Proposer aux lecteurs et aux lectrices du Dictionnaire utopique de la science-fiction une entrée dématérialisée est une gageure : il faut, bien sûr, que cette entrée se justifie par l’enrichissement qu’elle apporte à l’ouvrage imprimé, mais sans admettre qu’elle aurait dû forcément en faire partie. Une entrée en marge — dans une zone. « Zones », notamment parce que l’utopie et la science-fiction ont longtemps, trop longtemps, été considérées comme des zones peu fréquentables, situées en périphérie, loin des belles avenues de la littérature blanche… Des zones qu’Ugo Bellagamba vous propose d’arpenter !
L’utopie et la science-fiction ont longtemps été considérées comme des zones peu fréquentables, situées en périphérie de la culture, loin des belles avenues de la littérature blanche et « sérieuse », loin des champs élyséens des grandes plumes, comme si les fictions spéculatives sur les institutions ou les sciences devaient être reléguées dans une sorte de banlieue grise, et probablement sous surveillance. Ensuite, parce que ces deux cousines espiègles ont osé faire des idées philosophiques et des théories scientifiques d’authentiques enjeux narratifs, au prix d’un recours immodéré à l’allégorie. Enfin, parce qu’au-delà de leurs origines populaires, elles ont cet accoutrement subversif, voire provocateur, considéré comme le signe de l’appartenance à un mauvais genre. Mais, c’est justement dans les franges, dans cette Cour des Miracles, dans le jeu des étoffes colorées et des imprécations fleuries, que se tient tout entière la liberté d’inventer d’autres mondes, d’autres cités. Dans cette zone libre, que d’aucuns diraient « franche » et d’autres « anarchique »[1], l’utopie et la science-fiction s’en donnent à cœur joie : s’y ébattent des modèles sociaux alternatifs, de puissantes civilisations extraterrestres, des vaisseaux-mondes, des dystopies rétrofuturistes ou encore de ces frugales utopies post-capitalistes et low-tech en vogue aujourd’hui. Depuis l’âge d’or du genre, empires et républiques galactiques s’y affrontent, s’effondrant et renaissant comme des bulles dans une solution instable qui menace à tout instant de précipiter, mais qu’un chimiste fou, l’auteur, maintient à température de réaction. La science-fiction est un laboratoire de nos sociabilités, de leurs limites, et de leurs possibles améliorations ou dérélictions.
À la faveur de cette analogie, qui n’aurait sans doute pas déplu à Isaac Asimov, chimiste de formation, évoquons La Zone du dehors de l’auteur français Alain Damasio. Le roman répond à plusieurs des critères classiques de la science-fiction dystopique, tout en s’inscrivant dans une démarche spéculative précisément informée : en cette année 2084 (qui s’approche à grands pas), le totalitarisme est devenu confortable. Tout est sous contrôle, les citoyen(ne)s programmé(e)s ne sont que des « copies qu’on forme ». Un groupe de révoltés explore les possibilités du Dehors. Mais, voilà, nous sommes sur un astéroïde, proche de Saturne, et sortir de l’enceinte de la ville revient à s’offrir à la mort. Du moins, c’est ce que croient tous ceux qui, au nom de leur sécurité, n’osent remettre en cause l’autorité de l’État. L’écriture est virtuose et l’hommage à l’œuvre tutélaire d’Orwell transparent. Mais c’est surtout une mise en récit presque littérale de la pensée originale de l’anthropologue Pierre Clastres, pour lequel l’État ne saurait être une fatalité : la société peut non seulement s’en passer, mais, le cas échéant, elle peut aller contre lui[2]. Jouant avec ses références, Damasio « substantifie » Clastres, en faisant du nom de l’anthropologue la désignation d’un système qui attribue à chaque citoyen une place et une fonction dans la société, déterminées par ses aptitudes, non par ses envies, et qui, bien sûr, ne supporte pas d’exceptions.
On retrouve cette logique de rationalisation sociale, qui n’est pas sans rappeler l’idéal platonicien de La République, dans des œuvres de science-fiction plus tardives, qui elles aussi appuient sur la distinction entre une zone extérieure, interdite ou létale, et un univers fermé, strictement hiérarchisé et, parfois, presque concentrationnaire. Citons ainsi Silo de Hugh Howey, qui a fait déjà l’objet d’une adaptation plutôt réussie en série télévisée, ou la trilogie « Divergente » de Veronica Roth, portée, elle, sur grand écran. Dans les deux cas, une société, refermée sur elle-même pour des raisons de survie, est soumise à un ordre politique strict qui attribue des fonctions sociales à des castes de citoyens rigoureusement étanches. Dans Silo, de surcroît, la hiérarchie qui en découle est matérialisée par le fait que les différents étages de cet univers vertical et cylindrique sont réservés à telle ou telle classe de citoyens, en fonction de leur rôle (administration, production, réparation des turbines assurant la circulation de l’air dans la structure). Une baie panoramique située dans le réfectoire où se réunissent les habitants montre la dévastation du monde extérieur, et permet d’assister à l’agonie des insensés qui ont osé critiquer l’ordre en place et ont demandé à quitter le silo. Comme chez Damasio, le totalitarisme prend ici des airs de paternalisme bienveillant : on ne peut quitter la zone protégée que si on en formule explicitement le souhait, après avoir été informé du danger. Ne serait-ce pas là la forme la plus aboutie de cette auto-vigilance, de cet individu informé, réfléchi et conscient de la portée de ses actes, dont nos démocraties en crise affectent aujourd’hui de faire le parangon des vertus civiques ? C’est presque pire dans Divergente, où pour prouver son dévouement à la cité, il faut accepter d’être assigné à un rôle déterminé. Les « divergents » qui ne savent pas où se placer sont vus comme des égoïstes qui risquent de déstabiliser la vie quotidienne de la collectivité, et qu’il faut donc extraire. On est loin des visions d’un utopiste comme Charles Fourier qui, dans ses Phalanstères, ces cités de quatre cent familles fondées sur la complémentarité des « attractions passionnelles » de chacun(e) de leurs membres, prévoyait une place de choix pour celles et ceux dont la personnalité les poussaient à « papillonner », en passant d’une activité à l’autre[3].
Passons à d’autres zones, moins dystopiques, car, après tout, le fil rouge de ce Dictionnaire est bien de ramener dans les rets de ses entrées successives, des fragments d’un monde meilleur. Deux hypothèses me viennent spontanément : celle de l’utopie apparente, mais qui s’avère inféodée à une idéologie trompeuse, et celle du réalisme politique, qui, tout en sachant qu’il l’atteindra jamais, s’attache à un idéal de justice. Dans Mozart en verres-miroirs, l’anthologie-manifeste des cyberpunks, dirigée en 1986, par Bruce Sterling et William Gibson, la nouvelle « Freezone » de John Shirley nous donne une bonne illustration du premier cas. Cité franche fondée par un Texan, située hors de la zone d’influence des États-Nations, flottant à 150 kilomètres des côtes du Maroc, Freezone est une ancienne plate-forme de forage, transformée en île artificielle. C’est, au premier regard, une zone de libre-échange qui se veut « baignée par les remous d’une confluence culturelle internationale ». Elle paraît porteuse d’espoir et de libertés dans un monde où un acte terroriste a eu pour conséquence l’effacement de la quasi-totalité des comptes bancaires et la désorganisation des grandes puissances, États-Unis d’Amérique en tête. Freezone ressemble donc à une société résiliente, mais sa réalité se révèle vite moins glorieuse : vouée à l’ultra-capitalisme, l’île est destinée à accueillir celles et ceux qui en ont les moyens. Freezone est une utopie fermée pour les ultra-riches[4]. Ces nantis égoïstes qui, ayant senti le vent tourner, ont choisi de s’extraire d’un monde à la dérive, d’échapper à toutes les zones de conflit dans un hédonisme indifférent. Très vite, Freezone montre son véritable visage : loin d’être une société à part entière, elle n'est qu’« un collier en strass de bordels, galeries et cabarets (…) ancrés en permanence autour des installations pétrolières ».
À l’opposé du spectre, refusant les faux-semblants d’une utopie par trop élitiste, vient l’univers de Star Trek, dans lequel on retrouve, au fil des épisodes, des saisons et des séries télévisées, des conflits entre des civilisations différentes, qui provoquent des guerres, mais qui se résolvent aussi, souvent, par la diplomatie et l’acceptation de l’Autre. Une notion diégétique de Star Trek l’illustre particulièrement bien : celle de la « Zone Neutre ». Qu’elle soit démilitarisée après un conflit brutal contre les Romuliens ou les Klingons, ou qu’elle résulte de négociations avec une puissance extraterrestre jaillie d’un autre quadrant de la Galaxie, la zone neutre est présentée comme un espace interstitiel de paix. Sa fragilité est évidente, et les occasions de voir cette zone neutre ne pas être respectée par les forces antagonistes sont nombreuses. Ainsi, dans l’épisode archétypal, « La zone neutre » de la première saison de Star Trek : La Nouvelle Génération, c’est l’annonce de la destruction de deux avant-postes de la Fédération qui pousse le Capitaine Picard à entrer dans la Zone Neutre avec l’empire romulien. Toutefois, la notion de zone neutre doit également s’apprécier à l’aune des convictions utopiques qui se trouvent à l’origine du processus créatif de Gene Roddenberry, inventeur de Star Trek et la Fédération des Planètes Unies. Non seulement, l’humanité, en entrant dans l’âge de l’espace, est parvenue à échapper à la plupart des vicissitudes et des travers qui entravaient son développement terrestre, moral autant que matériel, mais, en outre, la diplomatie et l’acceptation de l’altérité sont toujours envisagées de façon positive. Ainsi, elles peuvent toujours l’emporter sur les armes et la compétition naturelle, même si, comme on le voit bien dans les choix de James T. Kirk, de Jean-Luc Picard, ou encore d’un Benjamin Sisko, dirigeant la station Deep Space Nine, la nécessité d’une démonstration de force n’est jamais à exclure.
D’une façon plus intellectuelle, la notion de zone peut servir de prétexte à une étude sociologique. C’est Doris Lessing, autrice de science-fiction nobélisée (et la seule à ce jour, à ma connaissance, même si d’aucunes mériteraient de l’être aussi), qui nous le prouve avec son roman Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq (1983). Dans un monde fictif, les habitants se répartissent en zones numérotées dont certaines, les zones Deux, Trois, Quatre et Cinq constituent le cadre du roman (qui fait partie d’une pentalogie intitulé « Canopus dans Argos : Archives »). Un peu comme les « Ruches » d’Ada Palmer dans son cycle « Terra Ignota », chacune de ces Zones numérotées s’administre seule, selon des règles autonomes, et il n’est, en principe, pas possible de passer de l’une à l’autre, au risque de mourir instantanément d’asphyxie, comme nous le rappelle ce vers d’un poème au tout début du roman : « De Quatre à Trois / Je ne puis aller ». Chaque Zone se perçoit, de surcroît, comme détentrice d’un modèle social supérieur à celui des autres zones, qui sont purement et simplement méprisées. Un biais culturel et observationnel que Montesquieu, précurseur de l’anthropologie, décrivait déjà dans L’esprit des Lois en affirmant que chaque homme est toujours convaincu de l’excellence de ses propres coutumes. L’approche narrative de Doris Lessing est plus complexe encore qu’il n’y paraît : les Pourvoyeurs, ces créatures semi-divines ou extraterrestres qui interviennent souverainement dans l’organisation des Zones, imposent parfois des rapprochements transfrontaliers, comme ces « mariages », qui ressemblent un peu à une solution génétique. En effet, un Mal étrange, métaphore du séparatisme, touche tous les êtres vivants, humains, plantes et animaux et met en péril leur capacité à se reproduire. De surcroît, et pour donner plus de profondeur à sa réflexion, l’histoire nous est contée, a posteriori, du point de vue d’un chroniqueur de la Zone 3, ce qui induit nécessairement une relation subjective de la situation sociale. Une façon, pour cette brillante autrice, de nous rappeler la difficulté inouïe de connaître l’Autre, et de trouver des solutions pour une sociabilité durable et inclusive. Dans le même ordre d’idée mais avec une ambition plus politique, il faut citer un texte de jeunesse de Greg Egan, intitulé « Orbites instables dans la sphère des illusions », dans lequel les convictions politiques des personnages changent au fur et à mesure de leurs déplacements géographiques. Ils entrent dans une zone d’influence dominée par telle idéologie et y succombent malgré eux. Un matin, on s’éveille libéral, et le surlendemain, on se couche souverainiste. Une façon de faire comprendre que les zones que nous considérons comme interdites, dangereuses, ou inaccessibles, ne sont que des projections de notre subjectivité inquiète sur le monde extérieur ; nous les croyons infranchissables, alors qu’une simple remise en question nous permettrait d’en sortir ou d’y pénétrer à notre guise. De ce point de vue, la science-fiction, comme en son temps l’utopie, pointe du doigt nos biais cognitifs, les mensonges que nous nous servons à nous-mêmes, fausses excuses pour n’oser point le changement. Tels les Elois, ces post-humains décérébrés de H. G. Wells, nous tournons en rond dans le jardin de nos peurs infondées.
Comment ne pas conclure cette entrée dématérialisée par un hommage à la plus célèbre de toutes les zones de la science-fiction : celle télévisuelle, crépusculaire et un peu austère, de La Quatrième Dimension, soit, en version originale, The Twilight Zone, bien sûr. Qui ne se souvient pas du générique de la série, porté par la voix solennelle de Rod Serling nous annonçant que nous entrons dans « une autre dimension, faite de sons, d’images, et d’idées au sein de laquelle se confondent illusion et réalité », autrement dit une zone sans repères fiables. Tous les épisodes ou presque de cette inoubliable série-anthologie des années soixante nous confrontent à cette viscosité calculée entre récit et argumentation et nous offrent d’observer les possibilités les plus angoissantes de l’existence humaine à travers la transparence d’une paroi en verre sécurit : celle de l’expérience de pensée, ou plus prosaïquement de l’écran de télévision. Pour n’en citer qu’un et conclure cette entrée de façon délicieusement surannée : « Neuvième étage », 34e épisode de la série, narrant la mésaventure d’une cliente de grand magasin à la recherche d’un dé à coudre qui se retrouve au dernier étage, dans une zone qui n’est pas sensée exister. Celle-ci n’est occupée que par des mannequins vivants habituellement destinés à exposer les vêtements en vente dans les étages inférieurs. Philip K. Dick, bien qu’il ne soit pas crédité au générique n’est pas loin : de quelle zone factice ou de quarantaine sommes-nous les mannequins de plastique qui se croient humains ? En attente de la réponse, chérissons cette zone libre qu’est la science-fiction ; située au-delà du réel, elle nous offre le meilleur point de vue sur sa complexité, qu’elle propose d’analyser sans s’y enfermer. Tout le contraire, en somme, de cette littérature « blanche » qui l’a tant méprisée par le passé. Les zones elles-mêmes changent parfois de place.
Sources :
Clastres Pierre, La Société contre l’État, Paris, Les éditions de minuit, 2011.
Damasio Alain, La Zone du dehors, Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2021.
Egan Greg, « Orbites instables dans la sphère des illustions » (« Unstable Orbits in the Space of Lies », 1992), traduit de l’anglais par Francis Lustman et Quarante-Deux in : Axiomatique, Moret-Loing-et-Orvanne, Le Bélial’, coll. « Quarante-Deux », 2023.
Howey Hugh, Silo (Wool, 2012), roman traduit de l’anglais par Yoann Gentric et Laura Manceau, in : Silo – L’intégrale, Arles, Actes Sud, coll. « Exofictions », 2023.
Lessing Doris, Les Mariages entre les zones Trois, Quatre et Cinq (The Marriages Between Zones Three, Four and Five, 1980), roman traduit de l’anglais par Sébastien Guillot, Clamart, La Volte, 2017.
Roth Veronica, Divergente (Divergent, 2011), roman traduit de l’anglais par Anne Delcourt, Paris, Pocket Jeunesse, coll. « Best Seller », 2017.
Shirley John, « Freezone » (« Freezone », 1985), nouvelle traduite par Michèle Albart in : Mozart en verres miroirs (Mirrorshades: the Cyberpunk Anthology, 1986), Paris, Gallimard, coll. «Folio SF », 2001.
Roddenberry Gene, Star Trek : la Nouvelle Génération (Star Trek: the Next Generation), USA, diffusion en syndication, 1987 – 1994.
• S01E26 : « La zone neutre » (« The Neutral Zone »), scénario de Maurice Hurley, première diff. le 16 mai 1988.
Serling Rod, La Quatrième Dimension (The Twillight Zone), USA, CBS, 1959 – 1964.
• S01E34 : « Neuvième étage » (« The After Hours »), scénario de Rod Serling, première diff. le 10 juin 1960.
Notes :
[1] Il est possible d’évoquer ici, bien sûr, la tradition anarchique et libertaire de l’utopie, qui sillonne le genre depuis Libertalia, une utopie pirate de Daniel Defoe (1724) jusqu’aux « Zones autonomes temporaires » de Hakim Bey, dans son ouvrage éponyme en 1991, s’inspirant clairement de la piraterie.
[2] Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les éditions de minuit, 2011.
[3] Naturellement, le ressort narratif de l’adolescent(e) mal dans sa famille et dans sa ville et qui devient l’un des déclencheurs d’une révolution sociale, au risque d’y perdre ses illusions, voire sa vie, est bien plus excitant pour les auteurs de science-fiction.
[4] On pourrait parler ici de « gated community », même si le terme est plus récent que le texte.