Hommage à Jacques Mucchielli

Humeurs |

En novembre 2011, Jacques Mucchielli nous a quitté de manière tragique. À l'occasion des dix ans du décès de cet écrivain des plus prometteurs et de la publication de Spam, ouvrage rassemblant dix nouvelles et les fragments d'un roman, le blog Bifrost vous propose un hommage par celles et ceux qui l'ont plus (ou moins) connu, à commencer par son compère, Léo Henry.

Stéphane BeauvergerÉcrivain et scénariste de jeux vidéos

Jacques est mort le 26 novembre 2011. C’était il y a longtemps. C’était il y a dix ans. Il est mort des suites d’un terrible accident survenu le jour de son arrivée dans mon équipe à Dontnod, là où je bosse. Il venait en renfort m’aider à travailler sur le jeu vidéo Remember Me. À sa sortie, le jeu a été dédié à sa mémoire. C’était il y a dix ans, et on ne s’en rappelle pas trop dans cette entreprise. Sans doute, surtout, parce qu’ils ne sont plus si nombreux, les « anciens » qui étaient là ce jour-là. Avec le temps, cet événement est devenu une « légende urbaine », de la bouche même des plus jeunes salariés, qui n’en ont entendu parler que comme une histoire. Le matin de son embauche, Jacques s’est étouffé avec un croissant. Il a perdu connaissance dans les locaux et ne s’est plus réveillé. C’est con, hein ? Ouais, c’est con. Autour des bières, avec ses potes, on réussissait même à en plaisanter, façon humour très noir, pour pas trop chialer. « Faut pas donner des croissants aux pauvres, ils se jettent dessus et ils s’étouffent avec. » C’est con, hein ? Ouais, c’est con.

Avec Jacques, on causait politique. Radicale. Et écriture. Et luttes. C’était un garçon d’une gentillesse, d’une intelligence, d’une clarté… Un garçon doué pour la vie. Il me fascinait. Il me manque. Les conversations qu’on n’a pas eues me manquent. C’est con, hein ? Ouais, c’est con. On aurait tellement de sujets à discuter, par les temps qui courent, sur la politique, les luttes, et l’écriture. Radicales. Salut camarade !

 

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Ketty StewardÉcrivaine, nouvelliste, poétesse, séancière

Yama Coma Terminus

Je me souviens de cet endroit,
Un hôpital près d’une gare,
De ces terminaux d’où l’on part.
Tu attendais ton tour, je crois.

J’y suis entrée, traînant le pas.
Une visite égoïste, pour voir,
Hantée par tant de mots sans voix.
« C’est Jacques, il est dans le coma. »

Ça sonnait comme un point-virgule,
Comme une formule qui capitule.
Que faire des gestes suspendues ?
Quid des récits irrésolus ?

Je te connaissais vent debout,
Je découvrais un corps à bout,
Une carcasse maintenue,
Des yeux qui ne souriraient plus.

« Il n’est pas là, il n’est plus là. »
Je l’ai pensé. Surtout pour moi.
« C’est mort, il ne reviendra pas »
C’est faux, bien sûr, tes mots sont là.

 

Des Claques

« L’obstruction des voies aériennes est la gêne ou l’empêchement brutal des mouvements de l’air entre l’extérieur et les poumons. »

 

Je me forme au secourisme et je n’entends que d’une oreille.
L’autre est connectée au yoyo de mon cerveau qui se demande :
« Ont-ils bien fait tout ce qu’il faut ? Était-ce vraiment inévitable ? »

«  L’obstruction est dite totale lorsque la respiration n’est plus efficace, voire impossible.  »

Est-ce que les autres pensent à quelqu’un ?
Est-ce qu’ils essaient tous, eux aussi, de réparer un bout du temps,
un drame qu’ils n’ont pu empêcher ?
Je me secoue, je me concentre, on n’est pas là pour rêvasser.

« La victime garde la bouche ouverte ; elle s’agite, devient rapidement bleue puis perd connaissance. »

Ce n’est pas juste, n’est-ce pas ?
Comme une chanson tellement fausse.
Fausse route mortelle, grinçante.
Jacques et moi, on chantait parfois, des chansons nulles, de la variette.
Pour les vrais geeks, c’est sacrilège, mais à Jacques on ne pouvait rien dire.
Les grands artistes font ce qu’ils veulent.
Un jour, je serai ça, aussi.

« La victime ne peut parler, crier, tousser ou émettre aucun son ; »

Je suis devenue formatrice. Un an après.
Et maintenant, c’est moi qui dis.
Je parle de lui.
Jacques, à chaque formation.
Pour dire que ce n’est pas un jeu.
Pour dire que parfois on essaie, on fait de son mieux et ça ne marche pas.
Les gens m’écoutent, ils sont sérieux.
Mais Jacques, il riait, promis.

« L’obstruction se produit le plus souvent lorsque la personne est en train de manger ou, s’il s’agit d’un enfant, de jouer avec un objet qu’il a mis à la bouche. »

Je fabrique des superhéros de 14 ans, de 34 ans.
J’avais un an de plus que Jacques. J’en ai 11 maintenant.
Il m’a fallu un peu de temps pour oser manger des croissants.
Il m’en a fallu un peu plus pour cesser, en les croquant, de m’en méfier systématiquement.

« En présence d’une victime présentant une obstruction totale, donner des claques dans le dos ; réaliser des compressions en cas d’inefficacité des claques dans le dos. »

Allez, depuis le temps, c’est mort !
J’ai donné des claques, plein.
D’impuissance et d’espoirs vains.
Des claques pour remonter le temps.
Des claques à buter les croissants.
De vraies claques à des bébés mannequins,
de fausses claques à des collègues, à des élèves,
qui à leur tour en donneront partout, des claques.
Suffi, les claques, maintenant, l’heure est venue des compressions.
Laissons filer ce qui n’est plus.
Aimons nos amis disparus.
Rions de les avoir connus.
Serrons dans nos bras ceux qui restent.

 

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Xavier VernetLibrairie Scylla / Dystopia Workshop

La première fois que j’ai rencontré Jacques Mucchielli, j’ai surtout vu son cul.

Explications :

C’était à la librairie Scylla, en 2008, il accompagnait Léo Henry dont j’avais fait la connaissance début des années 2000 lors de sa participation à un concours de nouvelles organisé par ActuSF. Léo nous avait fait forte impression : non seulement il était sur le podium, mais, en plus, il était venu tout spécialement de Strasbourg pour la soirée de remise des prix. Pas étonnant donc qu’il soit publié quelques années plus tard (avec Jacques qui, après un rapide bonjour, était debout sur le tabouret de l’entrée de la librairie à la recherche de livres de Thomas Disch qu’il n’avait pas déjà). Le recueil en question allait paraître chez L’Altiplano, un éditeur que je ne connaissais pas.

Comme Dick n’est pas loin de Disch, Jacques a prolongé sa recherche — toujours juché sur son tabouret, nous tournant consciencieusement le dos — pendant que Léo me parlait de ce projet à paraître en juin 2008 : un ensemble de 21 nouvelles situées dans une ville imaginaire au nom imprononçable, Yirminadingrad.

La participation de Jacques à la conversation, du haut de son perchoir, s’est réduite au strict minimum, mais tout attisait ma curiosité dans ce que Léo me dévoilait du recueil : les nouvelles non signées de l’un ou de l’autre, les contraintes narratives, leurs influences et cette collaboration débutée dans le jeu de rôle qui s’était poursuivie pendant que Léo vivait au Brésil… Bref, j’étais hypé.

La discussion se terminant, Jacques est enfin descendu de son perchoir avec quelques poches de plus pour sa bibliothèque et notre échange de cette journée s’est résumé à « Ça fait combien ? – Ça fait tant. – Merci. – À la prochaine. »

Tous deux promettent en partant de revenir me donner un exemplaire de Yama Loka terminus dès qu’il serait livré par l’imprimeur.

Voilà comment j’ai plus vu le cul que la tête de Jacques lors de notre première rencontre.

La suite est un peu plus connue, du moins des habitué(e)s de Scylla : la lecture du recueil m’enthousiasme, c’est peu de le dire. On cale très vite une séance de dédicace, pour le lancement il me semble, et le livre rencontre très vite son public. En quelques mois, Yama Loka terminus franchit le cap des 100 exemplaires vendus en Scylla.

Léo habitant toujours à Strasbourg, c’est Jacques que j’ai revu plus régulièrement après l’été 2008. Scylla est devenue un lieu qu’il fréquentait avec une assiduité certaine, où il aimait traîner, parler des heures en terrasse avec les autres habitués et acheter quelques livres de plus. Je voyais un peu moins son cul, mais, Dick et Disch étant toujours au même emplacement, nous ne nous étions pas totalement perdus de vue.

2009 a marqué une nouvelle étape dans notre relation. En deux ans, Jacques était devenu un ami ainsi qu’un des piliers de la librairie. Quand Dystopia a été créée, c’était pour publier de la nouvelle, des œuvres et des projets qui ne pouvaient pas ou difficilement être publiés par l’édition traditionnelle. Naturellement, nous leur avons demandé si ça les intéressait d’écrire à nouveau ensemble.

La réponse est venue immédiatement et sous conditions : « oui » (cool !), « mais on en a probablement terminé avec Yirminadingrad » (pas grave, ce qui nous intéresse, c’est le travail de fusion de vos deux écritures/personnes/univers), et « si on produit quelque chose que vous voulez publier, on veut que ce soit Stéphane Perger qui fasse la couv’ » (on n’osait même pas vous le demander, il peut même faire des dessins pour l’intérieur si ça le tente).

Et là, tout s’emballe : quelques semaines après le leur avoir proposé, nous recevons deux premiers textes. Le mois suivant, même jour, le 5, deux de plus. Le mois d’après, toujours le 5 : encore deux. À chaque fois, bien entendu, un écrit par Léo et un par Jacques, du moins, envoyés depuis leurs boîtes respectives ; ce qui s’est passé avant, personne ne le sait vraiment…

Un septième et dernier texte nous arrive un mois plus tard « pour compléter  ». En moins de cinq mois, Bara Yogoï – Sept autres lieux était écrit.

Je me souviens parfaitement de Jacques les jours précédant la deadline mensuelle qu’ils s’étaient imposée. Je lui demandais toujours si on allait bien avoir la livraison le jour J. Invariablement, il me répondait, les index sur les tempes : « C’est pas encore écrit, mais Tout. Est. Dans. Ma. Tête », en accentuant comme il savait si bien le faire le début de chaque mot important. Et après une nuit tout aussi invariablement blanche, nous recevions bien sa nouvelle, comme celle de Léo.

Les sept dessins ainsi que la couverture de Stéphane ont fini de concrétiser le projet et le livre est paru – tiré à 200 exemplaires – en juin 2010, soit deux ans après Yama Loka terminus.

Dystopia doit beaucoup à Léo et Jacques. Ils ont participé à sa création, validé son mode de fonctionnement associatif, ses principes de base même, comme l’absence de texte en 4e de couverture, la production réduite à deux titres par an, le choix d’une autodiffusion et autodistribution (parier avec nous qu’un livre pouvait vivre et toucher son public avec cinquante libraires intéressés plutôt qu’essayer en vain d’être présent dans dix fois plus de points de vente)…

Écrire ce texte fait ressurgir beaucoup de souvenirs. Tous sont bons, excepté le dernier.

Les bons, dans le désordre, comme ils sont venus :

Le « Bydoum » tout d’abord. Cette interjection qui marque la joie ou la réussite que j’emploie couramment vient de Jacques et de ses potes, Thomas et Nico. J’en ai entendu parler pour la première fois en terrasse, devant Scylla.
Au départ, c’est une unité de mesure d’alcool : « Je t’en resserre un ? — Allez ! Bydoum ! »
Cette unité de mesure peut bien entendu être fractionnée : « Allez, Bydoum  ? – Juste un demi, steuple, là faut vraiment que j’y aille. » Le quart et le tiers de Bydoum n’ont, quant à eux, jamais été employés à ma connaissance. En revanche, le Bydoum s’est vite imposé dans le vocabulaire des habitués de la librairie, et par glissement sémantique est devenu ce qu’il est aujourd’hui.

Un jour, je reçois un SMS de Jacques. Juste une lettre : G. Quelques minutes plus tard : P. Enfin, après quelques heures d’attente : I. Il m’annonçait, ravi, le Grand Prix de l’Imaginaire que Léo venait de recevoir pour sa nouvelle «  Les trois livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais ».

Jacques aimait les livres sans pour autant sacraliser l’objet. Vous auriez dû voir la mine horrifiée de plusieurs habitués de Scylla lors de la soirée Borges organisée pour sa réédition à la Pléiade : Jacques avait acheté le tome 2 qui lui manquait et il venait de lui échapper des mains. Il l’a fait ostensiblement tomber à plusieurs reprises avec un grand sourire pour bien montrer qu’à ses yeux, l’important c’est le texte, pas le support.

Quelques semaines après la fin de rédaction de Tadjélé – Récits d’exil : « Xavier ! J’ai une Idée ! On va faire un quatrième recueil Yirminadingrad ! et on n’écrira rien ! On sera juste anthologiste avec Léo. Et on enverra des dessins du Perger aux autres pour qu’ils écrivent à partir de ça, c’est teeeellement bien comme contrainte. »

Et le jour où Jacques entre dans la librairie en me disant que des musiciens de Strasbourg voulaient faire une adaptation du cycle. « Yirminadingrad – the musical », il était hilare, et le résultat – Des gens vivaient ici – époustouflant.

Tout ça me fait encore rire. Et je peine vraiment à réaliser que Jacques n’a traversé ma vie que trois petites années.

Mais Jacques, c’était aussi un profond désespoir et une pudeur butée. Il est extrêmement probable qu’il ait été atteint d’une maladie neurodégénérative : l’ataxie cérébelleuse, dont sa mère était morte quelques années plus tôt. Il n’en parlait pas. Avait, avec son frère, décidé de ne pas faire le test. Ce désespoir a bien évidemment irrigué ce qu’il écrivait.

Ces nouvelles ont été au moins deux fois prophétiques : la mort d’un frère dans « Playlist\shuffle » qui ouvre Bara Yogoï, et la séparation de siamois écrivains dans « Treize roses rouges dans une sculpture de verre et de lumière » in Tadjélé – Récits d’exil, qui se termine ainsi juste avant qu’ils n’entrent en salle d’opération :

« Tu te souviens, quand nous avons écrit notre premier roman ? Je me dis que, depuis toujours, nous n’avons jamais parlé que de la même chose : la guerre civile comme métaphore de notre angoisse d’être séparés à mort. Je… Tu as entendu ?
– Oui… Tu penses qu’ils vont faire ça proprement ?
– Ça m’étonnerait.

– Tu as peur ?
– Non, et toi ?
– Je ne sais pas. »

La dernière fois que j’ai vu Jacques, c’était devant la porte de Scylla, à la fermeture. C’était le samedi juste avant la toute première édition des Dystopiales. On se disait à quel point ça allait être chouette d’avoir autant d’auteurs et d’autrices qu’on appréciait au même endroit : Lisa Tuttle pour sa première rencontre en France accompagnée de Mélanie Fazi, et Ian McDonald, et Lucius Shepard accompagné de Jean-Daniel Brèque et Nicolas Fructus et le lancement du troisième titre de Dystopia : L’Apocalypse des homards de Jean-Marc Agrati… Bref, on s’en faisait une joie.

La dernière phrase que Jacques m’a dite en sortant de la librairie : « Oh oui, ça va être bien. »
Vous vous en doutez, ça a été une des journées les plus éprouvantes de ma vie. Il a fallu expliquer à tous celles et ceux qui s’inquiétaient de son absence que c’était grave, que Jacques était dans le coma et que plus les jours passaient, plus ses chances de survie diminuaient. Et répéter, répéter ça des dizaines de fois…

La perte de Jacques a été triple. J’ai perdu, comme beaucoup, un ami. Scylla a perdu un de ses piliers. La littérature, quant à elle, a perdu un auteur plus que prometteur avec qui Dystopia avait à peine commencé un bout de chemin. Ça fait dix ans, ça fait toujours mal.

 

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Erwann PerchocNuméro un et demi des éditions du Bélial’

De mémoire, Léo, je n’ai rencontré Jacques qu’une seule fois. C’était aux Utopiales 2010 : Jacques et toi étiez tous les deux invités au festival, sûrement en lien avec la parution récente de Bara Yogoï. Lors d’une séance de dédicace, vous m’avez signé un exemplaire de Yama Loka Terminus. Vous étiez tous les deux très souriants, vous faisiez plein de blagues, et moi j’étais super impressionné – c’était la deuxième fois que je venais aux Utopiales, la première fois en tant que professionnel, et j’avais tout à découvrir. Je garde un excellent souvenir de ce bref moment.

Je me souviens surtout de toi, Léo, lors d’une soirée à la librairie Charybde ; ça devait être le lendemain du décès de Jacques, ou peut-être le jour même : en tous cas je l’ignorais encore, mais on sentait que quelque chose n’allait pas de ton côté. Quand j’ai su pourquoi, ça m’a fichu un coup inattendu au moral.

Parfois, j’apprends le décès d’une personne que je connaissais à peine ; ça devrait me laisser froid et pourtant j’en ressens une tristesse que je ne m’explique guère. Peut-être l’impression d’un potentiel gâché. D’une certaine façon, cela me fait penser aux Utopistes dans «  Terra Ignota » d’Ada Palmer : quand l’un d’entre eux meurt, les manteaux de tous les autres membres de la Ruche affichent un brouillard de parasites pendant un temps variable, autant de secondes qu’il restait au défunt d’années d’espérance de vie.

Pour Jacques, j'imagine que ce brouillard aurait subsisté longtemps.

 

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Léo HenryCelui qui reste

Dans Les Oiseaux de passage,
le film de Ciro Guerra et Cristina Gallego,
il y a une très belle scène d'exhumation rituelle.
Ça se passe en Colombie, à la frontière avec le Venezuela.
sur une péninsule de sable qui s'enfonce dans la mer des Caraïbes,
C'est là que vivent les Wayuu, ou Guajiros.

 

« Dans la tradition de ce groupe amérindien, le rituel funéraire est réalisé en deux temps et sur deux espaces. Un premier enterrement a lieu dans un cimetière proche de l’ancien lieu de vie du défunt. Puis une dizaine d’années plus tard, les Guajiros procèdent à l’exhumation des restes du corps dans le but de les transférer dans un cimetière du matriclan au sein du territoire ancestral de la Guajira. »

 

Ce qui me reste de cette scène c'est
des mains de femmes
qui manipulent les morceaux éclatés
d'une dépouille mortuaire,
la délicatesse de leurs gestes
dédoublés par les chiffons colorés :
essuyer,
caresser,
polir
des os jaune sombre,
les passer de main en main,
depuis le cercueil pourri
jusqu'à la boîte des secondes funérailles
et puis,
comme un fil pour unir les paumes vivantes
et les fragment du squelette,
une chanson.

 

(Quand on m'a demandé quelle pouvait être cette chanson,
j'ai tout de suite pensé à Amigo, mi amigo, même si bien évidemment
ce n'est pas celle qu'on entend dans le film.)

 

Je trouve ça beau,
de déterrer les morts.

 

En ce moment, j'ai besoin de plus que des mots
et ce contact-là me manque,
et savoir qu'il a lieu quelque part,
que dans certaines cultures on trouve ça normal
on trouve ça important de toucher ce qui demeure de ce qui a été perdu,
ça me rassure.

 

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Ce qui se produit lorsqu'une personne meurt
– personne ne me l'avait dit –
c'est que l'histoire qui la constituait éclate.
Le récit cesse d'être univoque.
Le défunt se difracte.
Chacun en a une version
et il n'est plus possible de les relier entre elles.
Ce qui tenait tout ensemble n'existe plus.

 

Il n'y a pas de récit au-delà de la mort.

Et ça me va bien.

 

Je peux me contenter de fragments.

 

J'aimerais juste
pouvoir les toucher.

 

Je suis fatigué du langage.

 

« C'est un grand mystère, dit Rosalía, qu'on ne puisse pas parler et pleurer en même temps. Avec le chant c'est possible. On peut pleurer en chantant. »

 

La semaine dernière, j'ai écrit un texte pour cette nouvelle par email.
Ou plutôt : la semaine dernière, j'ai écrit le texte que je devais écrire
pour les dix ans de la mort de Jacques.
J'ai su en le faisant que ce n'était pas un texte
que je pourrais montrer à qui que ce soit
qu'il ne pourrait avoir aucune lectrice, aucun lecteur.
C’est la première fois que je fais ça,
et c'est très facile,
et je crois que c'est un bon texte.
C’est la première fois que j'écris quelque chose
qui ne peut être pour personne.

Quand Jacques est mort, absurdement, j'ai pensé :
quel dommage, il était tellement doué à vivre.
Je dis absurdement, parce qu'évidemment, on en est tous un peu là.
On est rôdés à l'exercice.
Vivre, on sait faire.

 

Alors, peut-être que plus que doué à vivre,
Jacques était doué à dire.

 

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C'est un paradoxe :
Jacques était notoirement pudique,
secret,
segmenté,
compartimenté,
si bien que quand il est mort,
plus que d'autres sans doute,
il est devenu cette galaxie de Jacques,
tous ces Jacques-pour-les-autres,
toutes ces versions,
tous ces fragments.
Il avait cependant un usage du langage très précis,
un usage vivant :
il disait des choses qui importent.

 

Jacques était un parleur.

 

« Il convient de respecter la coutume ancestrale : « Shüpüshe wayuu tü kasakaa ananü kottiraainjatü » : « les restes de la famille doivent être ensemble ». Ce deuxième enterrement est un moyen de réaffirmer leurs origines et leur culture. Il permet également, au travers de la mort, de renforcer le sentiment d’appartenance à un même groupe social. Les femmes jouent un rôle important dans ce rituel. »

 

Je viens de passer ces dernières semaines à fabriquer un livre
avec les copines, avec les copains,
à bricoler et à orner un recueil des nouvelles de Jacques
afin de faire entendre
- c'est comme ça qu'on la pitché -
sa voix d'écrivain.
Les fichiers partent à l'impression tandis que j'écris ça
et, si je sais que ça importe,
si je suis heureux qu'on l'ait fait parce que c'était la chose à faire,
je me dis aussi que ce n'est pas ce qui me manque,
sa voix d'écrivain.
Ce qui me manque,
c'est sa voix tout court.

 

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Les restes de Jacques
sont une urne de cendres,
prise dans la tombe
qu’il partage avec son frère Simon,
dans un joli petit cimetière
au bout du village de son père,
en Corse.
Il y a un médaillon ovale dans le marbre gris
avec une photo plutôt moche de lui,
et puis les montagnes
et puis le ciel.
C'est un très bel endroit où être,
où demeurer en compagnie de son frère.
Sa mère, elle, a été enterrée à Ivry,
juste de l'autre côté du périph
le long duquel ils vivaient tous les trois,
Elisabeth, Simon et Jacques.

 

Je ne sais pas trop quoi faire
de ces petits os imaginaires que je sors de la boîte
afin de les essuyer dans mon tissu coloré.
Je n'ai pas de rituel,
je n'ai pas de chanson.
Je n'ai convié personne avec moi
pour m'accompagner dans cette cérémonie.
Alors je me contente de frotter les fragments
et puis je les remets à leur place,
les uns après les autres.

 

En ce moment,
je prends les amis dans mes bras,
celles et ceux qui me laissent faire,
qui ne trouvent pas ça trop étrange :
on n'est pas bien habitués.

 

J'essaie, je crois, de retenir quelque chose.
J'essaie de comprendre quelque chose autrement.

 

Dix ans, pour un mort,
ce n'est vraiment pas beaucoup.

 

C'est nous que ça affecte.

 

Maheva a écrit, l'année de ses quarante ans :

 

« Novembre est terminé, on continuera de faire le gros dos.
On ne parle pas beaucoup de toi. On t'aime, toujours. »

 

Ceci, je le reprends de sa main,
à gestes prudents,
je l'essuie délicatement dans un grand chiffon bleu,
et le réchauffe contre ma peau nue un temps,
avant de le passer à ma voisine.

 

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Le chant se poursuit.

 

Nous on t'aime,
toujours.

 

 

Les collages photos viennent de la série Moins de toi de Caroline Vaillant.
Texte publié originellement dans les Nouvelles par email de Léo Henry.

 

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Pour aller plus loin : un article de Locus de mai 2011, évoquant (avec quelques libertés dans l'écriture des noms) Jacques Mucchielli, Léo Henry, la science-fiction francophone et la bit-lit.

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