin terminons par un dernier reproche, spécifique à la publication française des récits : suivant les volumes, la traduction n’est pas toujours à la hauteur (notamment Rendez-vous… et Les Annales…) et il manque une harmonisation des termes erratique (Wan devient parfois Van, la nourriture ACHO [comme Azote Carbone Hydrogène Oxygène] devient CHON, avec « N » comme… nitrogène, désignation obsolète de l’azote).

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L’histoire de la Grande Porte et des Heechees aurait pu s’arrêter là. Aurait . Mais vers la fin des années 90, Robert Silverberg, encouragé par le succès de son anthologie de fantasy Légendes, décide de lui donner un pendant science-fictionnel : Horizons lointains. Comme pour Légendes, les auteurs contactés sont invités à revenir dans un univers qu’ils ont mis au point : Ursula K. Le Guin retourne dans l’Ekumen avec « Musique Ancienne et les Femmes esclaves », Orson Scott Card raconte la rencontre entre Ender Wiggins et l’IA Jane dans « Le Conseiller financier », Dan Simmons propose une aventure située bien après les événements de L’Éveil d’Endymion (« Les Orphelins de l’Hélice ») ; Nancy Kress rajoute un addendum animalier à sa trilogie des Insomniaques (« Méfiez-vous du chien qui dort… ») ; Gregory Benford développe un ennemi évoqué dans son cycle du Centre Galactique (« Une soif infinie ») ; Robert Silverberg lui-même donne un nouveau chapitre à son fix-up Roma Æterna… et Frederik Pohl retourne dans l’univers des Heechee…

« L’Enfant éternel » débute sur Terre, peu avant les événements des Pilotes de la Grande Porte. Alors que la famille Herter-Hall est en route vers l’Usine alimentaire, Stanley, jeune Américain de 17 ans vivant à Istanbul subit la perte de son père, qui travaillait à l’ambassade US. Après quelques ennuis, Stan est accueilli par des amis turcs. Il vivote ainsi pendant quelques années, avant de récupérer inopinément l’héritage parental. De quoi s’offrir le voyage vers la Grande Porte en compagnie de son ami Oltan : voilà bientôt les deux amis à bord de l’astéroïde heechee, à galérer à trouver des missions. La première à laquelle ils participent ne leur rapporte pas grand-chose ; la seconde… Il n’y en aura pas. Le Paradis Heechee vient d’être découvert par Broadhead. Rien n’est perdu pour autant pour Stan, Tan et leur amie Estrella, car il faut du monde pour explorer ce lieu étrange où les Heechees se sont réfugiés.

Il s’agit là d’une novella sympathique, qui condense en quelques dizaines de pages les aspects majeurs du cycle. Pas de surprises mais un léger sentiment de redite, pour un récit de qualité. Pohl semble avoir pris goût à ce retour dans l’univers des Heechees : paru en mai 1999 dans Horizons lointains, ce texte a été suivi de « Hatching the phoenix », novella en deux parties parue dans Amazing Stories fin 1999 et début 2000, d’une nouvelle, « A Home for the Old Ones », dans l’anthologie DAW 30th Anniversary. Le roman complet The Boy Who Would Live Forever est sorti finalement à l’automne 2004…

Curieux projet que ce roman. Pohl y délaisse totalement le personnage de Robinette Broadhead, seulement cité en quelques rares occasions, pour se concentrer sur une galerie de personnages – pas tous nouveaux, certains provenant des précédents romans. L’intrigue louvoie et alterne entre différents protagonistes, au fil de chapitres plus ou moins longs : Stan et Estrella et leur vie de futurs parents dans le trou noir central, où le temps s’écoule quarante mille fois plus lentement ; Marc Anthony, une intelligence artificielle qui est aussi cuistot amateur ; Gelle-Klara Moynlin étudie une civilisation éteinte en employant un autre trou noir comme lentille optique ; et Wan… Wan fout le bordel, et s’acoquine avec un prêcheur fondamentaliste uploadé. L’insupportable adolescent des Pilotes de la Grande Porte devient ici l’antagoniste majeure pour des raisons floues, doté d’une arme capable d’annuler la gravité – or, la gravité est fort utile pour maintenir une étoile en état. Comme le disait Roland Lehoucq dans son artice sur Premier Contact (in Bifrost #87), on ne fricote pas avec des types capables de jouer sur cette force-là.

Cela est bel et bon, mais le problème de ce Boy Who Would Live Forever est que Pohl n’a absolument rien à raconter. Les chapitres s’enchaînent et n’en finissent pas de présenter les personnages, aucun doté de l’étoffe de Robinette. Certains passages sont intéressants (« L’Enfant éternel », qui forme les deux premiers chapitres, ou encore « Hatching the phoenix ») ; d’autres, moins (l’histoire du prêcheur). Arrivé aux trois-quarts du roman, l’auteur semble se souvenir qu’il a une intrigue à boucler, et le livre s’achève sur un happy end de bon aloi. Là où l’on aurait pu s’attendre, au vu de sa longueur, à un septième volume apportant une conclusion définitive au cycle des Heechees, Pohl se contente d’un interminable addendum, des plus dispensables. Un roman inutile. Dommage.

Qu’importe : en dépit d’une qualité décroissante, le cycle de la Grande Porte mérite sans peine de compter au rang des classiques de la SF, en particulier avec ses deux textes introductifs, chef d’œuvres incontestables du genre. Ce n’est déjà pas si mal.

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1. Les Marchands de Vénus (1972, in À travers la Grande Porte, trad. B. Emerich)
2. La Grande Porte (Gateway, 1977 ; 1978 pour la trad. de C.&L. Meistermann pour Calmann-Lévy, coll. « Dimensions SF »)
3. Les Pilotes de la Grande Porte (Beyond the Blue Event Horizon, 1980 ; 1983 pour la trad. de Michel Demuth pour Calmann-Lévy, coll. « Dimensions SF »)
4. Rendez-vous à la Grande Porte (Heechee Rendezvous, 1984 ; 1986 pour la trad. de Michel Darroux et B. Emerich pour J’ai lu SF)
5. Les Annales des Heechees (The Annals of the Heechee, 1987 ; 1989 pour la trad. de B. Emerich pour J’ai lu SF)
6. À travers la Grande Porte (The Gateway Trip: Tales and Vignettes of the Heechee, 1990 ; 1992 pour la trad. de B. Emerich pour J’ai lu SF)
7. The Boy who would live forever (2004, roman essentiellement inédit en français)

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