La Course de l'oiseau Boum-Boum

Interstyles |

Les Galaxiales, saluées par le Grand Prix de l’Imaginaire en 1977, représentent sans nul doute le chef-d’œuvre de Michel Demuth. Pour fêter la réédition du cycle au Bélial', découvrez ou redécouvrez l'une des nouvelles emblématiques  : « La Course de l'oiseau Boum-Boum » !

Cette nouvelle de Michel Demuth, extraite de Les Galaxiales, l’intégrale vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 10 novembre au 10 décembre 2022. Retrouvez chaque mois de temps à autres une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.

ldemuth-boumboum-titre.jpg
Illustration : Philippe Druillet

« D’innombrables conjectures ont été émises concernant l’origine du langage chanté pratiqué par les populations de la planète Miage et qui est l’un de ses caractères les plus pittoresques, tout comme le curieux code radio, qui fut en honneur durant plusieurs décennies avant l’Empire de Canope, et qui était basé sur des silences, des altérations et des changements de rythme dans une œuvre musicale bizarrement intitulée Course de l’oiseau Boum-Boum. L’existence de l’oiseau Boum-Boum lui-même est très problématique. Il se peut que les nombreuses guerres où fut engagée la planète Miage aient amené l’extinction d’une race dont il ne reste que le nom… »

Les Galaxiales

Canter

L’oiseau boum-boum n’avait qu’une ressemblance très vague avec certains grands oiseaux terrestres. Disons qu’à une dizaine de mètres, à contre-jour, lorsque Wize était bas sur l’horizon de la planète Miage, un nouveau venu aurait pu le confondre avec une autruche à la tête anormalement développée.

Mais l’oiseau Boum-Boum, souverain de la planète Miage, ne possédait pas le plus infime trait commun avec les volatiles terrestres.

Il mesurait près de deux mètres de haut quelques mois après sa naissance. Ses deux longues pattes étaient recouvertes d’une espèce de chitine particulièrement résistante et s’achevaient par des palmes souples que le sol le plus dur ne pouvait entamer et qui étaient destinées à la progression dans les grands marais de boue qui s’étendaient à l’équateur.

Au-dessus des pattes, il y avait un corps volumineux et dodu, presque sphérique, recouvert d’une toison de poils courts, d’un blanc brillant. La peau apparaissait d’un rose délicat en avant des pattes, là où se situait l’orifice de ponte.

L’arrière du corps rond de l’oiseau Boum-Boum était signalé par un éventail de plumes rouge vif. À l’examen, il se révélait que ces « plumes » étaient en fait des membranes que l’oiseau pouvait agiter en des mouvements complexes dont l’utilité resta longtemps mystérieuse, jusqu’au jour où… Mais ceci intéresse Kellus Berg.

Le cou de l’oiseau Boum-Boum était long et très mince, couvert de fines écailles translucides qui passionnèrent les ichtyologues terrestres pendant des mois avant que l’un d’eux ne découvrît qu’il s’agissait d’une forme de vie indépendante, symbiote de l’oiseau.

La tête était énorme, avec deux pommettes osseuses, couverte des mêmes poils blancs et lisses que le corps. Les yeux étaient à huit facettes, protégés par cinq paupières qui évoquaient le diaphragme d’une caméra. Le bec était long, très pointu et rouge comme les plumes-membranes. On trouvait à l’intérieur des dents fines et nombreuses qui pouvaient broyer une main. Quelques hommes en firent l’expérience…

L’oiseau Boum-Boum n’avait pas d’ailes.

 

L’existence de l’oiseau Boum-Boum et celle de l’ornithologue Kellus Berg suivirent un cours presque parallèle avant qu’ils ne se rencontrent…

*

L’oiseau Boum-Boum n’avait encore qu’un an et mesurait deux mètres cinquante lorsqu’il quitta sa Zone de Naissance et entreprit la traversée de l’immense désert tropical en quête d’une Zone-Nid.

À la même époque, pour autant que l’on puisse établir des correspondances au travers des gouffres de l’espace-temps, Kellus Berg quittait la Terre, seul, pour la Grande Université de Pôle, capitale de la Confédération des Quatre-Provinces de Mars.

C’était en 2150, Berg avait vingt ans. Son père avait été Squadron d’Attaque dans l’armée martienne qui avait investi la Terre en 2129, réalisant le premier acte guerrier par Transmission. Sa mère était une Européenne de l’Italie du Sud. Elle avait su convaincre Carel Berg de rester sur Terre après sa démobilisation.

Mais Kellus se destinait aux missions scientifiques sur les nouveaux mondes et Mars, en 2150, était maître de la Transmission, pour un temps encore, avec l’appui de Saint-François.

Par un beau jour de juin, Kellus se présenta donc au Grand Transmetteur Atlantique, ancré au large de la Bretagne, et fut restitué une demi-seconde après dans la Station Universitaire de Pôle.

L’oiseau Boum-Boum, lui, mit une longue semaine pour traverser l’immense désert que les hommes devaient appeler Corne-à-poudre. Les écailles vivantes de son cou le protégèrent (c’était leur rôle) contre la morsure des Crapauds-tigres qui vivaient dans le sable à phosphate et surgissaient comme des balles en claquant leurs horribles mâchoires aux dents venimeuses.

De l’autre côté du désert, il y avait une chaîne de montagnes formidablement hautes où l’oiseau Boum-Boum crut bien périr. Mais sur l’autre versant, il découvrit un paysage de prairies et de forêts nouveau pour lui. Il chemina encore pendant trois journées avant de s’arrêter près des collines boisées, non loin d’une petite rivière aux eaux pétillantes, certain d’avoir atteint le centre de sa Zone-Nid.

Kellus Berg, pendant ce temps, s’installait dans sa nouvelle vie et triait avec prudence les amis et les ennemis possibles de la Grande Université.

Trois années d’études préliminaires l’amenèrent à choisir sa future branche.

Il fallut à peu près autant de mois et de jours à l’oiseau Boum-Boum pour fixer les limites de sa Zone-Nid. Celle-ci couvrait finalement 300 kilomètres carrés (les humains, lorsqu’ils eurent débarqué, prirent soin de la mesurer) et elle était traversée en son milieu par la rivière brillante, pétillante, aux eaux froides et poissonneuses qui avait séduit l’oiseau Boum-Boum.

À vingt-quatre ans, Kellus Berg entra dans la section ornithologie de l’Université. L’année suivante, il fut affecté à la spécialité « extra-solaire ».

Cette année-là, précisément, le Traité d’Hobarth restitua aux puissances terrestres (très diminuées) leurs droits et prérogatives. Les Transmetteurs furent confiés à une administration hybride qui se devait d’être impartiale. Les forces martiennes évacuèrent la lune et se retirèrent au large du « Rideau Atgrid », à 500 000 kilomètres de la Terre. Des troubles divers éclatèrent alors sur la planète-mère et la famille de Kellus ne tarda pas à le rejoindre sur Mars. À vingt-huit ans, il obtint son diplôme, se classant second de sa promotion. Ce qui lui permit d’avoir le choix entre dix mondes différents pour sa première mission d’études.

Cette même année, le croiseur Hertzprung atteignit le système de Wize. Il appartenait à la glorieuse Confédération et ses cales contenaient les éléments de deux Transmetteurs.

L’oiseau Boum-Boum n’avait pas loin de trente ans, ce qui était pour lui l’adolescence, et il observa avec beaucoup de curiosité la grande sphère de métal qui rasait les collines, virevoltait au-dessus de la rivière et se posait au centre de sa Zone-Nid. L’oiseau Boum-Boum n’était pas d’un naturel vindicatif (ce n’est pas ce que pensèrent les humains pendant quelques années) et il assista tranquillement au débarquement d’innombrables créatures étrangères qui entreprirent d’ériger de curieuses architectures de l’autre côté de la rivière. Mais les choses ne tardèrent pas à devenir extrêmement désagréables quand, plusieurs créatures s’étant dispersées sur l’étendue de la Zone-Nid, l’oiseau Boum-Boum éprouva des démangeaisons intolérables dans la partie postérieure de son corps dodu. Démangeaisons qui devinrent vite réelle souffrance. L’oiseau Boum-Boum connut alors, pour la première fois de son existence, le ressentiment et la colère.

Kellus Berg n’était pas d’un tempérament très intrépide. Des dix mondes qui lui étaient offerts, il choisit le plus sûr, le plus facile, le plus proche, celui qui était occupé par les hommes depuis près d’un siècle, Aphrodite, sixième planète de Sirius.

Kellus quitta ses parents et l’Université avec une appréhension qui le surprit.

Cinq ans sur Aphrodite justifièrent cette appréhension.

La durée d’une première mission était fixée par la Confédération. Elle était en outre inversement proportionnelle au risque.

À la fin de son séjour, Kellus Berg haïssait et vomissait chaque arbre de la jungle, chaque bar de Gregory, la capitale, chaque fille, chaque barman. Parfois, il lui venait l’envie terrible d’incendier les locaux de la mission et les cages où étaient rassemblées plus de mille espèces d’oiseaux aux plumages extraordinaires, aux chants bouleversants.

Aphrodite était une seconde Afrique où les trafiquants, les gagne-gros, les écumeurs de bars et les joueurs s’étaient abattus sans cesse depuis un siècle au mépris des lois sévères de la Confédération. Kellus étouffait dans cette ambiance qualifiée de « facile » par ses animateurs.

Il revint sur Mars et apprit que ses parents venaient de s’embarquer pour la lointaine planète de Bergson, dans le Toucan. Sa demande pour être affecté sur Bergson fut repoussée car ce monde ne comptait pas une seule forme de vie ailée. Il fut expédié d’office sur Cartouche, septième planète d’une naine blanche bizarrement nommée Drôle-de-Coin par un Libre Explorateur qui avait également à son actif les baptêmes de Nous-y-Voilà, Chez-Moi, Anisette et Ma Jolie dans le même secteur stellaire.

À peu près à cette époque, les pionniers de Miage et l’oiseau Boum-Boum s’affrontaient en une guerre larvaire aux multiples visages. L’oiseau Boum-Boum connaissait des successions pénibles de douleur et de plaisir au voisinage des humains. Ceux-ci tournaient autour de lui avec des instruments hétéroclites tandis que le Transmetteur érigé près de la rivière déversait à intervalles réguliers des tonnes de matériel. Lorsque l’oiseau Boum-Boum éprouvait les démangeaisons bien connues, il ne retenait plus sa fureur. Et celle-ci prenait les formes les plus inattendues. Par trois fois, le Directeur de la Base demanda en haut lieu l’autorisation d’abattre le frénétique volatile. Par trois fois il se heurta à un refus.

Pendant ce temps, Kellus Berg patrouillait dans les vallées boueuses de Cartouche à la recherche d’oiseaux rares et peu ragoûtants. Les orages succédaient aux journées de pluie dans l’atmosphère concentrationnaire d’une base avancée dont se souciait peu l’administration des Transmetteurs.

Kellus quitta enfin Cartouche pour un congé sur Mars et obtint à force de démarches l’autorisation exceptionnelle de rendre visite à ses parents sur Bergson. C’était un long trajet par Transmissions successives avec des correspondances en des endroits où l’installation était encore très rudimentaire et les pannes possibles. Ce qui équivalait à une disparition dans le vide.

Kellus eut ainsi de rapides aperçus d’Einstein II (arbres vertigineux sous un ciel noirâtre), de Lancelot (sifflement du vent sur un océan blanc comme neige), de Fumée-Bleue (un volcan, au loin, et le roulement de tonnerre du sol en révolution), de Demberg V (nuées vertes sur une campagne aux tons démentiels) et Hué-Thong (une Chine de pacotille à l’orée d’une forêt de plantes charnues et ondulantes), avant d’être arrêté pendant deux jours dans les Mondes Corpuscules de Jhamal à cause de graves troubles politiques. Il ne lui restait plus finalement que deux semaines de congé lorsqu’il se matérialisa sur Bergson, planète océanique semée d’innombrables archipels aux caractères divers. La première base (européenne) avait été installée à proximité de l’équateur et Kellus passa des jours délicieux sur la plage blanche en compagnie de la jeune voisine de ses parents, Natacha, qu’il épousa au dernier jour de son congé. Ensemble, ils regagnèrent Mars.

L’oiseau Boum-Boum, lui, avait également entrepris un assez long voyage vers les grands marais de l’équateur de Miage pour aller y déposer le premier œuf de son existence. Il savait que cet événement était le résultat direct des mystérieuses sensations qu’il éprouvait au contact des frénétiques étrangers. Il s’en trouvait en effet d’assez agréables et certaines étaient même parfois délicieuses. Cela le libéra pour quelque temps des autres sensations : démangeaisons, douleurs et bourdonnements intolérables.

Kellus Berg et sa femme débarquèrent en 2165 sur Vertevigne. C’était le nouveau poste de Kellus et, en même temps, un endroit idéal pour une lune de miel. Vertevigne, 16°, planète d’un soleil blanc-bleu nommé Dialphire, comptait une dizaine de continents dont le plus tempéré avait d’immenses lacs, des forêts de conifères pâles que traversaient des fleuves tranquilles qui reflétaient le ciel jaune citron où semblaient crépiter parfois des nuages d’oiseaux minuscules et familiers.

Kellus et sa femme réussirent à demeurer sur Vertevigne jusqu’à ce que leur premier enfant atteigne l’âge de quatre ans.

L’oiseau Boum-Boum, à peu près à cette époque, achevait son séjour merveilleux et reposant dans les Grands Marais. Il avait connu l’extase de la ponte et pu admirer la sphère parfaite de l’œuf blanc tacheté d’or. Puis un instinct immémorial le rappela vers sa Zone-Nid, malgré les humains de plus en plus nombreux et les démangeaisons qu’ils provoquaient.

À regret, Kellus et sa douce Natacha, ainsi que le jeune Carel, quittèrent Vertevigne et regagnèrent une nouvelle fois le système solaire.

C’était en 2170. La guerre civile allait dévaster la Confédération de Mars et l’on allait bientôt relever les premiers symptômes de ce qui fut appelé la Maladie d’Adam et anéantit les deux tiers de la population masculine des planètes solaires.

Kellus prit connaissance de son nouveau poste et le nom de Miage n’éveilla pas en lui le moindre enthousiasme.

La famille Berg emprunta le Transmetteur de Ceylan et passa par Alvar, Canope X et l’extravagante Morgane qui demandait déjà son indépendance.

L’oiseau Boum-Boum, pendant ce temps, poussé par les démangeaisons intolérables qu’il éprouvait dans la partie postérieure de son corps dodu, se livrait à de graves représailles contre la Base de Miage. Il ravagea les essais de culture du jardin que les botanistes soignaient amoureusement et fit ses déjections dans la rivière car il s’était aperçu que quelques femmes aimaient s’y baigner parfois.

Les choses en étaient à ce stade alarmant lorsque Kellus Berg, sa femme et son fils se matérialisèrent dans le Transmetteur local.

Départ

Winnifred Chafiro, Directeur de la Base Confédérée sur Miage, eut un haussement de sourcils étonné en découvrant un solide gaillard d’un mètre quatre-vingt-cinq à la tignasse noire et bouclée à peine marquée de quelques touches de gris. Le visage était large et ouvert. Les yeux clairs reflétaient un rien de méfiance. Chafiro estima que c’était du respect et de la crainte et, comme il s’imaginait qu’on le craignait généralement, il trouva Kellus très sympathique. Natacha lui parut une enfant tant elle était fine et petite. Elle avait en elle un « je ne sais quoi » aristocratique et décidé qui impressionna fortement le directeur. Porté par ses bons sentiments, il alla même jusqu’à contourner son lourd bureau pour tapoter la joue du petit Carel qui l’épiait d’un œil hostile.

« Berg, dit-il, j’ai reçu d’excellentes notes sur vous. En outre, j’ai lu votre traité sur les volatiles de Cartouche et… »

Il hésita car il n’avait fait que parcourir rapidement l’opuscule assez austère de Berg et n’osait pas se risquer à une appréciation trop précise.

« C’était un travail distrayant, déclara doucement Berg pour le tirer de ce mauvais pas. Cartouche est un monde peu agréable et il faut s’y dénicher des passe-temps… »

Il sourit et attendit. Chafiro hocha la tête. Il pensait tout à coup à ses ennuis, aux calamités de Miage, à l’oiseau Boum-Boum. Il était gêné pour annoncer à Kellus que son principal travail serait l’étude de ce volatile phénomène que les entomologistes avaient repassé récemment aux ornithologues.

Chafiro réfléchit encore quelques secondes. Au moment où il ouvrit la bouche pour commencer ses pénibles explications, il y eut un formidable bruit d’écroulement. Tous les yeux se tournèrent vers la baie par laquelle on apercevait la grande cour ensoleillée. Un son étrange se fit entendre : BOUM ! BOUM !

C’était comme un roulement de tambour à la résonance particulièrement profonde. Ou une contrebasse, peut-être. Ce pouvait être également le signe d’une activité volcanique intense ou le bruit d’une arme lourde…

BOUM ! BOUM !

Une haute silhouette traversa la cour sur deux pattes fines, laissant une traînée de poussière. Il y eut un nouveau fracas et des cris s’élevèrent. Une sonnerie retentit.

« Je m’excuse », dit faiblement Chafiro dont le front luisait de sueur.

Il sortit de son immobilité et se pencha vers l’écran d’un communicateur intérieur. Son interlocuteur s’exprima par mots hachés entrecoupés de halètements et de jurons. Quand le Directeur releva la tête, ses yeux étaient pleins d’une intense tristesse.

« Monsieur Berg, je crains que vous ne puissiez vraiment apprécier le climat agréable de cette région. Votre arrivée coïncide en effet avec des événements assez dramatiques et il se trouve… »

Il s’interrompit, ne trouvant plus ses mots. Finalement, il se leva, contourna son bureau et vint poser une main compatissante sur l’épaule de Kellus. Ce geste inquiéta fortement l’ornithologue.

« Je suis sûr, reprit avec peine le Directeur, que vous nous tirerez de ce mauvais pas. Hélas ! » Il soupira : « Il n’y a pas que ce satané volatile… Mais voici votre problème… »

Et il entraîna Kellus vers la sortie.

 

Le lendemain, Kellus Berg sortit dans la grande cour de la Base et son regard se posa sur chacun des bâtiments avant de s’arrêter sur les silhouettes pâles des collines. Il cligna des yeux. Wize s’élevait dans le ciel et sa lumière blanche était déjà éblouissante. Toutefois, il ne faisait pas particulièrement chaud car le printemps débutait à peine en cette région de Miage. Le vent léger avait un arrière-goût de glace.

« Kellus ! »

Il se retourna et sourit à sa femme.

« Tu ne vas tout de même pas t’occuper immédiatement de ce grand oiseau ! Le Directeur t’a dit de lire d’abord le dossier et de regarder les films… »

Il tendit la main, lentement, ce qui était chez lui un signe péremptoire qui appelait le silence.

« Il m’intrigue, dit-il. Je ne sais pas, mais… »

Il secoua la tête. Peut-être pressentait-il les liens qui allaient l’attacher pendant de longues années à l’oiseau Boum-Boum. Suivi par le regard indulgent de sa femme et guetté par ses nouveaux collègues intrigués, groupés derrière les baies, il s’avança vers la campagne.

La matinée était claire, le ciel d’un bleu très pâle. La rivière brillait de tous ses feux et les collines semblaient irréelles, au bout de la prairie.

Ce coin me plaît, songea Kellus. Ce n’est pas Vertevigne mais… Si la faune voulait bien se calmer…

Il s’arrêta au bord de l’eau et aperçut alors l’oiseau Boum-Boum. Celui-ci était endormi au milieu de la prairie émaillée de fleurs blanches. À cette distance, Kellus ne distinguait que sa tête ahurissante et son long bec rouge. Mais il était impossible de s’y tromper. C’était bien là le responsable d’une grande partie des ennuis de Chafiro.

Plein de curiosité, l’ornithologue s’assit sur la berge et attendit le bon vouloir de l’oiseau. Après un instant, il se mit à ramasser des cailloux multicolores qu’il jetait dans l’eau. Il espérait vaguement réveiller le grand volatile. Mais rien n’y fit.

La grosse tête blanche demeurait immobile, les yeux clos. Le bec rigide était pareil à une arme menaçante.

Finalement, Berg mit le contact à son poste portatif qui lui servait de médaillon et appela sa femme :

« Si tu as un moment, chérie… pourrais-tu venir me rejoindre ? » Et comme il connaissait son caractère — ou le croyait-il — il ajouta : « Il n’y a aucun risque. J’ai un lance-lumière et je pourrais plaider la légitime défense… »

À cet instant précis, l’oiseau Boum-Boum se dressa d’un seul élan et cela fut pour Kellus un indice précieux, plus tard.

L’oiseau Boum-Boum approchait alors de sa quarante-deuxième année et il avait encore devant lui deux siècles d’existence. Il atteignait cinq mètres de haut et ne grandirait plus maintenant. Son corps rond était d’un blanc éblouissant au soleil et ses pattes longues et droites semblaient deux piquets figés dans le sol. Il tourna la tête vers Kellus et son bec s’entrouvrit pour laisser entendre un BOUM ! BOUM ! courroucé. D’où il se trouvait, l’ornithologue réussit à entrevoir la membrane vocale au fond du bec. Puis l’oiseau Boum-Boum se tourna et lui présenta ses arrières de façon insultante en agitant le bouquet de ses fausses plumes rouges.

« Très bien, très bien, mon vieux, murmura Kellus. Je saurai me montrer patient. »

Il se leva et longea la rivière jusqu’au gué que lui avait indiqué Chafiro. Il ôta ses sandales, releva le bas de ses pantalons bouffants et passa sur l’autre rive en grimaçant au contact de l’eau froide.

La prairie d’herbe claire et de fleurs blanches s’étendait jusqu’aux collines boisées. Le regard de Kellus ne fit qu’effleurer les feuillages mauves des Arbres-papillons qui étaient la parure suprême de cette région. L’oiseau Boum-Boum seul le passionnait dans ce calme paysage.

Il n’en était plus qu’à une dizaine de mètres et le volatile lui apparaissait d’une taille imposante. Mais il n’éprouvait aucune appréhension tandis qu’il s’en approchait à pas lents. Il étudiait le volume du corps, la matière lisse des pattes et les yeux à facettes où se multipliait le soleil. À nouveau, le bec s’ouvrit tout grand et l’oiseau fit entendre son cri courroucé : BOUM ! BOUM !

Kellus s’arrêta et sourit.

« Ma parole, dit-il, tu as avalé un tambour ! »

À cet instant, le poste grésilla contre sa poitrine et il entendit la voix de sa femme :

« Kellus ! Il pourrait te tuer ! »

Il secoua la tête :

« Depuis quand un lance-lumière est-il impuissant devant une grosse poule ? » Il se retourna et vit la silhouette mince de Natacha qui venait vers la rivière. « Je ne tiens pas à être un martyr de l’ornithologie… Est-ce que tu songes à la fantastique omelette qu’il pourrait nous fabriquer, chérie ?

– Demande-lui plutôt s’il apprécie la viande hachée. »

Kellus se mit à rire et continua d’avancer. Il s’arrêta enfin à trois ou quatre mètres de l’oiseau, la main prudemment posée sur la poignée de son arme. Il éprouvait une émotion nouvelle. Ce n’était pas de la crainte mais plutôt une curiosité exacerbée mêlée d’une certaine… oui, d’une certaine sympathie. L’oiseau Boum-Boum le dominait de toute sa hauteur et il n’ignorait pas qu’il se trouvait un peu trop près pour se défendre efficacement en cas de danger. Mais, d’une certaine façon, Kellus était subjugué. Il n’avait jamais vu d’oiseau aussi grand ni aussi comique. L’oiseau Boum-Boum avait quelque chose de caricatural, quelque chose de drôle qui touchait profondément l’ornithologue. Il n’avait plus assisté à un dessin animé depuis son enfance, mais le souvenir demeurait en lui, tendre et coloré, amusant et vivace.

BOUM ! BOUM ! fit encore l’oiseau baroque. Mais ce « Boum-Boum »-là était différent des autres, subtilement différent.

Kellus leva la tête et, lentement, fit le tour de son nouvel ami. Il s’arrêta sous le bouquet de plumes rouges et observa leurs mouvements complexes. Il songea à un radar et cela lui fournit plus tard son second indice.

« Écoute, mon vieux, dit-il en revenant sous la tête, je ne suis pas là pour te créer des ennuis. Inutile de faire des BOUM ! BOUM ! avec moi. Cela ne m’impressionne pas. J’en ai vu d’autres… Et je ne te conseille pas de venir dévaster mon bureau ou alors je t’arracherai une par une les plumes de ta queue, quelle que soit leur utilité. Le Directeur m’a parlé de toi et pas en bien. Donc, à toi de remonter le peu d’estime que j’éprouve pour ta personne. »

BOUM ! fit l’oiseau, une seule fois et de façon presque amicale.

Kellus réfléchit, mais ne trouva rien à ajouter. Il tourna la tête vers sa femme qui le guettait avec inquiétude, de l’autre côté de la rivière, et il agita la main pour la rassurer.

L’entretien avait été assez long pour un premier contact et Kellus s’éloigna.

L’habitude de dialoguer avec les oiseaux étrangers lui était venue peu à peu, durant les années de solitude sur Aphrodite et Cartouche, et il l’avait conservée, malgré Natacha et l’enfant.

Il traversait la rivière pour rejoindre sa femme lorsque l’oiseau Boum-Boum se mit à danser sur place en agitant violemment la tête. Il manifestait une grande colère et ses fausses plumes écarlates déployées étaient parcourues de frissons convulsifs.

Kellus, perplexe, demeurait immobile, les pieds dans l’eau glacée, tenant son pantalon et ses sandales.

« Kellus ! Il va charger ! »

Soudain inquiet, il bondit sur la berge, se rechaussa rapidement et saisit Natacha par le bras.

« Viens. Nous ferions mieux de regagner la Base. »

L’oiseau Boum-Boum trépignait sur place. Il inclina sa lourde tête et avança son bec rouge de façon menaçante.

Ils se mirent à courir vers l’entrée de la Base et Kellus aperçut Chafiro qui leur faisait de grands gestes. Au sommet de la tourelle de garde, un canon-lumière se mettait en position, braqué sur l’oiseau furieux.

Mais ils atteignirent l’entrée sans que le Boum-Boum ait franchi la rivière.

« Grand Dieu, monsieur Berg ! s’écria Chafiro. Vous tenez donc si peu à la vie ! »

Kellus reprenait son souffle. Il regarda en arrière et eut un sourire en apercevant la grande silhouette du Boum-Boum qui, maintenant, semblait piocher le sol de ses deux pattes. Pourquoi l’oiseau s’était-il fâché soudain, sans avertissement ?

Ai-je commis une faute ? se demanda Kellus. Mais laquelle ? Et pourquoi n’a-t-il pas attaqué ?

Le Directeur continuait de parler, mêlant reproches et avertissements.

« Venez, dit-il finalement. Nous venons de recevoir la bande d’informations de Mars et nous la retransmettons par nos Éclaireurs… Il se passe des choses inquiétantes sur la planète-patrie. » Il haussa les épaules et soupira : « Chacun a ses problèmes… Mais ne compliquez pas les vôtres, cher monsieur Berg ! »

Tandis qu’ils suivaient le volubile Directeur vers la grande salle commune, Kellus fronça les sourcils. Un détail le tracassait, qu’il n’arrivait pas à fixer. Plus tard, cela serait son troisième indice mais, pour l’instant, tout était encore confus en lui.

 

« Aidez-moi à récapituler tout cela, dit Kellus, le lendemain, à ses trois collègues et subordonnés. J’ai besoin d’y voir un peu plus clair. L’oiseau Boum-Boum est très important pour l’avenir de Miage… »

Il s’interrompit car il ne savait vraiment pas pourquoi il venait de dire ça. Rien ne lui prouvait l’importance du volatile par rapport à tous les problèmes de Miage. Et les conséquences de la guerre civile sur Mars étaient infiniment plus graves. De plus, les Européens et les Asiatiques venaient de débarquer aux antipodes de Miage, dans les îles Séminoles, et il faudrait compter avec ce voisinage.

« Bien sûr, dit Jubbard Dozzi, curieux petit personnage noiraud aux yeux immenses. L’oiseau Boum-Boum est très important pour nous… Il crée des tas d’ennuis à tout le monde. Mais il n’y a pas que lui… » Il s’interrompit et guetta un signe d’approbation de ses collègues. « Certains animaux retardent les travaux. Sans compter les insectes qui vous fichent la fièvre pendant trois jours… »

Kellus leva la main.

« Miage est donc un enfer ? dit-il. C’est pourtant une planète assez plaisante… J’ai été sur Cartouche, croyez-moi… »

Dozzi haussa les épaules.

« C’est là tout le mystère. Miage pourrait être un vrai paradis. À part le désert de Warington et les grands marais de l’équateur, toutes les régions sont colonisables. Atmosphère vivifiante, climats peu capricieux… Seulement, la faune semble prise de folie, par moments. Le Boum-Boum se comporte comme les autres.

– Quels autres, exactement ? demanda Kellus.

– Il y a les Taupes Miagéennes, dit Warkov, un géant blond et vigoureux dont les mains évoquaient des pelles excavatrices. Et les Araignées-Danseuses.

– Les Frelons-Rouges, dit Galella qui était natif de la Ceinture de Mercure et ressemblait à une très ancienne momie. Même moi, ils arrivent à me piquer… Et ça veut dire une semaine d’infirmerie.

– Et les Aiguilles, renchérit Dozzi. C’est encore pire… »

Il y eut un instant de silence amer. Puis Kellus se risqua à demander :

« C’est tout ? Je veux dire : seules ces espèces nous créent des ennuis ? »

Dozzi hocha la tête.

« Exact, monsieur Berg. Il n’y a que ces espèces. »

Kellus leva la main.

« Il faut tout reprendre », fit-il en un murmure presque inaudible. Il marcha jusqu’au tableau magnétique et s’empara du stylet. « J’inscris Taupes, dit-il. Frelons…

– Araignées ! dit Warkov.

– Et Aiguilles, dit Dozzi.

– Vous oubliez Boum-Boum… Avec lui, cela nous fait cinq ennemis sur Miage. Ce qui n’est pas toute la faune… »

Dozzi grimaça :

« Mais nous sommes l’ornitho, monsieur Berg. Boum-Boum nous donne suffisamment de tracas sans que…

– Je sais… Mais il faut toujours voir l’aspect général, d’abord. Et puis Boum-Boum est le gros morceau. Après tout, il est possible de se protéger des Frelons, des Araignées… Oh, Dozzi, que sont les Aiguilles ?

– Une sorte d’insecte minuscule et brillant qui passe par toutes les ouvertures et vient se ficher dans la peau… Ça vous colle une éruption de boutons.

– Hon, hon, fit Kellus en hochant la tête. Et je suppose que tous les insecticides ont échoué ?

– Tous. Et puis vous connaissez les lois d’Écologie. »

Kellus acquiesça.

« Évidemment, dit-il. Le Directeur m’a fait comprendre la situation. Miage est une planète reconnue clémente et colonisable qui ne peut pas être colonisée, cependant, tant que les espèces hostiles attaqueront les humains.

– Mais le risque n’est pas assez grand pour amener une exception à la Règle d’Agression, dit tristement Dozzi. En un mot, il faut subir ou partir…

– Nous pourrions aussi trouver une solution, dit tranquillement Kellus. Bien des mondes étaient comme Miage au début de leur aménagement…

– Mais pas tout à fait comme Miage, dit Warkov. Ici, l’hostilité n’est pas permanente, comprenez-vous ? Hier, Boum-Boum a endommagé la tour-radar et démoli une bonne partie de la serre des botanistes. Mais rien ne prouve qu’il attaquera aujourd’hui.

– Certains jours, dit Dozzi en souriant, on irait même lui chatouiller les pseudo-plumes. Tenez, pendant l’Heure des Éclaireurs, c’est miraculeux. Il viendrait vous manger dans la main…

– Qu’est-ce que l’Heure des Éclaireurs ?

– Oh… un petit programme de radio destiné à nos valeureux Éclaireurs perdus sur le vaste continent. Une manie de Chafiro… Tout le monde écoute ça, mais je me demande si cela me ferait plaisir d’entendre susurrer une chanson douce au milieu du désert de Warington… »

Ce fut le quatrième indice pour Kellus, plus tard.

 

L’après-midi, il se rendit dans la prairie en compagnie de Dozzi mais l’oiseau Boum-Boum n’était pas en vue.

« Il doit se balader dans les collines, dit Dozzi. Il apprécie beaucoup les Arbres-papillons. Son domaine est immense.

– Je sais. Et nous en occupons le centre.

– Vous pensez que c’est ce qui le contrarie ? De toute façon, cela ne changerait rien au problème. Le vieux Chafiro ne déménagerait pas la Base pour tout l’or de l’univers. C’est un vrai colon, vous savez. Voulez-vous que nous allions à la recherche de Boum-Boum ? »

Kellus acquiesça et ils se dirigèrent vers les croupes mauves des collines.

« Nous ferions peut-être mieux d’appeler une des Bulles automatiques, dit Dozzi. Si notre phénomène est à des kilomètres de là… »

Le poste était épinglé au revers de son blouson et il énonça les six chiffres de son indicatif avant de demander l’envoi d’une Bulle.

C’est alors que le sol se fendilla tout autour d’eux tandis qu’ils percevaient un bruit étrange et inquiétant, une sorte de grignotement immense, comme si des milliers de dents broyaient la terre.

« Vite ! » dit Dozzi en saisissant Kellus par le bras.

Ils rebroussèrent chemin en courant. La Bulle apparut au-dessus de la Base et plongea dans leur direction. Mais le sol semblait se dérober sous leurs pas, soudain. Des crevasses s’ouvraient de tous côtés et des gerbes de terre retombaient sur l’herbe. Le grignotement s’était encore amplifié. La prairie se craquelait comme le lit d’une rivière à sec.

« À gauche ! À droite ! » hurlait Dozzi.

La Bulle se rapprochait d’eux. Le ciel parut tourbillonner et Kellus réalisa, l’espace d’une demi-seconde, que c’était en fait le sol qui s’effondrait.

La Bulle n’était plus qu’à trois mètres d’eux, sa coque transparente scintillant dans le soleil. Mais ils tombèrent en hurlant et la nuit s’abattit sur Kellus tandis que ses mains agrippaient désespérément les mottes de gazon.

 

« La Règle d’Agression a été promulguée en 2120, Berg. Et nous ne pouvons prouver que les manifestations hostiles de certaines espèces mettent vraiment la Base en danger. »

Chafiro était assis au chevet de Kellus, mais il semblait plus s’apitoyer sur son sort personnel, en cet instant, que sur celui de l’ornithologue.

« Je ne vous demande pas de toucher l’écologie de Miage, dit Kellus, surtout pas ! » Il se redressa et sourit à Natacha, assise en face du Directeur. « Je vous ferai quand même remarquer que Dozzi et moi, nous aurions pu être tués par ces Taupes. Elles ont essayé de nous enterrer vivants. Il n’y a aucun doute. Et si la Bulle n’était pas arrivée… Il faut prendre des dispositions… Nous devons trouver ce qu’il convient de faire.

– Ce qu’il convient de faire ? » Chafiro haussa les sourcils. « Mais la Base existe depuis dix ans, Berg. Croyez-vous que nous n’aurions pas…

– Justement. Dix ans, c’est bien court dans l’histoire de l’investissement d’un monde. J’aimerais vous citer un axiome : « Cherche qui tu gênes. » Warkov m’a dit hier, à propos de l’oiseau Boum-Boum, que son hostilité n’était pas permanente, que, parfois, il est très sociable. Qu’en pensez-vous ? En est-il de même avec les Taupes, les Frelons, les Araignées et les Aiguilles ? »

Chafiro acquiesça.

« À peu près, oui. Il y a des périodes calmes où tout semble vouloir s’arranger, et puis… » Il leva la main, en un geste vague, plein de lassitude.

Kellus prit un air concentré.

« Ce qui compte, c’est la prudence, murmura-t-il comme pour lui-même. Peut-être nous faudra-t-il beaucoup de temps… » Il regarda Chafiro. « Je pense que je vais encore piocher le dossier de Boum-Boum. Ensuite… je me livrerai à quelques expériences.

– Vous croyez que nous gênons ces bestioles, d’une certaine façon ?

– Évidemment. Il existe de nombreux exemples d’allergie aux humains sur les autres mondes… Et même sur la Terre. »

 

Warkov et Gallela succédèrent à Chafiro et restèrent au chevet de Kellus pendant plus de dix heures. Ensemble, ils épluchèrent tout le dossier de l’oiseau Boum-Boum, projetèrent des vues tridimensionnelles, des diagrammes, des cartes. Ils émirent des hypothèses, les étayèrent et les firent s’écrouler durant une bonne partie de la nuit.

Puis Warkov et Gallela, épuisés, gagnèrent leurs chambres. Kellus resta adossé contre son oreiller. Trois lunes minuscules et bleutées apparaissaient au-delà de la baie. Leur lumière semblait poudrer de givre le tranquille paysage.

Kellus se mit à récapituler en lui-même les diverses phases de son premier contact avec le Boum-Boum. Et le premier indice, doucement, s’esquissa. L’oiseau s’était dressé d’un bond lorsqu’il avait appelé sa femme. Était-ce à cause de sa voix ? Il n’avait pourtant pas parlé très fort. Ensuite, il s’était approché… Les fausses plumes… Elles tournaient et pivotaient sur de nombreux ligaments… Comme des radars. Oui, il avait songé à des radars. Ou à des antennes… C’était là qu’il fallait viser, en tout cas.

Pourquoi le Boum-Boum s’était-il fâché, ensuite ? se demanda Kellus. Qu’avait-il bien pu faire ?… Il fixa les trois pastilles claires qui se détachaient sur le fond de poudre d’étoiles et glissaient vers la fin de la nuit. Peut-être n’était-ce pas lui qui avait provoqué la colère du Boum-Boum ? Il y avait bien d’autres éléments en ligne.

Il réagit quand on parle, se dit-il. À moins que…

L’oiseau pouvait être télépathe, comme les Éléphoques de Vénus. Il y avait aussi le cas prodigieux de ce satellite de Sainte-Léa d’outre-ciel.

Il s’endormit et revécut l’accident de l’après-midi. Il se débattait dans des tonnes de terre humide tandis que les Taupes de Miage lui mordaient les mains.

Quand il s’éveilla, les quatre indices s’étaient rassemblés pour former un tout encore un peu obscur.

Le docteur vint l’examiner et lui annonça fièrement qu’il pourrait se lever le surlendemain.

« De toute façon, déclara-t-il au moment de partir, il vaut mieux être blessé sur Miage que valide sur Mars…

– Les choses vont si mal que ça, docteur ?

– Les Phalangistes occupent la moitié de Pôle. »

Sur cette information prononcée d’un ton sinistre, le docteur quitta la pièce. Un instant Kellus chercha à se rappeler l’appartenance politique des Phalangistes. Mais il n’y parvint pas. Il avait passé trop d’années sur les mondes lointains pour que les problèmes de la Confédération l’intéressent vraiment.

C’est alors que Warkov surgit en trombe.

« Vous devriez voir ça, Berg. Boum-Boum s’attaque au Transmetteur. Il est comme fou… »

Kellus hocha tristement la tête. Puis il demanda soudain :

« Warkov… La bande d’informations est arrivée, n’est-ce pas ?

Son collègue eut l’air surpris :

« Oui, bien sûr. Les nouvelles ne sont pas bonnes, d’ailleurs.

– Et Chafiro les fait retransmettre pour les Éclaireurs ? »

Warkov acquiesça.

D’un seul coup, ce cinquième et dernier indice consolida l’édifice encore léger qui occupait les pensées de Kellus. Il voulut se dresser et grimaça de douleur.

« Bon sang, Warkov ! Appelez-moi vite Gallela. Je crois que j’ai quelque chose de sérieux ! »

 

Ses deux collègues fixaient Kellus avec ahurissement.

« Mais enfin, dit doucement Warkov. Il faudrait que… »

Kellus leva la main.

« Dites-vous bien que tout, de notre part, peut influencer une créature étrangère. Je veux bien admettre que c’est la première fois que nous rencontrons cela, mais il n’y a rien d’impossible à ce que Boum-Boum soit contrarié par nos émissions de radio.

– Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demanda Gallela.

– La relation étroite qui existe entre les… disons les crises de Boum-Boum et l’utilisation de la radio. À l’instant, Boum-Boum est devenu furieux à cause de l’émission d’informations. J’en suis certain…

– Ce n’est qu’une hypothèse. Comme toutes celles que nous avons émises cette nuit. Mais il n’y a pas de preuves. Et puis, il faudrait que Boum-Boum possède une sorte de récepteur… » Warkov eut un sourire. « Excusez-moi, mais cela semble drôle… »

Kellus prit une expression sévère. Mais il comprenait l’incrédulité de ses collègues. En fait, seule l’intuition l’avait guidé vers cette solution du problème de Boum-Boum. L’intuition, se dit-il, ET L’EXAMEN DES CIRCONSTANCES ! Il tendit la main :

« Warkov… Ne m’avez-vous pas parlé de l’Heure des Éclaireurs ? »

Le géant acquiesça.

« Voici une preuve. Vous m’avez dit vous-même que Boum-Boum était d’un calme inhabituel pendant cette émission.

– Si votre théorie est juste, il devrait être furieux, au contraire… » Warkov se tut, réalisant soudain ce qu’impliquait son chef. Il secoua la tête en souriant. « Oh, non… Vous ne voulez pas dire que…

– Mais si, Warkov. Boum-Boum semble apprécier la musique. Cela nous fournit un vaste champ de recherches. Nous avons des masses de travail en perspective.

– Et le récepteur ? dit Gallela, vous ne nous avez toujours pas dit où il se trouvait…

– Passez-moi le grand schéma de son système nerveux… » Kellus tendit la main, désignant un réseau serré qui se trouvait à l’arrière du corps de l’oiseau, juste au-dessous des pseudo-plumes. « Je ne suis pas un génie, ni un devin, reprit-il, mais j’ai tout de suite pensé que ces fausses plumes nous donneraient la solution. Regardez-ça… Warkov, vous avez baptisé cette région Plexus V. »

Warkov haussa légèrement les épaules.

« En effet… Question de forme.

– Et son rôle ? L’avez-vous défini ?

– Nous avons défini à peu près dix pour cent des fonctions des divers organes de Boum-Boum. Vous savez bien que c’est un véritable embrouillamini. Boum-Boum est plus complexe qu’un être humain.

– Voilà votre récepteur, dit Kellus. Le Plexus V. Nous allons le démonter entièrement…

– Mais vous savez bien que nous ne pouvons toucher à l’oiseau. Il y a peut-être une dizaine de représentants de cette espèce sur Miage.

– Je parlais de cartes tridi, Warkov.

– Et que pouvons-nous faire d’autre ? demanda Gallela.

– Jouer de la musique pour Boum-Boum. Nous verrons bien s’il nous piétine ou pond un œuf… »

Premier virage

Le surlendemain, Kellus se leva et se rendit immédiatement chez le Directeur.

Celui-ci eut l’air perplexe devant la demande de l’ornithologue.

« En somme, vous désirez annexer l’émetteur de la Base pendant une demi-heure au bénéfice de la seule section d’ornithologie ?

– Exactement », dit Kellus.

Warkov et Gallela s’annoncèrent à cet instant.

« Beckman, de la Biologie, vient d’être attaqué par Boum-Boum ! dit Warkov. Il lui a donné trois coups de bec et le pauvre est à l’infirmerie. »

Chafiro donna un violent coup de poing sur son bureau.

« Berg, je vais faire griller votre satanée bestiole. Et on pourra toujours me coller la Règle d’Agression sur le dos ! » Il eut un geste d’abandon : « D’ailleurs, la Confédération a autre chose à faire en ce moment… »

Il appuya sur le contact du communicateur.

« S’il vous plaît, dit Kellus. Ne faites pas cette erreur. Je crois que je tiens la solution. »

Chafiro secoua la tête, autant par résignation que pour signifier à son correspondant que la communication était annulée. Il croisa les mains et regarda Kellus comme s’il le voyait pour la première fois.

« Monsieur Berg, vous êtes ici depuis trois jours… J’apprécie le cœur que vous mettez à votre tâche… » Il haussa le ton : « Mais vous voudriez me faire croire que vous avez déjà résolu le problème alors que vos prédécesseurs…

– Je m’excuse, mais le Boum-Boum n’a été confié à la section ornithologie que récemment. Il n’a d’ailleurs rien d’un oiseau si on l’examine d’un peu plus près… Mais je puis vous affirmer que, d’ici quelques jours, quelques heures peut-être, il ne représentera plus un danger. »

Chafiro soupira.

« Et même, reprit Kellus, je crois que TOUS nos problèmes seront solutionnés si ma théorie se vérifie… Ce que j’ai toutes raisons de croire. »

Il sortit un feuillet de sa vareuse et le tendit à Chafiro. Celui-ci parcourut les premières lignes et fronça les sourcils :

« Bon sang, Berg… Vous désirez que…

– Que tout ceci soit diffusé pendant une demi-heure, à partir de midi. C’est très important… »

Chafiro reposa le feuillet :

« Je m’incline pour cette première fois. Mais du Dvorak, avouez que cela semble curieux…

– Pas du tout. Le programme que je vous ai inscrit ici n’est qu’un résumé de ceux qui ont été diffusés ces derniers jours. »

L’ornithologue et ses deux collègues se levèrent pour partir.

« Quel est le rapport ? demanda Chafiro qui semblait accablé par tous les ennuis des mondes habités. Boum-Boum est-il devenu mélomane ?

– Exactement, dit Kellus. Exactement…

– Je sais ce que pense Chafiro, dit Warkov.

– Moi aussi, fit Kellus. Il croit que j’ai reçu un coup de bec de Boum-Boum derrière la tête et il est en train de préparer mon rapatriement…

– Et si nous échouons ? Si Boum-Boum pique une crise PENDANT l’émission de musique ? »

Kellus s’arrêta et déclara d’un ton grave :

« C’est impossible, entendez-vous ? IMPOSSIBLE. » Il se remit en marche. « Voici comment nous allons procéder. Dozzi est de nouveau valide. Il prendra une Bulle avec vous, Warkov. Gallela et moi, nous resterons au sol. Vers 11 h 30, nous entamerons une discussion par radio. Nous parlerons de n’importe quoi… L’important, c’est que nous… jacassions comme des pies… Nous nous arrêterons avant midi.

– À ce moment-là, dit Warkov, Boum-Boum devrait être en colère, si vous avez raison.

– Exact. Et il devrait se calmer avec la musique. ET IL SE CALMERA. »

 

L’oiseau Boum-Boum érigea ses cinq mètres de hauteur entre les branches d’un Arbre-papillon et agita la tête d’un air irrité. Il ressentait les premières démangeaisons et savait que d’ici quelques instants celles-ci se transformeraient en une torture insupportable. À nouveau, il éprouva de la haine et du chagrin. Ces étrangers maladroits qui étaient parfois si agréables devenaient des monstres à d’autres instants. Ils n’avaient pas encore su communiquer avec lui et se contentaient d’inonder sa Zone-Nid de cris et d’appels sauvages. Les démangeaisons devinrent plus violentes, très vite, et l’oiseau poussa un BOUM-BOUM ! terrible. Il quitta les Arbres-papillons dont l’ombre mauve lui était douce et surgit en pleine lumière, dardant son bec vers les bâtiments étrangers. Il aperçut l’objet volant et les deux créatures qui traversaient la prairie de leur démarche hésitante et se mit à charger.

 

« Attention ! lança Kellus. Voilà notre preuve ! »

Il se mit à courir vers la rivière, suivi de Gallela.

« Je vais lui coller une aiguille anesthésiante dans les plumes ! dit Warkov depuis la Bulle.

– Non ! Nous serions obligés… de… recommencer. »

Kellus haletait en courant. Il jeta un regard par-dessus son épaule et découvrit l’oiseau géant qui n’était plus qu’à quelques mètres.

« Chantez, Warkov. Ou sifflez… »

Ils plongèrent dans la rivière et nagèrent désespérément vers la berge. Ce ne fut qu’en reprenant pied de l’autre côté que Kellus entendit les voix mêlées de Warkov et Dozzi qui tentaient de rendre reconnaissable Ma petite d’Altair, une chanson qui avait été à la mode dix ans plus tôt. Il se retourna.

L’oiseau Boum-Boum avait stoppé sa charge furieuse. Immobile, à présent, il semblait contempler le reflet déformé de son corps imposant dans la rivière aux eaux brillantes.

Puis Warkov et Dozzi se turent.

« Continuez ! hurla Kellus. Vite ! »

Boum-Boum, en effet, s’agitait de nouveau et son bec s’entrouvrait sur sa redoutable dentition.

Warkov et Dozzi enchaînèrent sur Les Sables pourpres, puis Dozzi siffla en solo Pleine terre, une ballade qui avait fait pleurer des dizaines d’équipages.

« Eh… Qu’est-ce qui se passe ? »

Kellus pivota lentement, mais ne vit personne autour d’eux. Il avait reconnu la voix de Chafiro. Le Directeur s’était probablement mis sur leur fréquence, par curiosité ou inquiétude.

« Ce n’est rien, dit Kellus. Juste une petite expérience… »

Chafiro ne répondit pas.

Épuisé, Dozzi s’arrêta sur la dernière note grave de Pleine terre et Kellus lui succéda avec Tendresse Waltz, une antiquité qu’il affectionnait. Quelques minutes après, Gallela risqua les premières mesures d’une chanson rythmée et rapide mais s’arrêta sur un signe de Kellus. Boum-Boum, en effet, ne semblait pas apprécier. Ses pseudo-plumes tournaient et viraient en tous sens et il ouvrait à nouveau le bec tout en martelant le sol de ses deux immenses pattes.

« Il est midi, lança Kellus. Envoyez le programme, monsieur le Directeur. »

Et ils changèrent de fréquence pour écouter un passage de la Symphonie du nouveau monde.

 

L’oiseau Boum-Boum avait rarement connu sensation plus voluptueuse. C’était comme si les démangeaisons et la douleur n’avaient jamais existé. Il n’y avait plus que des cheminements ineffables au tréfonds de son être, des vagues de douceur qui prenaient naissance à la partie postérieure de son corps et engourdissaient ses pattes.

Il restait immobile au bord de la rivière, plein de reconnaissance pour les étrangers qui savaient ainsi se faire pardonner.

Son corps dodu se reflétait dans l’eau claire comme un nuage blanc et rond, près d’images multiples du soleil. Boum-Boum ouvrit son bec rouge et émit un BOUM-BOUM plein de tendresse.

Ligne droite

« Que fait votre bestiole ? demanda Chafiro.

– Tout va bien. J’avais raison, répondit joyeusement Kellus. Continuez, je vous en prie… »

Il y eut un vague grognement.

La Seconde Étude pour contrebasse électronique de Fulnikov succéda alors à Dvorak.

Kellus l’avait choisie pour des raisons très particulières. En effet, la contrebasse électronique évoquait par instants le curieux cri de l’oiseau, cette espèce d’explosion grave, interne. Il attendait le résultat avec curiosité. Celui-ci ne se fit pas attendre…

 

Le plaisir, soudain, avait été remplacé par une sensation nouvelle, atroce, épouvantable, que l’oiseau Boum-Boum mit un certain temps à identifier. C’était de l’indignation, de la fureur.

Il percevait une grotesque imitation de son propre cri. Pour la première fois de son existence d’oiseau Boum-Boum, on se moquait de lui. On émettait le son qui pouvait prendre toutes les significations et qui pouvait être tonnerre de douceur ou de colère…

L’oiseau Boum-Boum ne pouvait supporter cela.

Il franchit la rivière et ses pattes devinrent de puissantes bielles qui le portaient vers l’entrée de la Base. Jamais il n’avait attaqué aussi vite et les gardes, surpris, n’eurent pas le temps de déclencher le dispositif spécial de défense.

L’oiseau Boum-Boum pénétra dans la grande cour et entreprit tout d’abord de saccager un chargement de fruits et de légumes qui venait juste d’arriver par le Transmetteur.

De son bureau, Chafiro, terrifié, regarda le grand volatile qui hachait menu les salades, lançait vers le ciel des volées de pommes de terre (un trésor !) et réduisait les courges en bouillie. Ensuite, il ne vit plus rien car l’oiseau géant s’était retourné d’un bloc et, poussé par une miraculeuse intuition, chargeait tout droit sur la petite pièce tranquille du Directeur. Et Chafiro venait de plonger derrière le grand panneau de communication.

Le personnel de la Base eut ainsi l’occasion unique de découvrir en gros plan le visage blafard de son Directeur qui appelait à l’aide.

Puis il y eut un bruit terrifiant lorsque l’oiseau Boum-Boum anéantit la porte du bureau et tenta d’introduire son long cou à l’intérieur.

Le second mouvement de l’Étude pour contrebasse électronique de Fulnikov fut interrompu à cet instant.

 

Kellus et Gallela se regardèrent. Ils étaient maculés de boue. À quelques centimètres de l’endroit où ils s’étaient jetés à plat ventre, il y avait la marque très nette d’une patte de l’oiseau.

La Bulle venait de se poser et Warkov et Dozzi en surgirent, blêmes et muets.

« Vous êtes blessés ? Vous… »

Warkov se tut. Il regardait vers la Base et ses yeux s’agrandissaient encore.

« Grand Dieu, souffla Gallela. C’est le jour… »

Il semblait qu’un tourbillon de poussière venait de se former devant l’entrée. Il se déplaçait rapidement, tandis que son volume augmentait. Kellus observa plus attentivement et décela de curieux reflets métalliques au sein de ce nuage en mouvement. Puis il se mordit les lèvres quand Warkov dit :

« Les Aiguilles… »

Ils demeurèrent immobiles, désemparés. Il n’y avait rien à faire. Miage était de nouveau en révolte contre les humains.

Puis tout cessa comme par enchantement. Le nuage s’éleva de la Base et se dissipa à quelques mètres de hauteur. La haute silhouette de Boum-Boum reparut et s’avança dans la direction des quatre ornithologues.

« Allez… Sifflons, dit Kellus. Vite ! »

Ils entreprirent de massacrer Wilhelmina de Venusia tandis que Boum-Boum, solennel et vainqueur, passait à trois mètres d’eux, la tête haute. Des épluchures ornaient son cou et des pépins mêlés à des éclaboussures brillaient à ses flancs comme des bijoux barbares…

Il franchit la rivière et s’éloigna dans la prairie. Un instant, Kellus le suivit des yeux. Puis il regarda ses collègues, secoua la tête et dit :

« Souvenez-vous : plus jamais de contrebasse électronique ! »

 

« Eh bien, dit Chafiro d’un ton sinistre, je présume que vous êtes satisfait… »

Le respectable Directeur de la Base Confédérée sur Miage était allongé sur son lit. Son visage offrait une gamme de couleurs intéressantes où le plus tendre rose voisinait avec un violet vénéneux. Les boutons eux-mêmes étaient blancs, pareils à des perles. Ils n’épargnaient aucune surface et Kellus supposait que Chafiro en avait aussi dans la bouche. Une trace bleue sur le front, songea-t-il, devait être due à l’attaque de Boum-Boum et non aux Aiguilles.

« Excusez-moi, dit doucement l’ornithologue, mais je dois vous avouer que je suis très satisfait… »

Les mâchoires de Chafiro s’agitèrent comme des concasseurs. Ses joues devinrent presque noires et les boutons ressemblèrent alors à des lumières minuscules du plus bel effet.

« Comptez-vous… entreprendre d’autres expériences, monsieur Berg ? »

Les paroles grinçantes dissimulaient des dizaines de menaces et de textes de lois, des promesses d’éviction rapide et de jugement.

« Euh… fit Kellus, le premier problème est maintenant résolu, monsieur le Directeur… Cependant…

– Oui ? »

Kellus leva les mains.

« Beaucoup de choses restent inexpliquées, quoique je les aie pressenties… Je veux parler de l’attaque des Aiguilles.

– Il y en a toujours eu, dit Chafiro en promenant un regard mélancolique sur ses avant-bras constellés, à plus ou moins longs intervalles.

– Mais cette fois, la synchronisation était évidente !

– La synchronisation ?

– Entre l’attaque de Boum-Boum et celle des insectes. »

Chafiro haussa les sourcils.

« Berg, dit-il lentement, je me demande si l’on nous a envoyé un génie ou un pauvre fou illuminé. Avez-vous toujours procédé ainsi ?

– Je n’ai jamais eu affaire à aucun oiseau Boum-Boum avant Miage.

– Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il existe une relation entre cette autruche diabolique et…

– Je vais vous expliquer tout ce que je crois, dit Kellus. Peut-être cela nous permettra-t-il de travailler en total accord ? »

 

Il y eut quelques instants d’un silence lourd après que l’ornithologue eut enfin achevé ses explications.

Chafiro semblait abasourdi. Il fixa le plafond pendant une minute, regarda au-delà de la fenêtre le clair soleil de Miage qui dérivait entre deux nuages ourlés de vert et toussota. Il avait des boutons dans la gorge.

« En somme, dit-il enfin, pour vous, Boum-Boum est un poste de radio monté sur pattes.

– À peu près cela, oui. Cependant, il est multi-ondes. Il capte un nombre extraordinaire de fréquences…

– Mais c’est une histoire de fous, Berg ! Un oiseau qui se balade avec un poste dans le croupion… Vous avouerez que si nous présentons un rapport là-dessus… »

Kellus haussa les épaules :

« Il n’y a pas d’histoire de fous quand il s’agit de l’étude d’une forme de vie extra-solaire… Les humains rencontreront sans doute encore beaucoup de phénomènes que, souvent, ils ne pourront comprendre… Bien que votre image soit un peu… triviale, il est exact que Boum-Boum possède un complexe récepteur à l’intérieur de son corps.

– Émetteur, c’est déjà assez absurde, Berg. Mais, il y a un instant, vous avez fait allusion à un récepteur et là, je ne vous suis plus. »

Kellus se gratta le menton et sourit :

« Cela me paraît pourtant presque logique, à présent. Et je crois que je ne tarderai pas à atteindre la solution finale… Je veux dire la solution du problème de Miage.

– Rien que cela ?

– Écoutez… Dozzi et moi avons failli périr à cause des Taupes qui cherchaient à nous ensevelir. Et les Aiguilles se sont abattues sur la base AU MOMENT OÙ BOUM-BOUM ÉTAIT AU COMBLE DE LA FUREUR ! N’est-ce pas très clair ?

– Pas du tout… Il n’y a là qu’un malheureux hasard. Malheureux parce qu’il vous a mis encore une hypothèse en tête, Berg !

– Mais avouez que ma première était bonne. Boum-Boum perçoit nos émissions radio à de multiples fréquences. Nos dialogues, nos bulletins d’informations lui sont insupportables. Par contre, certaines musiques lui procurent du plaisir et, en ces instants, il est très sociable. Avec beaucoup de travail, nous pourrons en faire un ami et, qui sait, un collaborateur de l’homme. Rappelez-vous les Grauves de la Grande-Ourse… Alors pourquoi ma seconde hypothèse ne serait-elle pas exacte ? Il est très possible que Boum-Boum possède une influence sur les quatre autres formes de vie qui nous attaquent parfois.

– Je prévois des lendemains désagréables », dit Chafiro en grimaçant.

Mais Kellus vit dans son regard que la partie était gagnée.

Second virage

Le ciel s’était couvert dès le matin et une fine pluie grise s’abattait sur la Base, noyant les collines mauves et grossissant les eaux de la rivière.

Kellus regardait le paysage embué, vert et gris, les bâtiments qui semblaient tristes et très anciens, tout à coup, avec les tours de radar et, plus loin, l’architecture luisante du Transmetteur.

« Je suis sûr qu’il va nous aimer…, murmura-t-il. Il ne tient qu’à nous de ne pas lui faire de mal…

– Que dis-tu ? » fit Natacha qui venait d’entrer, ramenant un Carel trempé qui était allé jouer dans la cour.

Kellus ne répondit pas. Il tendit le doigt et s’écria :

« Tiens ! Le voilà… »

La grande silhouette familière de Boum-Boum venait de surgir de la pluie. Le bec levé vers le ciel, le grand volatile tournait lentement la tête. Il semblait guetter les gouttes de pluie.

« Qu’y a-t-il à la radio ? »

Une musique vive et douce à la fois s’éleva du médaillon de Natacha.

« Les Nuages de Vertevigne, dit-elle en souriant avec mélancolie.

– Cela semble lui plaire. Note ça quelque part, chérie.

– As-tu l’intention de dresser une liste exhaustive de ses goûts musicaux ?

– Pas du tout… Je cherche à faire une synthèse. Il suffit de procéder par catégories… À moins qu’il ne me le dise lui-même.

– Parfois, tu m’inquiètes.

– Il n’y a pas de quoi. Si Boum-Boum communique avec les Taupes, les Frelons ou les Araignées-Danseuses, il peut le faire avec moi, ou tout autre…

– Ne crois-tu pas que la solution la plus simple serait de déménager la Base et de laisser tranquille cette grande autruche mélomane ?

– Tu sais bien que c’est impossible… Tôt ou tard, Miage grouillera de monde. Les Européens ou les Asiates feront ce que nous n’oserons pas. C’est la loi de l’histoire… On ne résout pas un problème en le fuyant.

 

Le lendemain, Kellus se leva à l’aube et se dirigea vers la rivière. Il n’avait aucun projet précis en tête et désirait seulement rendre visite à l’oiseau. Mais il avait à peine atteint la prairie qu’il s’immobilisa, en alerte. Boum-Boum venait de quitter les collines et il distinguait sa haute silhouette qui s’agitait en tous sens au bout de la prairie. Et il y avait autre chose… Une palpitation de l’air.

Ça y est, se dit-il, ça va recommencer !

Il retraversa le gué et sentit le sol vibrer au moment où il posait le pied sur la berge. En même temps, il lui sembla que des fils gluants lui frôlaient le visage. Il se souvint alors des descriptions de Gallela et s’élança vers la Base.

Mais les Araignées-Danseuses, quand elles attaquaient, le faisaient en nombre. Leurs fils paraissaient se former spontanément et le réseau, à un moment, fut trop épais pour que Kellus pût continuer. Il s’arrêta, haletant, et appela la Base :

« Chafiro… Vous m’entendez ? »

Il ne reçut aucune réponse.

« Chafiro… Faites cesser l’émission immédiatement ! Ici Kellus Berg. Vous m’entendez ? »

Toujours pas de réponse.

Il réussit à atteindre la poignée de son lance-lumière et, réglant la puissance au minimum, il arrosa les alentours. Un souffle brûlant s’éleva de l’herbe grillée. Les fils se rétractèrent et disparurent avec une étrange odeur piquante. Kellus aperçut alors les Araignées-Danseuses. Elles semblaient flotter dans l’air, à six ou sept mètres de hauteur. Leur corps était plat et translucide et leurs pattes évoquaient plutôt des tentacules. Elles les agitaient doucement en une danse maléfique dont Kellus n’attendit pas le développement.

Au diable la Règle d’Agression ! se dit-il, personne ne me dira rien…

Et il tira sur les étranges arachnides qui s’enflammèrent comme des ballons de papier.

Puis il reprit sa course vers la Base.

Dès qu’il en eut franchi l’entrée, il réalisa le danger. Il y avait des Araignées au-dessus de la cour mais, près des baies, il découvrit des nuages légèrement brillants : des Aiguilles !

« Chafiro ! Répondez-moi ! »

Il fonça vers l’entrée principale tout en changeant de fréquence :

« Natacha ! Que se passe-t-il ? »

Il ne percevait que des parasites légers. Sur le seuil, il s’arrêta encore une fois pour utiliser son arme sur un nuage tourbillonnant d’Aiguilles. Il grimaça en ressentant plusieurs piqûres au poignet et sur le visage.

Puis il s’élança à l’intérieur.

Ici aussi il y avait des Aiguilles. Et quelques araignées dont le corps brillait dans la pénombre.

Kellus bondit sur la rampe d’accès automatique qui démarra immédiatement vers le premier étage. Une fois encore, il changea de fréquence et perçut enfin l’émission :

« … sont maintenant totalement maîtres de Mars. Quelques éléments rebelles sévissent cependant encore dans la Province du Sud. Le Gouvernement lance un appel solennel aux chefs de ce mouvement pour qu’ils cessent immédiatement leur action et qu’ils… »

Cela suffisait. Les informations de Mars étaient peut-être très importantes mais Chafiro avait commis une grave erreur en les retransmettant aux Éclaireurs. Boum-Boum devait être furieux… Mais, au fait, où était-il ?

Kellus chassa la question de son esprit et bondit dans le couloir principal qui menait à la salle d’émission. Mais il s’arrêta presque aussitôt en découvrant quatre hommes porteurs de masques qui pulvérisaient des nuages d’insecticide en poussant des gémissements de souffrance. Il vit que leurs mains étaient rouges, déjà déformées par les cloques et les boutons.

« Arrêtez ça ! lança-t-il. Ça ne sert à rien ! »

Il n’attendit pas leur réaction et courut jusqu’au bout du couloir.

Il y avait encore deux techniciens dans la salle d’émission. L’un d’eux, accroupi sur le sol, poussait des plaintes sourdes en se grattant furieusement le dos tandis que l’autre, adossé à la paroi, agitait en tous sens une poignée de bulletins.

« Coupez ça, idiots ! » vociféra Kellus.

Mais il atteignait déjà la bande qui continuait de se dérouler lentement devant l’œil de lecture. Il frappa plusieurs boutons simultanément, tout à fait au hasard. L’œil s’éteignit et la bande s’arrêta.

Quelques secondes passèrent, puis des bruits divers se firent entendre.

Les valeureux pionniers de Miage sortaient des placards et des réduits où ils s’étaient réfugiés. Des trappes se rabattaient et des faces gonflées de boutons ou blêmes de peur apparaissaient.

La vie revenait peu à peu tandis que les Aiguilles disparaissaient vers l’extérieur et que les Araignées-Danseuses, cessant leur ballet venimeux, s’évanouissaient dans les premiers rayons de Wize.

« Bon sang, dit Kellus à haute voix, Chafiro aurait dû penser à la catastrophe que cela risquait de provoquer… »

Il s’interrompit. Des cris montaient de la cour. Il marcha jusqu’à une fenêtre, l’ouvrit et se pencha au-dehors. Au même instant, un fracas terrifiant s’éleva et une gerbe d’étincelles bleues monta au-dessus de la tour ouest. Puis il y eut des volutes de fumée et un nouveau fracas comme si une nef de transport s’était abattue sur la Base.

Une lampe rouge clignota dans la salle d’émission.

« Alerte Transmetteur ! s’écria un technicien au visage déformé par les cloques.

– BOUM-BOUM ! » hurla Kellus.

Il enfila le couloir à toute allure et partit à la recherche de Chafiro. Il comprenait maintenant pourquoi Boum-Boum ne s’était pas manifesté à l’intérieur de la Base. Cette fois, le grand susceptible de Miage avait frappé au cœur. Les informations de Mars l’avaient mis hors de lui. Au diable la Confédé ! se dit Kellus. Ces gens-là ne nous créent que des ennuis…

 

Le malheureux Chafiro était de retour à l’infirmerie, déjà, avec une seconde floraison de cloques. Il parvenait à grand-peine à remuer les lèvres.

« Vous n’auriez pas dû passer cette bande ! vitupéra Kellus. C’était une erreur primordiale ! »

Le Directeur roula des yeux où se mêlaient la colère et le chagrin.

« Le Transmetteur s’est effondré, reprit Kellus. Boum-Boum a été aidé par les Taupes. Il va sans doute falloir des semaines pour tout remettre en ordre…

– La Confédération…, commença péniblement Chafiro.

– Elle ne peut rien pour nous, la Confédération. Existe-t-elle même encore ? Écoutez-moi plutôt. Vous avez bien vu que j’avais raison sur tous les points… »

 

Ce ne fut que le lendemain que Kellus obtint l’accord de Chafiro. À midi, les nouvelles consignes du Directeur furent distribuées dans toute la Base et spécialement aux techniciens de l’émetteur. Et l’après-midi, les cent quatre-vingt-deux Éclaireurs de la Confédération répartis sur le grand continent de Miage purent entendre la suite des informations susurrée par les radios sur l’air de Elle est revenue, ma Vénusienne avec accompagnement de harpes et de néo-lyres.

 

Le printemps s’imposa d’un coup et Wize parut se glisser dans chaque tourbillon de la rivière. Les Arbres-papillons des collines devinrent roses, puis saumon, et le ciel fut traversé du vol lent et pâle de grands oiseaux migrateurs.

Boum-Boum promenait ses cinq mètres au-dessus de l’herbe nouvelle, semée de fleurs extraordinaires, et venait souvent près de la Base.

Les incidents avaient pratiquement disparu. À la surprise de Chafiro, les gens de la Base et les Éclaireurs avaient pris rapidement l’habitude de chantonner leurs communications radio. Cette règle qui avait semblé ridicule durant les premiers jours était devenue un jeu.

« Si nous étions honnêtes, dit un jour Kellus, nous avertirions nos voisins…

– Les Européens ? dit Warkov. Cela leur apprend à vivre…

– Étrange conception de la colonisation, Warkov. Les Européens, aussi bien que les Asiates ou les Pacifiens, formeront un jour la population de Miage. Et je pense que la Confédération, maintenant, ne sera plus ce qu’elle était… Les autres Bases doivent avoir des ennuis, tout comme nous. Je vais aller en parler à Chafiro. »

Une fois encore, Kellus obtint gain de cause.

« Mais je ne suis pas satisfait, dit-il à Natacha le soir même. Il existe encore des tas de choses qui m’inquiètent ou m’agacent… »

Elle lui passa la main dans les cheveux.

« Veux-tu que je te dise ? On aurait dû te confier la direction de la Base… »

Il agita la main, énervé :

« Il ne s’agit pas de ça… Nous avons établi que Boum-Boum est un émetteur-récepteur vivant, qu’il influence quatre espèces différentes. Nous avons réussi à avoir la paix en modifiant notre façon de communiquer par radio. Tous ces jours, avec Warkow, Gallela et Dozzi, nous travaillons sur ses pseudo-plumes. Je pense qu’il y aurait des trésors à en tirer pour l’humanité… Mais… »

Il se tut, le front soucieux. Puis il se leva et regarda le crépuscule mauve qui venait sur la Base. De l’autre côté de la rivière, une silhouette bien connue dansait sur ses deux pattes.

« … des tas de choses », murmura Kellus. Sa femme vint près de lui. « Boum-Boum est encore un grand mystère. Et les Taupes aussi, et les Frelons, et…

– Pourquoi ? Tu disais souvent toi-même que les étoiles réservent encore des millions de surprises aux humains, à leur science. Tu as fait ton travail, tout va bien. Un jour, Miage sera une planète peuplée et heureuse. Les gens te le devront… Je pense même parfois que nous pourrions demeurer ici. Tu peux te permettre de prendre ta liberté, maintenant, ne crois-tu pas ? »

Il la regarda et sourit :

« En effet. Je pense à cela… Mais Boum-Boum me tracasse. »

Ses yeux revinrent sur la campagne qui s’assombrissait. Des écharpes d’étoiles apparaissaient au ciel. Les lunes n’étaient pas encore levées, mais le phare d’or de Canope posait déjà des reflets sur les façades des bâtiments.

« Il y a quelque chose qui ne va pas, reprit Kellus. Et je ne suis pas seul à le sentir. Dozzi y a fait allusion, l’autre jour. On dirait… on dirait que Boum-Boum, les Araignées, les Frelons, les Taupes et les Aiguilles forment un groupe à part…

– Mais il y avait bien un exemple de cette situation sur Terre, non ? En Australie, les animaux étaient différents de tout ce que l’on pouvait rencontrer ailleurs. »

Il hocha la tête :

« Mais ils étaient étrangers. On l’a souvent prouvé. Et Boum-Boum est un étranger sur ce monde. Il n’est pas à sa place. J’en viens à me demander s’il est même… un animal. »

Natacha fronça les sourcils.

« Comment ? Tu veux dire qu’il pourrait être une machine ?

– Pas exactement une machine, non. Mais les Généticiens, sur Terre, ont fait des expériences troublantes, il y a plus de cent cinquante ans de cela. Ils avaient créé des androïdes qui se comportaient intelligemment et qui étaient insurpassables dans leur spécialité.

– Boum-Boum ? Un androïde ?

– C’est très possible. Nous avons commencé à travailler avec nos collègues des autres services.

– Et tu leur as parlé de cette hypothèse ?

– Pas encore… Mais je vais le faire demain. Nous serons plus libres, ensuite, pour continuer le travail. Le Plexus V de Boum-Boum fascine les biologistes, tu sais. On le retrouve, en plus simple, chez les Taupes et les Frelons. Pour les Aiguilles et les Araignées, c’est un peu différent…

– Je sais, dit doucement Natacha. Le Nœud en X, n’est-ce pas ? »

Il sourit :

« C’est vrai. Je te tiens au courant. »

Le lendemain soir, il était très excité.

« Personne ne m’a ri au nez, dit-il. C’est une victoire… Non seulement nous travaillons tous ensemble, mais les gars de l’électronique et de la chimie passent leur temps avec nous. Sais-tu ce que nous allons essayer de faire ? »

Elle secoua la tête, un peu effrayée par les yeux brillants de son mari.

« Un poste spécial, dit-il. Nous allons essayer de construire un appareil pour converser avec Boum-Boum.

– Ne crois-tu pas que vous allez trop loin ? Je veux dire : pensez-vous sérieusement que Boum-Boum est un être de race supérieure avec lequel on parle comme avec un homme ?

– Ce n’est pas exactement cela, mais presque. En fait, Gesraud, le chef de la biologie, pense que Boum-Boum est un… “androïde à contact”. C’est-à-dire qu’il doit répondre à certaines stimulations radio. »

Natacha haussa les épaules :

« Il semble prendre du plaisir à la musique douce, d’accord. Et il se met en colère si nous jacassons sur les ondes. Mais de là à dire… »

Vexé, Kellus ne répondit pas.

 

Deux jours après, il fit très chaud, mais « Berg et sa bande », comme disait Chafiro, n’y prêtèrent pas attention : ils avaient trouvé.

Arrivée

« Et il parle ? » dit le petit Carel.

Kellus se mit à rire et désigna Boum-Boum qui se tenait immobile au milieu de la prairie, entouré d’une bonne moitié du personnel de la Base.

« Disons qu’il chante, fit Kellus. L’ennui, c’est qu’il change souvent de longueur d’onde et qu’il faut beaucoup d’attention pour le suivre…

– Et qu’est-ce qu’il raconte ?

– Des histoires de bébé… Des choses sans grande importance. »

Ils s’avancèrent encore de quelques pas.

Le court printemps de Miage s’effaçait devant l’été. Des vols de mouches bleues striaient l’après-midi sous les rayons brûlants de Wize. Les Arbres-papillons tournaient au rouge flamme, et des bandes de poissons microscopiques jaillissaient dans la rivière, entre deux tourbillons.

« En vérité, dit Kellus à sa femme, nous ne comprenons pas encore très bien les discours de Boum-Boum. Mais nous sommes certains d’une chose : il sait que nous l’écoutons. C’est un androïde très intelligent. Si nous parvenons à nous faire comprendre de lui, ce sera un allié utile.

– Alors, il n’y a plus rien qui te tracasse ? »

Il la regarda et sourit, découvrant après des années et à des gouffres de distance des mondes du soleil, la femme éternelle et ses problèmes inchangés.

« Si, dit-il. Et cela est tout à fait normal. Je voudrais connaître ceux qui ont créé Boum-Boum et les Frelons, les Araignées-Danseuses et les Aiguilles… Je voudrais savoir s’ils ont disparu ou s’ils nous attendent quelque part. Mais surtout, j’aimerais connaître la fonction de Boum-Boum… »

Ils avaient atteint le cercle bavard des hommes et des femmes de la Base. Boum-Boum, immobile, pareil à une statue géante et caricaturale, dardait son bec rouge vers l’appareil complexe que Dozzi avait baptisé « Boum-Boumeur » deux jours auparavant.

« Berg, dit Chafiro avec un sourire radieux, vous serez le père de la future Miage. Je ne sais pas qui nous a laissé ce cadeau mais, un jour, ce satané volatile nous rendra des services.

– Justement, fit Kellus, j’en étais à me demander s’il avait été créé pour rendre des services… Ou pour autre chose.

– BOUM-BOUM ! » fit Boum-Boum, comme s’il avait compris ses paro­les.

 

L’été s’avança et l’herbe jaunit. La rivière devint un filet d’eau. Les Arbres-papillons se changèrent en tristes buissons. Dans le ciel presque blanc, Wize était une étincelle torride. Le Transmetteur réparé déversait du matériel de construction destiné à l’agrandissement de la Base. Les premiers « civils » étaient annoncés. Sur Mars, le nouveau gouvernement de la Confédération était pacifique et faible. Quelques mondes avaient réclamé leur indépendance, mais ce n’était encore qu’une timide tentative qui annonçait à peine le futur raz de marée.

 

« Voilà, dit Kellus en pénétrant dans le bureau de Chafiro.

– Voilà quoi ? »

L’ornithologue déposa un énorme volume à la couverture noire devant le Directeur.

« Le Dossier Boum-Boum au complet. C’est-à-dire celui des androïdes d’origine inconnue découverts sur Miage du système de Wize par les glorieux chercheurs de la Confédération des Quatre Provinces. »

Chafiro grommela, sourit, tapota sur le dossier et fit une grimace.

« Avec vous, Berg, je ne suis jamais certain que ce soit fini.

– Et vous avez raison… »

Kellus s’assit. Il avait les traits reposés et paraissait plus jeune, bien que les traces grises se fussent multipliées dans sa chevelure bouclée.

Chafiro soupira.

« Qu’avez-vous derrière la tête, Berg ? Vous voulez faire de votre autruche musicale un grand compositeur ou un candidat aux élections ?

– S’il y a ici un grand compositeur, c’est moi, dit Kellus. Et veuillez excuser mon immodestie. » Il sortit de sa vareuse une liasse de feuillets. « Ce dossier viendra à la suite de celui que je vous ai remis.

– Et le sujet ?

– Boum-Boum, toujours. Ou plutôt, le rôle de Boum-Boum. » Kellus croisa les mains et fixa le Directeur. « À votre avis, Chafiro, pour quelle raison aurait-on pu mettre au point un tel androïde ?

– Je l’ignore… Et vous avez tort de vous en préoccuper. Ceux qui ont créé Boum-Boum et ces affreux insectes étaient des étrangers, Berg, des êtres que nous ne connaîtrons sans doute jamais. » Chafiro se leva, contourna son bureau et vint poser une main fraternelle sur l’épaule de Kellus. « Croyez-moi, tout va très bien ainsi. Miage va être ouverte à la colonisation totale et Boum-Boum sera une curiosité, une attraction. J’ai d’ailleurs adressé à la Confédération un projet de drapeau où figure la silhouette de votre satanée autruche sur fond bleu pâle. »

Kellus sourit :

« Mais il FAUT que nous sachions ! dit-il. Il y a des ruines étranges sur certains mondes, et les archéologues extra-solaires cherchent à deviner quelle civilisation a pu les ériger. Sur Haine-Lune, dans le système de Vialle, on a découvert…

– Je sais ! Mais Boum-Boum est un androïde, ainsi que les Taupes et les autres fléaux… Il se reproduit et se comporte comme un être vivant, même s’il est une espèce de… de jouet. »

Kellus se dressa d’un bond.

« Qu’avez-vous dit ?

– Moi ? Que Boum-Boum n’avait aucune…

– Non. Vous avez dit qu’il était un jouet, une espèce de jouet.

– Grand Dieu, Berg, vous n’allez pas… »

Mais Kellus était déjà dans la cour.

*

Le « Boum-Boumeur » était prêt et Kellus plaça la bande devant l’œil de lecture. Puis il se redressa et tendit le doigt :

« Cela représente quelques nuits de travail, ma femme pourra vous le certifier. Je ne dis pas cela pour me mettre en valeur, mais afin que chacun comprenne bien qu’il s’agit d’une expérience sérieuse. Sur cette bande, j’ai enregistré une composition musicale. Je n’ai jamais été un artiste et les règles fondamentales de la musique m’ont toujours échappé. Mais j’ai utilisé toutes les connaissances que nous avons amassées sur l’oiseau Boum-Boum durant ces derniers mois. » Il leva la tête vers le grand volatile. Les yeux à facettes reflétaient le soleil et le long cou se balançait doucement au-dessus de l’assistance. « En fait, la musique que nous allons émettre est une synthèse de divers morceaux qui sont connus pour affecter Boum-Boum de façon très sensible. Cela ne ressemble à rien de connu, pourtant, et justement, cette musique évoque peut-être le langage que devaient employer ceux qui ont créé Boum-Boum et les autres androïdes. »

Il se tut et Warkov fit démarrer la bande tandis que Dozzi et un technicien-radio s’occupaient du poste.

Une étonnante musique s’éleva alors. Le rythme en était assez alerte, rapide. Les notes couraient avec d’étranges altérations, des interruptions et des montées inattendues. Ce n’était pas particulièrement agréable, mais, quand même, des images se formaient. On pouvait songer à une course extraordinaire, à une charge guerrière.

Et, de fait, l’oiseau Boum-Boum parut s’éveiller. L’assistance s’écarta prudemment. Les deux grandes pattes étaient prises de tremblements convulsifs. Chafiro regarda Kellus avec inquiétude. Mais l’ornithologue eut un sourire rassurant.

Boum-Boum, soudain, se mit à courir de long en large. Il suivait le rythme de la musique à sa façon et, pendant plusieurs minutes, il sillonna la prairie en long et en large, lançant ses pattes comme des ressorts, pointant son bec rouge en avant comme un javelot. Ses pseudo-plumes étaient immobiles, tout à coup, repliées en arrière.

Le rythme de la musique s’accéléra alors et Boum-Boum démarra. Fantastique machine vivante, il atteignit l’extrémité de la prairie en un instant et disparut entre les collines dans un jaillissement de feuilles sèches.

« Et voilà, dit joyeusement Kellus. Il est parti… »

Tous les regards étaient fixés sur lui, maintenant.

« Rassurez-vous, reprit-il, il reviendra. Il nous manquerait trop. Mais je crois que nous avons à peu près réussi. Cette musique le met en marche, littéralement.

– En marche ? dit Chafiro. Dites plutôt qu’il court comme s’il avait le feu aux plumes.

– C’est cela même. » Kellus s’assit sur le bâti du « Boum-Boumeur ». « Je me suis longtemps demandé quel était le rôle de Boum-Boum, ce que ses… disons ses constructeurs, attendaient de lui. J’ai étudié sa morphologie, encore et encore, et je me suis dit qu’avec de telles pattes…

– Un coureur ? dit Chafiro. Un oiseau-coureur… »

Kellus inclina la tête :

« Cette race inconnue devait être très puissante pour créer un androïde aussi intelligent que Boum-Boum, car il est intelligent, à seule fin d’en faire un animal de course… »

À cet instant, Boum-Boum reparut au loin et se rapprocha, laissant un sillage de poussière blanche derrière lui. Il franchit la rivière, passa comme une flèche devant l’assistance éberluée et s’éloigna de nouveau, ses pattes fouettant le sol comme deux bielles prodigieuses.

« Fantastique », dit Chafiro. Il s’approcha de Kellus, sourit et dit : « Mais quand même… quel peut être le rôle des autres ? Les Frelons-Rouges, les Araignées et… »

Kellus leva les mains au ciel.

« Ça, dit-il, c’est le rôle de mes collègues des autres spécialités. Vous savez bien que j’ai horreur de soulever des problèmes, Chafiro. »

 

L’automne approchait quand le Transmetteur se mit à déverser des cohortes de civils, candidats pionniers pour Miage, qui ouvraient des yeux surpris en entendant chantonner tout autour d’eux des techniciens très sérieux.

« Ils sont tous fous, ici, dit une grosse femme qui avait l’accent rauque des gens de Vénus. Ou alors, ils ont des mœurs bizarres… »

Chafiro et Kellus contemplaient l’invasion pacifique et bruyante depuis la terrasse d’une des nouvelles tours.

« Un jour, dit Chafiro, vous serez considéré comme le père de Miage quand ce monde sera devenu indépendant, car c’est le destin de tous les mondes. Vous serez l’homme qui a percé le secret de l’oiseau Boum-Boum et des androïdes fossiles…

– C’est possible, dit tranquillement Kellus, à moins que je ne reste comme le compositeur génial de La Course de l’oiseau Boum-Boum, morceau musical pour instruments multiples et divers en six parties : Canter, Départ, Premier virage, Ligne droite, Second virage et Arrivée… »

À cette même seconde, l’oiseau Boum-Boum passa au large de la Base à une vitesse prodigieuse et lança un retentissant : BOUM-BOUM ! d’orgueil.

Haut de page